Ministre de l’Économie, 20 novembre 2002, n° ECOC0300458Y
MINISTRE DE L’ÉCONOMIE
Lettre
PARTIES
Demandeur :
MINISTRE DE L'ECONOMIE
Défendeur :
Président-directeur général de la société AGIP Française SA
MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE
Monsieur le président,
Par dépôt d'un dossier dont il a été accusé réception le 17 octobre 2002, vous avez notifié l'acquisition de vingt stations-service dans l'est de la France par la société anonyme AGIP Française SA (ci-après " AGIP ") auprès de la société Sorala. Cette acquisition a été formalisée par un protocole d'accord signé le 4 octobre 2002.
I. - Les parties et l'opération
Sorala, société en commandite par actions et filiale de BP France, est propriétaire d'un réseau de stations-service. En accord avec la stratégie du groupe BP, Sorala a décidé de céder son réseau Est. Il est constitué de vingt stations-service réparties entre six départements. Ce réseau se distingue en un réseau officiel, ou CODO (Company Owns, Dealer Operates), et un réseau organique, ou DODO (Dealer Owns, Dealer Operates).
Les CODO correspondent à l'ensemble des points de vente dont les groupes pétroliers sont propriétaires ou locataires des fonds de commerce. Les points de vente sont exploités par des locataires gérants mandataires de la compagnie dans le cadre d'un contrat généralement conclu pour une période déterminée de trois ans.
Les DODO sont l'ensemble des points de vente dont les fonds de commerce appartiennent à des tiers et pour lesquels les groupes pétroliers ont une relation contractuelle directe avec ces partenaires comprenant l'exclusivité du ravitaillement en carburants. Les clients peuvent être soit mandataires de la compagnie pétrolière pour la vente des carburants, soit acheteurs fermes.
Le réseau Est de Sorala, objet de l'acquisition, se décompose en quatorze CODO et six DODO. Au regard du contrat de location-gérance type qui lie Sorala aux exploitants CODO et des contrats de commissionnaire ou de distributeur agréé qui la lient aux DODO, il apparaît que seule la vente de carburants est faite pour le compte direct du pétrolier. Les rapports entre le pétrolier et l'exploitant de la station-service pour ce qui est des autres produits (lubrifiants, accessoires...) sont des rapports de fournisseur à client ; l'exploitant est libre de fixer les conditions de vente de ces marchandises, notamment leur prix. Le contrôle du pétrolier sur le locataire-gérant ou sur le commissionnaire porte uniquement sur l'activité de vente de carburants. Au cas d'espèce, il convient donc de ne s'attacher qu'au seul chiffre d'affaires réalisé par la vente des carburants.
Sur l'exercice 2001, le réseau Est de Sorala composé des vingt stations-service objets de la cession a réalisé un chiffre d'affaires vente de carburants d'environ 58 millions d'euros.
AGIP, filiale du groupe ENI, a une activité qui porte essentiellement sur la distribution en France de carburants et lubrifiants et exploite un réseau de 162 stations-service comprenant 31 stations autoroutières et 131 stations du réseau traditionnel.
AGIP a réalisé en France un chiffre d'affaires d'environ 245 millions d'euros en 2001. Le Groupe ENI, pétrolier italien, a réalisé un chiffre d'affaires consolidé mondial d'environ 49 milliards d'euros en 2001.
En vertu de l'accord précité, et au regard des seuils en chiffre d'affaires fixés par l'article L. 430-2 du Code de commerce, l'opération constitue une opération de concentration, elle n'est pas de dimension communautaire et relève des dispositions des articles L. 430-3 et suivants du Code de commerce relatives à la concentration économique.
II. - Définition des marchés
Les parties à l'opération estiment que le marché concerné est le seul marché de la vente au détail de carburants par stations-service sur et hors autoroute. A l'appui de cette délimitation de marché de produits proposée, les parties font valoir plusieurs arguments.
Selon elles, il n'est pas pertinent de segmenter le marché de la vente au détail de carburants en autant de types de carburants vendus. Les ventes de carburants comprennent les ventes aux automobilistes d'essence ARS (1), d'essence sans plomb, de gazole et de GPL. Les parties font valoir que, si du côté de la demande les différents types de carburant ne sont pas substituables en raison des caractéristiques techniques des véhicules utilisés, l'ensemble des carburants est disponible dans un seul et même point de vente.
Elles considèrent de plus qu'il n'y a pas lieu de distinguer les stations-service selon qu'elles sont situées sur une autoroute à péage ou hors réseau autoroutier. Elles se fondent alors sur le fait que l'autonomie des véhicules permet aux automobilistes empruntant le réseau autoroutier de s'approvisionner hors autoroutes puisque des entrées et des sorties ponctuent le réseau tous les 30 kilomètres en moyenne. Elles arguent à l'appui de cette démonstration de l'existence de panneaux d'information à proximité des sorties d'autoroute sur les prix de vente de carburants pratiqués par les stations-service implantées hors du réseau autoroutier.
