CA Aix-en-Provence, 8e ch. com. C, 19 mars 2002, n° 01-08784
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
L'Armonial (SARL), André, Moachon, Debeaux (ès qual.)
Défendeur :
MYC (EURL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Schmitt
Conseillers :
MM. Marcovici, Duloutre
Avoués :
SCP Tollinchi-Perret-Vigneron, SCP Sider
Avocats :
Mes Fontan-Faron, Courbis.
Par acte sous seing privé en date du 29 mars 1994 la société l'Armorial a confié en location-gérance à la société MYC son fonds de commerce de bar-restaurant situé à Mandelieu la Napoule exploité dans des locaux appartenant à André Moachon, pour une durée de trois ans à compter du 1er avril 1994 avec tacite reconduction, moyennant, d'une part une redevance annuelle de 120 000 F HT, d'autre part prise en charge du loyer découlant d'un bail commercial conclu le même jour entre la propriétaire du fonds et celui des murs et qui, hors taxes et charges, était du même montant.
Après avoir délivré congé à la locataire gérante le 26 décembre 1996 pour le 31 mars 1997, dans le respect des termes du contrat qui prévoyait un préavis de trois mois, et réclamé le paiement des redevances, charges et indemnités d'occupation en souffrance par sommation d'huissier, la société l'Armorial a assigné la société MYC le 8 juin 2000 devant le Tribunal de commerce de Cannes afin de voir valider le congé et condamner la défenderesse à payer la somme de 1 613 480 F.
La société MYC a appelé en la cause André Moachon qui a été placé sous tutelle le 12 septembre 2000 et a été représenté par sa tutrice, Nathalie Debeaux.
Par jugement en date du 12 avril 2001 le tribunal saisi, considérant que faute de clientèle le contrat du 29 mars 1994 n'avait pu emporter mise à disposition d'un fonds de commerce, et le requalifiant en bail commercial, a:
- Dit qu'un nouveau bail commercial devrait être passé entre la tutrice représentant André Moachon et la société MYC.
- Fixé à 120 000 F HT par an le loyer commercial pour la période du 10 avril 1994 au 31 mars 2001, à 589 173,28 F le reliquat de loyers hors charges au 30 mars 2001, et accordé à la société MYC, pour s'en acquitter, un délai de paiement de 24 mois.
- Condamné la société l'Armorial à payer à la société MYC une somme de 10 000 F au titre des frais irrépétibles.
Appelants de ce jugement, la société l'Armorial et André Moachon représenté par sa tutrice concluent à son infirmation et demandent à la cour de:
- Valider le congé ou prononcer la résiliation du contrat de location-gérance aux torts de la locataire-gérante.
- condamner la société MYC au paiement :
- A la société l'Armorial des sommes de :
* 2 190 980 F avec les intérêts au taux légal à compter du 22 mai 2000, charges et indexations en sus.
* 50 000 F à titre de dommages-intérêts.
- A André Moachon des sommes de :
* 995 480 F avec les intérêts au taux légal à compter du 22 mai 2000, charges et indexations en sus, au cas où le contrat de location-gérance serait considéré comme nul.
* 100 000 F à titre de dommages-intérêts.
- Aux deux appelants conjointement de la somme de 30 000 F au titre des frais irrépétibles.
La société MYC conclut au rejet de l'appel et, sur appel incident, demande à la cour de :
- Constater l'existence d'un bail commercial entre elle et André Moachon depuis le 10 avril 1994 et condamner la tutrice à lui délivrer un bail écrit sous peine d'astreinte.
- Rejeter la demande en paiement de loyers ou subsidiairement, désigner un expert afin de faire les comptes.
- Condamner les appelants au paiement d'une somme de 7 623 euro à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive, ainsi que d'une somme de 9 147 euro au titre des frais irrépétibles.
