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Décisions

Ministre de l’Économie, 19 décembre 2003, n° ECOC0400124Y

MINISTRE DE L’ÉCONOMIE

Lettre

PARTIES

Demandeur :

MINISTRE DE L'ECONOMIE

Défendeur :

Conseils de la société Groupe Lactalis

Ministre de l’Économie n° ECOC0400124Y

19 décembre 2003

MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE

Maîtres,

Par dépôt d'un dossier déclaré complet le 17 novembre 2003, vous avez notifié l'acquisition de la société Quatro par la société groupe Lactalis.

La société Groupe Lactalis (ci-après "Lactalis"), filiale de la société holding Besnier (ci-après "BSA"), est le premier opérateur français dans le secteur des produits laitiers, à savoir la production de lait de consommation, de beurre, de fromages, de produits frais (yaourts, crèmes, desserts lactés) et de produits industriels d'origine laitière (lactosérum, poudre de lait). La société assure la collecte de lait pour le compte d'un réseau de filiales laitières, beurrières et fromagères, au nombre desquelles les sociétés Lactel, Président, Bridel, Société des caves et producteurs réunis. Par ailleurs, Lactalis produit et commercialise de la viande de veau. BSA a réalisé en 2002 un chiffre d'affaires consolidé de 5,5 milliards d'euros, dont 4,3 milliards dans l'Union européenne et 3,3 milliards en France.

La société Quatro est la société holding des sociétés Primalliance et Cema qui fabriquent et commercialisent de la margarine, principalement sous la marque Primevère. Quatro a réalisé en 2002 un chiffre d'affaires consolidé de 51 millions d'euros, dont 50 millions en France.

L'opération constitue une concentration au sens des dispositions de l'article L. 430-1 du Code de commerce, dans la mesure où il s'agit d'une prise de contrôle exclusif de Quatro par Lactalis. Les seuils exprimés en chiffres d'affaires mentionnés à l'article L. 430-2 du Code de commerce sont franchis, et l'opération n'est pas de dimension communautaire. Cette concentration relève ainsi du contrôle national des concentrations.

Définition des marchés

Les produits concernés par l'opération sont les corps gras solides, qui recouvrent les produits à base de matière grasse laitière (beurre), les produits à base de matière grasse végétale (margarine), et les produits mixtes. Lactalis produit et commercialise du beurre tandis que Quatro produit et commercialise de la margarine.

La partie notifiante considère que le beurre et la margarine constituent deux marchés différents (1). Plusieurs facteurs contribuent à une délimitation des marchés en distinguant le beurre et la margarine. Ainsi, tandis que le beurre est à base de graisses animales, la margarine est à base de graisses végétales. En outre, la perception des deux produits par les consommateurs semble différente: tandis que le beurre est souvent utilisé pour le petit déjeuner et les sandwichs, la margarine est plutôt utilisée pour la cuisson d'aliments. Concernant la vente de ces deux produits, il existe une obligation de séparation des beurres et des margarines d'un mètre sur les rayons de la grande distribution (2). On relève par ailleurs que le prix moyen du beurre classique est environ deux fois plus élevé que celui de la margarine classique et les taux de TVA sont différents, celui applicable au beurre étant de 5 % et celui applicable à la margarine étant de 19,6 %. Enfin, du côté de l'offre, on note qu'aucune marque de margarine n'est représentée sur le segment du beurre, et que les producteurs de beurre ne sont pas producteurs de margarine. En effet, les principales marques de margarine sont Astra, Fruit d'or et Planta fin, tandis que les principales marques de beurre sont Président, Bridel, Elle & Vire et Paysan breton. Toutefois, cette distinction est perturbée par l'apparition d'un troisième segment, désigné sous des termes divers tels que "non beurre barquette" ou "produits mixtes" ou "margarine santé". Cette montée en puissance se réalise au détriment du segment des beurres de plus de 60 % de matière grasse dont la consommation chute très rapidement depuis quelques années (3).

