Livv
Décisions

CJCE, 9 mars 1978, n° 106-77

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Administration des finances de l'État

Défendeur :

Simmenthal (SA)

CJCE n° 106-77

9 mars 1978

LA COUR,

1 Attendu que, par ordonnance du 28 juillet 1977, reçue à la Cour le 29 août suivant, le Pretore de Susa a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives au principe de l'applicabilité directe du droit communautaire, tel qu'il figure à l'article 189 du traité, en vue de déterminer les conséquences de ce principe en présence d'une contradiction entre une règle du droit communautaire et une disposition postérieure de la loi nationale ;

2 Attendu qu'il convient de rappeler qu'a un stade antérieur du litige, le Pretore avait saisi la Cour de questions préjudicielles destinées à lui permettre d'apprécier la compatibilité, avec le traité et certaines dispositions réglementaires - notamment le règlement du Conseil n° 805-68, du 27 juin 1968, portant organisation commune des marchés dans le secteur de la viande bovine (JO n° 1148, p . 24) -, de taxes sanitaires, prélevées sur les importations de viande bovine en vertu du " texte unique " des lois sanitaires italiennes, dont le taux avait été fixé, en dernier lieu, par le barème annexé à la loi n° 1239 du 30 décembre 1970 (GU n° 26 du 1er février 1971) ;

3 Qu'a la suite des réponses données par la Cour dans son arrêt 35-76 du 15 décembre 1976 (Recueil, p. 1871), le Pretore, jugeant la perception des taxes en question incompatible avec les dispositions du droit communautaire, a adressé à l'Administration des finances de l'Etat l'injonction de rembourser les droits indûment perçus, augmentés des intérêts ;

4 Que cette injonction a fait l'objet d'une opposition de la part de l'Administration des finances ;

5 Que, tenant compte des arguments développés par les parties au cours de la procédure faisant suite à cette opposition, le Pretore a retenu qu'il se pose, devant lui, la question d'une contradiction entre certaines normes communautaires et une loi nationale postérieure, à savoir la loi n° 1239-70 ;

6 Qu'il a rappelé que, pour la solution d'une telle question, selon la jurisprudence récente de la Cour constitutionnelle italienne (arrêts 232-75 et 205-75, ordonnance 206-76), il est demandé que soit déférée à la Cour constitutionnelle elle-même la question de l'illégitimité constitutionnelle de la loi contestée au regard de l'article 11 de la Constitution ;

7 Que le Pretore, eu égard, d'une part, à la jurisprudence bien établie de la Cour de justice concernant l'applicabilité du droit communautaire dans les ordres juridiques des Etats membres et, d'autre part, aux inconvénients pouvant découler de situations dans lesquelles le juge, au lieu de considérer de sa propre autorité comme inapplicable une loi faisant obstacle au plein effet du droit communautaire, devrait soulever une question de constitutionnalité, s'est adressé à la Cour pour lui soumettre deux questions ainsi libellées :

a) Etant donné qu'en vertu de l'article 189 du traité CEE et de la jurisprudence constante de la Cour de justice des Communautés européennes, les dispositions communautaires directement applicables doivent, en dépit de n'importe quelle norme ou pratique interne des Etats membres, sortir leurs effets pleins et entiers dans les ordres juridiques de ces derniers et y être appliqués uniformément, cela afin également de garantir les droits subjectifs engendrés dans le chef des particuliers, s'ensuit-il que la portée des normes en question doit être entendue en ce sens que d'éventuelles dispositions nationales ultérieures, en contradiction avec ces mêmes normes communautaires, doivent être considérées de plein droit comme inapplicables sans qu'il soit nécessaire d'attendre leur élimination par le législateur national lui-même (abrogation) ou par d'autres organes constitutionnels (déclaration d'inconstitutionnalité), notamment si on considère, en ce qui concerne cette seconde hypothèse, que jusqu'à ce qu'intervienne la déclaration en question, la loi nationale demeurant pleinement applicable, les normes communautaires ne peuvent sortir leurs effets et, partant, leur application pleine, entière et uniforme n'est pas garantie de même que les droits subjectifs engendrés dans le chef des particuliers ne sont pas protégés ?

B) En relation avec la question qui précède, à supposer que le droit communautaire admette que la protection des droits subjectifs, engendrés par des dispositions communautaires " directement applicables ", puisse être ajournée jusqu'au moment de l'abrogation effective, par les organes nationaux compétents, d'éventuelles mesures nationales en contradiction avec ces normes communautaires, cette abrogation doit-elle être dans tous les cas assortie d'une rétroactivité pleine et entière de façon à éviter que les droits subjectifs ne subissent un préjudice quelconque ?

Sur la saisine de la Cour

8 Attendu que, dans ses observations orales, l'agent du Gouvernement italien a attiré l'attention de la Cour sur un arrêt de la Cour constitutionnelle, n° 163-77, du 22 décembre 1977, rendu à la suite de questions de constitutionnalité soulevées par les Tribunaux de Milan et de Rome, et déclarent l'illégitimité constitutionnelle de certaines dispositions de la loi n° 1239, du 30 décembre 1970, dont celles qui intéressent le litige pendant devant le Pretore de Susa ;

9 Que, les dispositions contestées ayant été éliminées par l'effet de la déclaration d'inconstitutionnalité, les questions posées par le Pretore auraient perdu leur intérêt, de manière qu'il n'y aurait plus lieu d'y répondre ;

10 Attendu qu'il convient de rappeler a ce sujet que, conformément à sa pratique constante, la Cour se considère comme saisie d'une demande à titre préjudiciel, introduite en vertu de l'article 177, aussi longtemps que cette demande n'a pas été retirée par la juridiction dont elle émane, ou mise à néant, sur recours, par une juridiction supérieure ;