Vu les conclusions déposées par les appelants le 5 février 2002, et par l'intimée le 11 février 2002;
Discussion
Attendu que, non critiquée, la recevabilité des appels n'apparaît pas sérieusement discutable en l'état des pièces produites;
Attendu que la société l'Armorial est immatriculée au registre du commerce depuis 1943, date à laquelle elle a créé son fonds dont elle est depuis lors propriétaire; qu'il est soutenu par l'intimée qu'elle n'a pas exploité ce fonds entre 1990 et 1994, mais nullement qu'elle ne l'avait pas fait antérieurement, les attestations qu'elle produit faisant d'ailleurs état de l'ouverture du restaurant jusqu'en 1989 inclus, même si elles qualifient ses prestations d'exécrables;
Attendu que sont dès lors remplies les conditions de l'article L. 144-3 du Code de commerce issues de l'article 4 de la loi du 20 mars 1956, qui dispose que la personne qui concède une location-gérance doit avoir été antérieurement commerçante ou immatriculée au répertoire des métiers pendant sept ans, et avoir exploité pendant deux années au moins l'établissement mis en gérance, mais n'exige aucunement que ces périodes précèdent immédiatement le contrat par lequel le fonds est concédé;
Attendu que le fonds de commerce s'analyse en une universalité qui comporte des éléments corporels et des éléments incorporels, dont la clientèle qui constitue l'élément essentiel et doit être préexistante, réelle et certaine, et non seulement ponctuelle, future ou virtuelle;qu'alors que le contrat de location-gérance porte sur l'ensemble de ces éléments, excepté les marchandises dont il est précisé dans l'acte qu'elles étaient inexistantes, l'intimée soutient que le fonds, pour avoir été dépourvu de clientèle, était lui-même inexistant; que pour preuve de son assertion elle produit des témoignages, et se prévaut des documents comptables versés aux débats par la société l'Armorial;
Attendu que les documents comptables et procès-verbaux d'assemblée générale de la société l'Armorial font ressortir que le fonds a été ouvert jusqu'en 1989, année où a été enregistré un chiffre d'affaires de 1 173 604 F pour un bénéfice de 10 779 F, qu'il a été ensuite fermé jusqu'à la fin du mois de mars 1993, qu'il a fait l'objet d'une réouverture du 10 avril 1993 au 30 septembre 1993, période qui s'est soldée par un chiffre d'affaires de 560 889 F et une perte de 250 523 F, et qu'il a été ultérieurement fermé jusqu'à sa mise en location-gérance avec effet du 1er avril 1994;
Attendu que même si nombre de témoins ont décrit une installation et un cadre vieillots ainsi qu'un service et une cuisine rebutants, ils n'ont fait état d'aucune différence entre la période antérieure à 1990 et la période de réouverture de 1993 qu'ils passent sous silence et englobent implicitement dans la période de fermeture; que les éléments d'appréciation qui fondent ces opinions, ainsi que le caractère invendable du fonds affirmé par des spécialistes des transactions commerciales, étaient nécessairement connus des responsables de la société MYC qui exploitaient un autre fonds à proximité immédiate, et n'ont d'incidence que sur la valeur du fonds concédé accepté en l'état, mais non sur son existence; qu'il en est de même de l'absence d'investissements après 1989, mise en exergue par la locataire-gérante;
Attendu qu'aucune conclusion quant à l'existence du fonds à la date de sa mise en location-gérance ne peut être tirée des investissements et transformations réalisés par la société MYC après la prise de possession, ceux-ci n'étant que la conséquence de sa volonté de ne pas poursuivre l'exploitation en l'état pour des raisons de rentabilité et non d'une quelconque impossibilité que ne démontrent pas les appréciations subjectives des témoins qui ne permettent pas de retenir que les installations et le matériel existants ne se prêtaient pas à la perpétuation de l'activité dans les conditions antérieures; qu'il en est ainsi, d'autant plus, que la société MYC s'est abstenue de justifier de la nature des investissements et s'est contentée de produire une attestation de son expert-comptable quant à leur montant;
Attendu que, encore que déficitaire, l'activité poursuivie par la société l'Armorial du 10 avril au 30 septembre 1993 ne peut être considérée comme purement symbolique et apparente; que le grand livre dont une copie non discutée est versée aux débats suffit en effet, sans qu'il faille ordonner la production du livre de caisse sollicitée par la société MYC, à prouver que des recettes ont été régulièrement enregistrées tout au long de la saison; que le bilan fait par ailleurs ressortir des frais de personnel compatibles avec une exploitation constante tout au long de la saison considérée;
Attendu qu'il demeure que le fonds a été fermé pendant six mois avant la prise d'effet du contrat de location-gérance;que la société l'Armorial estime que la clientèle n'a pas été perdue pour autant, dès lors que le fonds est situé à un endroit de forte chalandise et que l'exploitation au cours de la belle saison seulement, qui assurait l'essentiel du chiffre d'affaires, était compatible avec la nature de l'activité;
Attendu que la clientèle à prendre en considération pour la détermination de l'existence du fonds est celle que les parties ont eue en vue lors de la négociation de leurs accords;qu'il est incontestable en l'espèce qu'alors que les dirigeants de la société MYG exploitaient un autre fonds à proximité immédiate de celui qu'ils convoitaient, cette société avait parfaite connaissance de la fermeture dont elle se prévaut aujourd'hui; qu'il peut par ailleurs être retenu que, compte tenu de sa situation sur le port de la Napoule attirant un important nombre de touristes, même au bord de la route, le fonds litigieux était apte à s'assurer une clientèle saisonnière dans la mesure, à tout le moins, du chiffre d'affaires réalisé au cours de la saison 1993;