Même si, au vu de ces éléments, beurre et margarine semblent appartenir à deux marchés différents, il n'est pas exclu qu'à l'avenir, du fait de l'apparition de fournisseurs pouvant proposer à la fois matières grasses animales et matières grasses végétales, la définition du marché d'approvisionnement pertinent évolue.

Une deuxième segmentation du secteur peut être envisagée en fonction du mode de distribution des produits. Ainsi, le test de marché a confirmé la pertinence de distinguer notamment le marché des beurres et/ou margarines commercialisés auprès de la grande distribution (GMS), qui présente des caractéristiques particulières tenant à la négociation avec les grandes enseignes, à la rareté du linéaire et au pouvoir de négociation dont celles-ci disposent.

Il n'apparaît toutefois pas nécessaire de trancher la question de la délimitation précise des marchés de produits puisque, quels que soient les marchés retenus, les conclusions de l'analyse demeurent inchangées.

En ce qui concerne la délimitation géographique du ou des marchés pertinents définis plus haut, il convient de considérer que ceux-ci sont de dimension nationale en raison notamment des préférences, des goûts et des habitudes alimentaires des consommateurs, des différences de prix, des variations des parts de marchés détenues par les principaux opérateurs selon les Etats membres et de la présence de marques de fabricants ou de distributeurs commercialisées uniquement au plan national (4).

Analyse concurrentielle

La production de beurre correspond à 10 % de l'activité de Lactalis, qui est leader sur ce segment avec [20-30] % de part de marché, dont environ [10-20] % réalisées avec ses marques (notamment Président), le reste étant réalisé avec des marques de distributeur (MDD: environ [...] tonnes). Sur le segment très restreint du beurre de marque de fabricant, Lactalis représente plus de [40-50] % de parts de marché. Ses concurrents directs sont Laïta avec sa marque Paysan Breton et Bongrain, notamment avec sa marque Elle & Vire. Les MDD jouent un rôle prépondérant puisqu'elles représentent à elles seules plus d'un quart du marché.

Trois grands acteurs sont présents dans la fabrication de margarines et produits mixtes: Unilever Bestfood, Vedial et Quatro.Celui-ci n'arrive qu'en troisième position avec environ [0-10] % de parts de marché réalisées avec sa marque Primevère. Unilever Bestfood, leader du marché, détient notamment les marques Fruit d'or, Astra et Planta fin et Vedial, deuxième opérateur, détient les marques Saint-Hubert et Le Fleurier. Quatro fabrique par ailleurs des margarines MDD (environ [...] tonnes), ce qui porte sa part marché à [10-20] % du marché global. La concurrence des marques de distributeurs sur le segment des margarines est beaucoup moins significative que sur le segment des beurres.

L'opération notifiée permet aux parties de proposer une gamme complète de produits frais, comprenant notamment des fromages, où Lactalis est très présent, du beurre et de la margarine, avec une marque particulièrement représentative dans les segments du beurre et du fromage comme Président. De ce fait, il convient d'analyser si la présente opération ne va pas conférer à la nouvelle entité un avantage concurrentiel qui lui permettrait à terme d'évincer ses concurrents.

Le test de marché a clairement mis en évidence le poids de la marque dans la négociation entre fournisseurs et distributeurs. En outre, la négociation se fait par gamme de produits frais et pratiquement jamais par produit, même si le prix demeure un aspect important de la négociation.En ce sens, le test de marché confirme que le mode de négociation est de type "marge garantie". On note par exemple que les grandes surfaces alimentaires recherchent des produits "qui permettront une rentabilité au moins égale à la moyenne de la rentabilité de la catégorie".