Il convient cependant de préciser que, si la Commission européenne a admis qu'il n'y avait pas lieu de distinguer en autant de marchés les différents carburants à usage des automobilistes, elle a en revanche à plusieurs reprises (2) démontré une absence de substitution entre les stations-service autoroutières et les stations-service hors réseau autoroutier. Elle considère en effet que la clientèle sur autoroute est captive. Elle a de plus mis en exergue que les prix des carburants sur autoroutes sont structurellement plus élevés et évoluant de manière différente par rapport à ceux pratiqués hors autoroutes. En conclusion, une segmentation doit être opérée entre les stations-service situées sur autoroutes à péage et celles situées dans les agglomérations ou le long des routes franches.
Les vingt stations-service composant le réseau Est de Sorala, objet de l'acquisition par AGIP, sont toutes situées en agglomération ou sur des routes franches. Le marché de produit retenu pour l'examen de la concentration présente est donc le marché de la vente au détail de carburants par stations-service hors autoroutes.
Pour ce qui est des activités annexes à la vente de carburants (vente de lubrifiants, d'accessoires...), il est utile de rappeler que le contrat qui lie la société pétrolière à la société exploitant la station oblige cette dernière à vendre exclusivement les lubrifiants, ainsi que certains accessoires, à la marque du pétrolier. Mais, compte tenu du caractère marginal des volumes ainsi vendus, de la présence d'opérateurs spécialisés et des GMS, la définition de ces marchés peut être laissée ouverte dans la mesure où, quelle que soit la délimitation de marché retenue, la présente opération n'y aura qu'un impact marginal.
Quant à la dimension géographique du marché de la vente au détail de carburants par stations-service hors autoroutes, il est défini par les parties comme un marché local. Elles considèrent que le marché géographique de la vente de carburants est délimité par référence à la demande, constituée par les automobilistes qui se " ravitaillent " dans les stations-service se situant à proximité de leurs lieux de vie et de leurs centres d'activités. Cette analyse a d'ores et déjà été validée lors de précédentes décisions par la Commission européenne. Dans sa décision n° COMP/M 1464 Total/Petrofina, la Commission précise en outre que " les zones de chalandise des stations-service peuvent se recouper du point de vue de la demande et ce phénomène d'interpénétration peut produire des effets sur l'homogénéité des conditions de concurrence ". Ainsi, le caractère interséquent de zones de chalandise des stations-service en milieu urbain pourrait donc autoriser une délimitation d'une zone homogène de concurrence superposée à la délimitation de l'agglomération.
Par ailleurs, les conditions de concurrence peuvent être asymétriques en fonction de l'implantation des points de vente : ainsi, certaines stations-service situées en milieu rural peuvent être soumises à la concurrence de stations implantées dans une agglomération, les habitants de ces communes rurales ayant de multiples raisons de se rendre dans l'agglomération voisine pour leurs activités professionnelles ou compte tenu de l'attractivité du tissu commercial de l'agglomération. L'inverse ne sera cependant pas nécessairement toujours vrai : une station implantée en zone rurale pourra subir la concurrence des stations implantées dans une grande agglomération, mais ne sera pas en mesure d'exercer une pression concurrentielle sur ces mêmes stations.
III. - Analyse concurrentielle
La présente opération emporte l'acquisition par AGIP de vingt stations-service réparties entre six départements : la Meurthe-et-Moselle (54), la Moselle (57), le Bas-Rhin (67), le Haut-Rhin (68), la Haute-Saône (70) et les Vosges (88). Leur situation géographique se décompose comme suit :
dans le 54 : Jarny (1 station-service) ;
dans le 57 : Metz (1 station), Forbach (1 station) et Fareberswiller (1 station) ;
dans le 67 : Strasbourg (6 stations), Bisheim (1 station) et Rothau (1 station) ;
dans le 68 : Mulhouse (2 stations), Colmar (1 station), Kaysersberg (1 station) et Sausheim (1 station) ;
dans le 70 : Saint-Sauveur (1 station) ;
dans le 88 : Saint-Dié (1 station), Remiremont (1 station).
Avant l'opération, AGIP n'est présente sur le marché de la vente au détail de carburants par stations-service hors autoroutes que sur les départements de la Moselle (57), du Bas-Rhin (67), du Haut-Rhin (68) et des Vosges (88). AGIP ne dispose que de six points de vente, répartis comme suit :
dans le 57 : Verny (1 station-service) ;
dans le 67 : Strasbourg (2 stations) ;
dans le 68 : Rouffach (1 station) et Illzach (1 station) ;
dans le 88 : Grange-sur-Vologne (1 station).