Attendu que la société MYC reconnaît qu'elle ne comptait pas poursuivre l'exploitation dans les conditions antérieures, et qu'elle a investi immédiatement afin de changer le décor du restaurant et la carte; qu'alors qu'elle connaissait nécessairement pour les raisons relevées ci-dessus la réputation du fonds de la société l'Armorial qu'elle décrit comme exécrable, il peut en être déduit qu'elle n'avait pas en vue, lors de la signature du contrat de location-gérance, l'exploitation de la clientèle existante, mais la création d'une clientèle nouvelle, et qu'en parfaite connaissance de cause, afin de pouvoir mener son projet à bien, elle a accepté le fonds avec sa seule clientèle saisonnière moyennant une redevance librement négociée; qu'il s'ensuit que le jugement attaqué doit être infirmé en ce qu'il a disqualifié le contrat de location-gérance en cession de bail commercial au motif que la clientèle était inexistante;
Attendu que pour se soustraire au paiement des redevances et loyers qui lui sont réclamés, la société MYC soutient qu'André Moachon a accepté la compensation avec le coût des travaux de rénovation qu'elle a entrepris; qu'elle invoque comme preuve de cet accord deux attestations émanant, l'une de l'ex-épouse d'André Moachon, l'autre d'une dame Toti; que ces témoignages sont cependant trop vagues pour constituer une preuve suffisante; que l'ex-épouse ne précise pas en effet dans quelle circonstances précises et à quelle date André Moachon aurait déclaré en sa présence qu'il avait consenti à une déduction, dame Toti n'évoquant quant à elle qu'un arrangement aux contours non définis "pour que l'affaire puisse prospérer"; que la compensation avec le montant des investissements et frais qui ne résulte lui-même que d'attestations de l'expert-comptable doit dans ces conditions être rejetée;
Attendu qu'aucune conclusion quant à l'existence des remises prétendues ne peut être tirée de la mention, sur différentes factures émises en 1994, 1995 et 1996, du "remboursement" des loyers commerciaux; qu'il est selon toute probabilité fait référence par l'emploi de ce terme à la prise en charge indirecte des loyers par la locataire-gérante; que l'ambiguïté subsistante, en toute hypothèse, empêche de considérer ces factures comme valant à elles seules dispense de paiement, alors que par ailleurs elles ne se présentent pas comme des avoirs;
Attendu que l'expert-comptable de la société MYC a attesté de ce que, de 1994 à 1998, ont été réglés à André Moachon 163 000 F, et pour le compte de celui-ci 87 826,72 F; que la société l'Armorial ne conteste pas le caractère probant de cette attestation, mais fait valoir, d'une part qu'André Moachon était à l'époque déjà diminué par la maladie d'Alzheimer, et que les versements devaient être faits à elle-même et non à André Moachon ; que cette argumentation sera écartée, alors que, en réglant directement à André Moachon ce qui devait lui revenir par l'entremise de la société l'Armorial, la société MYC a éteint la dette de cette dernière; que, les paiements étant tous de loyers et charges, les montants en cause doivent en conséquence être déduits des sommes dues par la société MYC;
Attendu que faute de preuve d'autres paiements, et alors que le montant revendiqué par la société l'Armorial a été calculé conformément aux prévisions du contrat, la société MYC sera dans ces conditions condamnée au paiement d'une somme de 1 940 153,28 F soit 295 774,46 euro; que les intérêts seront accordés au taux légal à compter du commandement du 22 mai 2000 sur la somme alors due de 1 362 653,28 F soit 207 735,15 euro et sur le surplus à compter du 5 février 2002, date de notification des conclusions comportant l'actualisation des demandes jusqu'au 28 février 2002; qu'il n'y a pas lieu de majorer la condamnation d'imprécises charges et indexations dont il appartenait à la société l'Armorial de présenter le décompte;
Attendu que la société l'Armorial a dénoncé le contrat de location-gérance de manière régulière pour le terme de la première période triennale; qu'il convient de valider ce congé alors que de surcroît, comme démontré ci-dessus, la locataire gérante a été gravement défaillante dans l'exécution de ses obligations pécuniaires;
Attendu que demeure une marge d'incertitude suffisante, non comblée par les preuves fournies, pour que puisse être écartée toute notion d'abus; que les demandes de dommages-intérêts seront en conséquence rejetées; que, ayant succombé sur l'essentiel, la société MYC sera condamnée aux entiers dépens; qu'il est équitable d'accorder aux appelants seuls le remboursement de leurs frais irrépétibles à concurrence de 3 000 euro;
Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement, Déclare les appels recevables. Au fond, infirme la décision attaquée et, statuant à nouveau, Dit valable le contrat de location-gérance en date du 29 mars 1994 liant la société MYC à la société l'Armorial. Valide le congé délivré par la société l'Armorial le 22 décembre 1996. Condamne la société MYC à payer à la société l'Armorial une somme de 295 774,46 euro avec les intérêts au taux légal à compter du 22 mai 2000 sur 207 735,15 euro et à compter du 5 février 2002 sur la totalité de la somme. Rejette la demande en paiement pour le surplus. Rejette les demandes de dommages-intérêts. Condamne la société MYC aux entiers dépens, tant de première instance que d'appel. Admet l'avoué des appelants au bénéfice des dispositions de l'article 699 du NCPC. Condamne la société MYG à payer aux appelants une somme de 3 000 euro au titre des frais irrépétibles.