CA Paris, 5e ch. B, 20 novembre 2003, n° 2001-10260
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Trigano (SA)
Défendeur :
Compagnie international André Trigano (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Main
Conseillers :
MM. Faucher, Remenieras
Avoués :
SCP Bommart-Forster, SCP Narrat-Peytavi
Avocats :
Mes Laviron, Bessis.
LA COUR statue sur l'appel fourni par la société anonyme Trigano contre le jugement rendu le 9 février 2001 par le Tribunal de commerce de Paris, qui, après avoir dit qu'elle avait commis des actes de concurrence déloyale à l'égard de la société Compagnie international André Trigano (CIAT), l'a condamnée à payer à celle-ci 1 F à titre de dommages et intérêts ainsi que 20 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, a ordonné la publication de la décision, aux frais de la société Trigano, dans la limite globale de 50 000 F HT dans trois journaux au choix de la société CIAT et a mis les dépens à la charge de la société Trigano, déboutant les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.
C'est en se fondant sur des propos, qui auraient été tenus lors d'une conférence de presse, prêtés à Monsieur Feuillet, président directeur général de la société Trigano, par un article paru dans le numéro du 16 décembre 1999 du journal "Les échos" que la société CIAT a, le 20 janvier 2000, fait assigner la société Trigano pour faire juger que ces propos, la visant explicitement, étaient constitutifs d'une concurrence déloyale et obtenir réparation du préjudice causé par cet agissement illicite.
Aux termes de ses dernières conclusions, signifiées le 29 novembre 2002, la société Trigano, appelante, demande à la cour d'infirmer le jugement attaqué, de débouter de toutes ses prétentions la société CIAT et de condamner celle-ci à lui payer 50 000 F à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et 30 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'à supporter les dépens.
L'appelante fait valoir sur l'essentiel, au soutien de son recours:
- que la preuve n'est pas rapportée de ce que les propos incriminés ont été réellement tenus par Monsieur Feuillet, alors qu'il ne sont qu'un commentaire, par un journaliste, de la réunion du 15 décembre 1999, ou la libre interprétation de la réponse donnée par Monsieur Feuillet à une question sur la nouvelle société Triganew,
- que les propos imputés à Monsieur Fuillet ne sont pas en eux mêmes constitutifs d'un acte de concurrence déloyale, se bornant à faire état de l'existence d'un risque de confusion et d'une analyse juridique menée à ce sujet,
- que le préjudice allégué n'est pas démontré, alors que la baise d'environ 5 % qu'a connu le cours de l'action CIAT pendant trois jours, les 20, 21 et 22 décembre 1999, est un phénomène très courant en matière boursière, qui ne peut être imputé à la société Trigano et est au surplus demeuré sans conséquence.
Intimée et incidemment appelante, la société CIAT prie la cour de confirmer le jugement attaqué en ce qu'il a retenu l'existence d'actes de concurrence déloyale commis par la société Trigano, ordonné la publication de la décision et statué sur les dépens et sur l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile mais, le réformant sur le surplus, de condamner la société Trigano à lui payer 45 734,71 euro en réparation de son préjudice et de lui interdire, à peine d'une astreinte définitive de 1 524,49 euro par infraction constatée à compter de la signification de la décision à intervenir, de communiquer quelque information que ce soit relativement à toute instance judiciaire opposant les parties entre elles. La société CIAT réclame encore une somme supplémentaire de 7 662,45 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi que la condamnation de l'appelante aux dépens.
L'intimée fait valoir en particulier:
- que, nul n'étant au courant des procédures opposant les deux sociétés, l'information donnée à ce sujet ne peut émaner du journaliste auteur de l'article, mais seulement de Monsieur Feuillet, dont les propos ont été exactement rapportés et qui n'a publié depuis lors aucun démenti,
- que le lecteur moyen ne fait aucune différence entre "tournure juridique" et "tournure judiciaire",
- que les déclarations incriminées sont relatives à un problème lié au droit d'usage de la dénomination "Trigano", s'apparentant ainsi à un problème de contrefaçon,
- un dénigrement de la part d'un concurrent inquiète les fournisseurs et les banques et détourne la clientèle, cependant que la baisse du cours d'un titre est de nature à décourager les investisseurs, de sorte que le préjudice de la société CIAT est démontré, de même que son imputabilité aux agissements de la société Trigano.