Par l'opération envisagée, AGIP ne renforcerait sa présence que sur les seules agglomérations de Metz, Mulhouse et Strasbourg.
Il est tout d'abord utile de rappeler que les stations-service en agglomération sont en concurrence avec celles des grandes et moyennes surfaces (ci-après " GMS "). Ces stations GMS, leader sur les marchés de vente au détail de carburants par stations-service hors autoroutes, exercent une pression concurrentielle forte sur les stations traditionnelles. La Commission européenne a déjà eu l'occasion de mettre en exergue ce point, notamment dans sa décision Totalfina/Elf précitée, où elle a relativisé la puissance du nouveau groupe leader par l'accroissement continu de la part de marché des GMS. En 2001, les GMS distribuait en volume 57,2 % des carburants vendus au détail sur le territoire national. Sur la même année, les réseaux des sociétés pétrolières ont enregistré une érosion de 1 % du volume total de leur vente de carburants automobiles ; le nombre de stations-service aux marques des sociétés est passé en un an de 7 100 à 6 590.
Pour ce qui est de l'agglomération de Metz, il convient de s'interroger sur la possible intégration de la station de Verny, déjà exploitée par AGIP, à cette zone de chalandise. En effet, la courte distance séparant les deux villes (une quinzaine de kilomètres), l'absence de grandes surfaces de distribution ainsi que d'autres stations-service que celle sous contrat avec AGIP, peuvent laisser supposer que les habitants de Verny se rendent fréquemment à Metz pour leurs activités. L'acquisition d'une station à Metz offrirait à AGIP un deuxième point de vente sur un marché local ainsi défini. En tout état de cause, et même si cette hypothèse devait être retenue, l'agglomération de Metz compte plus d'une vingtaine de stations-service, auxquelles s'ajoutent les stations GMS. TFE y est présent à hauteur de treize stations-service. Sans qu'il soit nécessaire de s'attacher au volume de carburants distribué par chacune des stations, il est admis que la représentativité d'AGIP sur le marché concerné, une fois l'opération réalisée, n'est pas de nature à lui conférer une position dominante. En outre, compte tenu du caractère asymétrique de la concurrence exercée par les stations de l'agglomération de Metz sur la station de Verny, les conditions de concurrence demeureront inchangées, à l'issue de l'opération, sur l'agglomération messine.
Sur l'agglomération de Mulhouse, AGIP est déjà présente via son point de vente d'Illzach. Postérieurement à l'opération, AGIP disposerait de trois points de vente sur cette agglomération. Or, on n'y dénombre pas moins de dix-huit stations-service traditionnelles (hors GMS). Cette représentativité, faible au demeurant, est encore atténuée par la pression concurrentielle exercée sur les points de vente d'AGIP, au regard de leur implantation géographique. En effet, les deux stations objets de l'acquisition sur Mulhouse sont situées sur deux grands axes et sont chacune encadrées en amont et en aval et à moins de 500 mètres par des stations-service TFE et Esso. Il convient par ailleurs de préciser qu'un fonctionnement oligopolistique de ce marché peut être écarté par la présence multiple dans l'agglomération et à proximité des stations concernées de stations GMS.
Par l'acquisition de six stations-service à Strasbourg et d'une station à Bisheim, AGIP porterait le nombre de ses points de vente sur l'agglomération de Strasbourg de deux à neuf. Si après l'opération les points de vente d'AGIP représentent près de la moitié des stations-service traditionnelles de l'agglomération strasbourgeoise, la forte présence des GMS dans la capitale régionale exerce une pression concurrentielle importante sur les raffineurs. Ceci permet donc d'écarter l'éventualité d'une position dominante d'AGIP dans l'agglomération précitée.
Au regard de ces éléments, la présente opération n'est pas de nature à modifier les conditions du jeu concurrentiel sur les marchés de la vente au détail de carburants par stations-service hors autoroutes concernés dans les agglomérations de Metz, Mulhouse et Strasbourg.
Pour finir, il convient de souligner que le contrat d'acquisition ne porte que sur des stations-service. Aucune cession d'actifs dans la chaîne logistique n'est envisagée, qu'il s'agisse des dépôts d'importation, des oléoducs ou des dépôts de maillage. AGIP ne voit donc pas sa position évoluer sur les marchés amont, position au demeurant assez marginale.
En conclusion, il apparaît que l'opération notifiée n'est pas de nature à porter atteinte à la concurrence. Je vous informe donc que j'autorise cette concentration.
Veuillez agréer, Monsieur le président, l'expression de mes sentiments distingués.
(1) Essence plombée jusqu'à janvier 2000, remplacée depuis par l'ARS, qui est une essence sans plomb enrichie en potassium.
(2) Notamment dans les cas n° COMP/M.1464 Total/Petrofina et n° COMP/M.1628 Totalfina/Elf