Les marques de Lactalis, et notamment Président, sont jugées comme des marques de référence à l'unanimité du test de marché. Sur le segment très restreint du beurre de marque, Lactalis représente à ce stade entre [40-50] % et [50-60] % de parts de marché. Si Bongrain, numéro deux sur le segment des beurres, propose une gamme de produits frais large, comprenant des fromages et des crèmes, sa gamme est moins profonde et ses marques sont moins notoires que celles de Lactalis. En termes de tonnage, il produit moitié moins de beurre que Lactalis.

Toutefois, la diversité de l'offre demeure dans ce secteur, puisque la grande distribution référence un grand nombre de marques dans ses linéaires (pouvant aller jusqu'à 30 marques différentes pour l'ensemble des beurres et margarines). En outre, les MDD exercent une réelle concurrence sur les produits de marque, notamment en ce qui concerne le beurre, puisque MDD et premier prix représentent plus de 60 % du total de la production de beurre. Sur ce segment MDD et premier prix, Lactalis dispose de moins de [0-10] % des parts de marché, essentiellement liées à ses surplus.

Par ailleurs, en dépit de la position forte de Lactalis sur les segments du fromage et du beurre et de l'étendue de sa gamme sur les produits frais en général, le rachat de la marque de margarine Primevère ne devrait pas, à ce stade, permettre de renforcer substantiellement le pouvoir de négociation de Lactalis. En effet, Quatro, via sa marque Primevère, n'est que le troisième opérateur sur ce segment derrière Unilever Bestfood, qui détient les marques Fruit d'or, Astra et Planta Fin, et Vedial qui détient les marques Saint Hubert et Le Fleurier. En outre, il apparaît que la concurrence sur le segment des margarines est affaiblie depuis quelques années par la place prépondérante de Unilever Bestfood, qui rassemble plus de la moitié des parts de marché, sans être présent sur d'autres segments de produits frais. L'arrivée de Lactalis sur le segment des margarines pourrait ainsi, dans un premier temps, contribuer à relancer la concurrence sur ce segment.

Enfin, si les MDD sont encore négligeables sur le segment de la margarine, il est probable qu'un développement des produits mixtes et un rapprochement vers les beurres allégés donneraient les moyens à la grande distribution d'investir ce segment.

En conclusion, il ressort de l'instruction du dossier que l'opération notifiée n'est pas de nature à porter atteinte à la concurrence, notamment par création ou renforcement de position dominante. Je vous informe donc que j'autorise cette opération.

Veuillez agréer, Maîtres, l'expression de ma considération distinguée.

Nota. - A la demande des parties notifiantes, des informations relatives au secret des affaires ont été occultées et la part de marché exacte remplacée par une fourchette plus générale.

Ces informations relèvent du "secret des affaires", en application de l'article 8 du décret n° 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions d'application du livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence.

(1) Cette distinction entre le beurre et la margarine n'a pas fait jusqu'à présent l'objet d'une jurisprudence précise par les autorités françaises de concurrence. L'avis n° 94-A-17 du 17 mai 1994 du Conseil de la concurrence relève que "si le beurre consommé par les artisans boulangers peut être considéré comme un produit partiellement substituable à la margarine,... la margarine utilisée au stade industriel peut difficilement se substituer au beurre".

(2) Le décret n° 88-1205 du 30 décembre 1988 réglementant la fabrication et la vente de la margarine et des autres mélanges de matières grasses qui ne sont pas exclusivement d'origine laitière dispose dans son article 10 que "dans les établissements où le beurre et la margarine sont commercialisés au détail, le beurre et la margarine doivent être exposés à la vente ou mis en vente dans des endroits bien distincts, séparés d'au moins un mètre" (JO n° 305 du 31 décembre 1988, page 16752).

(3) La chute des beurres de plus de 60 % de matière grasse se fait majoritairement aussi au profit des beurres allégés.

(4) Voir notamment la lettre du ministre en date du 17 mai 2002 autorisant l'acquisition de Lustucru par Panzani, publiée au BOCCRF n° 5 du 20 mai 2003.