Cela étant exposé
Considérant que, dans son numéro du 16 décembre 1999, le journal quotidien "Les échos", spécialisé dans l'information économique et financière, a, sous le titre: "Trigano vise 3 milliards de francs de chiffre d'affaires sur l'exercice 1999/2000", consacré un article aux perspectives d'évolution des résultats de la société Trigano, rendant compte des annonces et déclarations faites par son président directeur général, Monsieur François Feuillet, lors d'une conférence de presse tenue la veille, 15 décembre 1999;
Que le dernier paragraphe de cet article, sous-titré: "Confusion sur le nom", se termine par les phrases suivantes: "Enfin, la société veut en finir avec la confusion qui existe entre son nom et celui de la Compagnie international André Trigano, également cotée au second marché, et qui fabrique aussi des tentes. Le différend, après avoir été traité à l'amiable a pris un tournure juridique";
Considérant qu'il ne peut être raisonnablement nié que, bien que ces phrases ne soient pas présentées sous la forme d'une citation, elles sont censées reproduire, sinon dans leurs termes exacts, du moins dans leur sens, des propos tenus par le dirigeant de la société Trigano lors de la conférence de presse du 15 janvier 1999 et peuvent d'autant moins être regardées comme un commentaire émanant du journaliste, auteur de l'article, qu'elles contiennent une triple information:
1°) il existe une confusion entre les deux sociétés créée par l'utilisation du nom "Trigano",
2°) la société Trigano entend mettre fin à cette confusion,
3°) les tentatives amiables effectuées dans ce but ayant échoué, d'autres voies, qualifiées "juridiques", vont être dorénavant utilisées,
qui, n'étant pas sur la place publique, ne pouvait, comme les autres informations et annonces contenues dans l'article, émaner que de la société Trigano elle-même, en la personne de son président directeur général;
Que les propos ainsi prêtés à celui-ci n'ont jamais fait l'objet d'une demande de rectification au titre du droit de réponse, ni même d'un démenti de la société Trigano, nécessairement vigilante sur la manière dont les déclarations de ses dirigeants sont rapportées dans la presse économique et financière compte tenu de leurs possibles répercussions, alors qu'elle n'aurait pas manqué de le faire s'ils n'avaient pas correspondu au propos réellement tenus par Monsieur Feuillet; que la preuve est donc rapportée de ce qu'ils émanaient bien de celui-ci, alors au surplus que la société Trigano admet dans ses écritures d'appel qu'elle a eu en effet à se plaindre de la confusion résultant de l'utilisation des noms "Trigano" et"André Trigano" par la société CIAT, concurrente directe, et qu'il n'est pas contesté que, par actes des 26 juillet et 22 septembre 1999 la société Trigano avait fait assigner MM. Abdré et Gilbert Trigano, actionnaires et, pour le premier, dirigeant de la société CIAT, en déchéance de leurs droits sur la marque Trigano, instance à laquelle la société CIAT est elle-même intervenue volontairement;
Considérant que les propos rapportés laissent clairement entendre que le responsable de la confusion est la société CIAT et la victime la société Trigano, qui, sa concurrente ne voulant pas entendre raison, se verrait contrainte de défendre ses droits sur le nom "Trigano" par la voie judiciaire, le terme "juridique" n'étant employé que par une habileté formelle, avec le sens réel de "judiciaire" dès lors qu'il s'oppose à l'adjectif "amiable" et qu'à s'en tenir à l'acceptation stricte du mot "juridique", la phrase prise dans son ensemble n'aurait aucun sens;que cette imputation implicite mais certaine d'agissements illicites, accompagnée de l'annonce de l'engagement d'une action en justice destinée à y mettre fin, constitue bien, contrairement à ce que soutient la société Trigano, le dénigrement d'un concurrent, caractérisant un acte de concurrence déloyale à l'égard de celui-ci, ainsi que l'ont exactement retenu premiers juges;
Que cette concurrence déloyale a nécessairement causé à la société CIAT un préjudice, d'importance toutefois très modéré compte tenu du redressement très rapide du cours de l'action en bourse, tenant à l'atteinte portée à l'image de la société CIAT et à sa réputation auprès de ses clients, fournisseurs et banquiers; que ce préjudice sera intégralement réparé par l'allocation d'une indemnité de 1 500 euro, complétée par la publication ordonnée par le tribunal et qui mérite d'être confirmée;
Considérant que rien ne justifie qu'il soit fait droit, alors que le litige soumis à la cour porte sur des propos publiés en décembre 1999 et dont il n'est pas fait état de la reprise ou répétition ultérieure par la société Trigano, à la demande tendant à voir interdire sous astreinte à celle-ci, à titre préventif, de communiquer quelque information que ce soit sur toute instance judiciaire opposant les deux parties ; qu'au demeurant la société CIAT ne s'explique pas sur le fondement et la justification de cette prétention, qui ne peut être donc accueillie ;
Considérant que, de son côté, la société Trigano, qui succombe sur son appel, ne peut qu'être déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive, condamnée aux dépens d'appel, ce qui entraîne le rejet de sa demande fondée sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'au paiement à l'intimée d'une somme au titre des frais irrépétibles d'appel ;
Par ces motifs, Confirme le jugement attaqué, sauf en ce qu'il a condamné la société Trigano à payer à la société Compagnie internationale André Trigano (CIAT) 1 F à titre de dommages et intérêts, Réformant de ce seul chef, statuant à nouveau et y ajoutant, Condamne la société Trigano à payer à la société Compagnie internationale André Trigano 1 500 euro à titre de dommages et intérêts, ainsi que 2 300 euro au titre des frais irrépétibles d'appel, Déboute les parties de toutes autres demandes, Condamne la société Trigano aux dépens d'appel et admet la SCP Narrat et Peytavi, avoués, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.