11 Qu'un tel effet ne saurait découler de l'arrêt invoqué, qui est intervenu dans le cadre de procédures étrangères au litige qui a donné lieu à la saisine de la Cour et dont l'effet à l'égard de tiers ne saurait être apprécié par celle-ci ;

12 Qu'il convient donc d'écarter l'objection préliminaire soulevée par le Gouvernement italien ;

Sur le fond

13 Attendu que la première question vise, en substance, à voir préciser les conséquences de l'applicabilité directe d'une disposition du droit communautaire en cas d'incompatibilité avec une disposition postérieure de la législation d'un Etat membre ;

14 Attendu que l'applicabilité directe, envisagée dans cette perspective, signifie que les règles du droit communautaire doivent déployer la plénitude de leurs effets, d'une manière uniforme dans tous les Etats membres, à partir de leur entrée en vigueur et pendant toute la durée de leur validité ;

15 Qu'ainsi, ces dispositions sont une source immédiate de droits et d'obligations pour tous ceux qu'elles concernent, qu'il s'agisse des Etats membres ou de particuliers qui sont parties à des rapports juridiques relevant du droit communautaire ;

16 Que cet effet concerne également tout juge qui, saisi dans le cadre de sa compétence, a, en tant qu'organe d'un Etat membre, pour mission de protéger les droits conférés aux particuliers par le droit communautaire ;

17 Qu'au surplus, en vertu du principe de la primauté du droit communautaire, les dispositions du traité et les actes des institutions directement applicables ont pour effet, dans leurs rapports avec le droit interne des Etats membres, non seulement de rendre inapplicable de plein droit, du fait même de leur entrée en vigueur, toute disposition contraire de la législation nationale existante, mais encore - en tant que ces dispositions et actes font partie intégrante, avec rang de priorité, de l'ordre juridique applicable sur le territoire de chacun des Etats membres - d'empêcher la formation valable de nouveaux actes législatifs nationaux dans la mesure où ils seraient incompatibles avec des normes communautaires ;

18 Qu'en effet, le fait de reconnaître une efficacité juridique quelconque à des actes législatifs nationaux empiétant sur le domaine à l'intérieur duquel s'exerce le pouvoir législatif de la Communauté, ou autrement incompatibles avec les dispositions du droit communautaire, reviendrait à nier, pour autant, le caractère effectif d'engagements inconditionnellement et irrévocablement assumés par les Etats membres, en vertu du traité, et mettrait ainsi en question les bases mêmes de la Communauté ;

19 Que la même conception se dégage de l'économie de l'article 177 du traité, aux termes duquel toute juridiction nationale a la faculté de s'adresser à la Cour, chaque fois qu'elle estime qu'une décision préjudicielle sur une question d'interprétation ou de validité intéressant le droit communautaire est nécessaire pour lui permettre de rendre son jugement ;

20 Que l'effet utile de cette disposition serait amoindri si le juge était empêché de donner, immédiatement, au droit communautaire une application conforme à la décision ou à la jurisprudence de la Cour ;

21 Qu'il découle de l'ensemble de ce qui précède que tout juge national, saisi dans le cadre de sa compétence, a l'obligation d'appliquer intégralement le droit communautaire et de protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers, en laissant inappliquée toute disposition éventuellement contraire de la loi nationale, que celle-ci soit antérieure ou postérieure à la règle communautaire ;

22 Que serait, dès lors, incompatible avec les exigences inhérentes à la nature même du droit communautaire toute disposition d'un ordre juridique national ou toute pratique, législative, administrative ou judiciaire, qui aurait pour effet de diminuer l'efficacité du droit communautaire par le fait de refuser au juge compétent pour appliquer ce droit, le pouvoir de faire, au moment même de cette application, tout ce qui est nécessaire pour écarter les dispositions législatives nationales formant éventuellement obstacle à la pleine efficacité des normes communautaires ;

23 Que tel serait le cas si, dans l'hypothèse d'une contrariété entre une disposition du droit communautaire et une loi nationale postérieure, la solution de ce conflit était réservée à une autorité autre que le juge appelé à assurer l'application du droit communautaire, investie d'un pouvoir d'appréciation propre, même si l'obstacle résultant ainsi pour la pleine efficacité de ce droit n'était que temporaire ;

24 Qu'il y a donc lieu de répondre à la première question que le juge national chargé d'appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire, a l'obligation d'assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu'il ait à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel ;

25 Attendu que, par la deuxième question, il est demandé en substance - pour l'hypothèse où il serait admis que la protection de droits conférés par les dispositions communautaires pourrait être ajournée jusqu'au moment de l'élimination effective, par les organes nationaux compétents, d'éventuelles mesures nationales contraires - si cette élimination doit dans tous les cas comporter une rétroactivité pleine et entière, de façon à éviter que les droits en question ne subissent un préjudice quelconque ;

26 Attendu qu'il résulte de la réponse donnée à la première question que le juge national a l'obligation d'assurer la protection des droits conférés par les dispositions de l'ordre juridique communautaire sans qu'il ait à demander ou attendre l'élimination effective, par les organes nationaux habilités à cet effet, d'éventuelles mesures nationales qui feraient obstacle à l'application directe et immédiate des règles communautaires ;

27 Qu'il apparaît donc que la deuxième question est sans objet ;

Quant aux dépens

28 Attendu que les frais exposés par le Gouvernement de la République italienne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;

29 Que la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant le Pretore de Susa, il appartient à celui-ci de statuer sur les dépens ;

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par le Pretore de Susa, par ordonnance du 28 juillet 1977, dit pour droit :

Le juge national chargé d'appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire, a l'obligation d'assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu'il ait à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel.