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Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 4 décembre 2003, n° 2001-10382

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Les Sables d'Or (SARL)

Défendeur :

Geneviève Lethu (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Main

Conseillers :

MM. Faucher, Remenieras

Avoués :

SCP Roblin-Chaix de Lavarene, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay

Avocats :

Mes Tiquant, Gast.

T. com. Paris, 16e ch., du 2 avr. 2001

2 avril 2001

La cour statue sur l'appel interjeté par la société Les Sables d'Or contre le jugement rendu le 2 avril 2001 par le Tribunal de commerce de Paris, qui l'a déboutée de ses demandes contre la société Geneviève Lethu, à laquelle la liait un contrat de franchise, constatant qu'elle ne rapportait contre celle-ci la preuve d'aucune faute, et l'a condamnée aux dépens ainsi qu'au paiement à la société Lethu de la somme de 20 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, déboutant les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.

Vu les dernières écritures, signifiées le 16 octobre 2003, par lesquelles l'appelante demande à la cour d'infirmer le jugement attaqué et de à titre principal :

- dire nul le contrat de franchise conclu le il mars 1997, ce en application de la loi du 31 décembre 1989 (article L. 330-3 du Code de commerce) et du décret du 4 avril 1991 ainsi que des articles 1108, 1110 et 116 du Code civil,

- condamner en conséquence la société G. Lethu à lui payer, à titre de restitution des sommes perçues et à titre de dommages-intérêts, la somme de 496 664,47 euros, subsidiairement

- prononcer la résiliation du contrat de franchise, à effet du 31 janvier 1999, aux torts et griefs exclusifs de la société Geneviève Lethu,

- condamner en conséquence la société G. Lethu à lui payer la somme de 496 664,47 euros à titre de dommages-intérêts en tout état de cause

- débouter la société G. Lethu de toutes ses demandes,

- condamner la dite société aux dépens ainsi qu'au paiement de la somme de "15 245 F" sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Vu les dernières écriture, signifiées le 8 septembre 2003, aux termes desquelles la société G. Lethu, intimée et incidemment appelante, prie la cour de confirmer le jugement déféré, sauf en ce qu'il a rejeté ses demandes reconventionnelles, de condamner la société Les Sables d'Or à lui payer, à titre de dommages-intérêts, la somme de 121 925,80 euros (799 781 F) à raison du manque à gagner consécutif aux mauvais résultats enregistrés par la société franchisée du fait de ses manquements, ainsi que la somme de 15 245 euros en réparation du préjudice résultant de la tentative de déstabilisation et de l'atteinte à son image de marque imputables à la société Les Sables d'Or, qui s'est livrée à un dénigrement du franchiseur auprès des autres membres du réseau, de mettre les dépens à la charge de l'appelante et de condamner en outre celle ci à lui payer 7 622,45 euros au titre des frais irrépétibles d'appel;

Considérant que Madame Charlotte Spas épouse Ryckewaert, qui exploitait depuis 1985 à Dunkerque un magasin appartenant au réseau de franchise Yves Rocher, est entrée en contact en 1996 avec la société Geneviève Lethu, qui anime elle même un réseau de franchise dans le domaine des arts de la table, en vue d'ouvrir un magasin Geneviève Lethu à Dunkerque, ville où l'enseigne n'était pas présente jusqu'alors ; que des rencontres et échanges de correspondances entre Madame Ryckewaert et son mari et la société Geneviève Lethu ont permis en novembre 1996, de valider le choix des premiers quant à l'emplacement du magasin et d'établir un çompte d'exploitation prévisionnel succinct ; que, le 10 décembre 1996, la société Geneviève Lethu a transmis aux époux Ryckewaert, pour se conformer à l'obligation d'information pré-contractuelle mise à sa charge par l'article 1 er de la loi du 31 décembre 1989, devenu l'article L. 330-3 du Code de commerce, un document de 102 pages ; qu'un contrat de franchise a été conclu pour 5 ans le 11 mars 1997 entre la société Geneviève Lethu et Madame Ryckewaert, à laquelle s'est substituée la société à responsabilité limitée Les Sables d'Or, créée dans ce but et dont Madame Ryckewaert est devenue la gérante ; que le magasin a été ouvert au public le 9 mai 1997 que, les résultats de l'exploitation ayant été mauvais, le chiffre d'affaires atteint étant inférieur d'environ 38 % à l'hypothèse basse calculée par la société Lethu, la société Les Sables d'Or a, après de très nombreux échanges de courriers, cessé son activité, avec l'accord du franchiseur, à la fin de l'année 1998 et cédé son droit au bail le 11 février 1999, assignant trois mois plus tard, le 26 mai 1999, la société Lethu devant le Tribunal de commerce de Paris pour la voir déclarée responsable de la rupture anticipée du contrat de franchise et condamnée à réparer le préjudice ainsi causé ;

Considérant que la société Geneviève Lethu était tenue, en application de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1989, devenu l'article L. 330-3 du Code de commerce, et de l'article 1er du décret du 4 avril 1991 pris pour l'application de cette loi, de fournir à Madame Ryckewaert, qui souhaitait entrer dans son réseau de franchise, préalablement à la signature du contrat envisagé, un document lui donnant des informations sincères, lui permettant de s'engager en connaissance de cause et comportant notamment une présentation de l'état général et local du marché des produits devant faire l'objet du contrat et des perspectives de développement de ce marché;

Que, si les textes susvisés n'imposent pas au franchiseur d'établir et remettre au candidat à la franchise un compte d'exploitation prévisionnel ou, plus généralement, une prévision chiffrée des résultats susceptibles d'être atteints par l'exploitation de la franchise, ils l'obligent, dans le cas où il communique une telle prévision au futur franchisé, à établir celle-ci de manière sincère, sur des bases aussi sérieuses, exactes et objectives qu'il est possible afin que cet élément d'information, déterminant pour celui qui veut s'engager dès lors qu'il porte sur la rentabilité du commerce qu'il envisage d'exploiter, lui permette de le faire en connaissance de cause ;

Considérant en premier lieu que le document d'information remis par la société Geneviève Lethu ne comporte, s'agissant de l'état local du marché, qu'une liste de magasins, tirée du "Guide du cadeau", dans le domaine "Arts de la Tables/Arts Ménagers" pour le département du Nord ; que cette liste ne comprend, pour la ville de Dunkerque , que il magasins, alors que la société Les Sables d'Or établit, par la production de pièces non critiquées, en particulier d'attestations émanant de commerçants dunkerquois, qu'une dizaine d'autres magasins de Dunkerque, en 1995/1996, offraient à la vente des articles du type de ceux distribués dans le réseau de franchise Geneviève Lethu; qu'à ces magasins spécialisés devaient être ajoutés plusieurs magasins de grande surface (enseignes Leclerc, Cora, Carrefour, Auchan par exemple) ayant des rayons spécialisés dans les "arts de la table";

Que, par ailleurs, le document d'information précontractuel ne contient aucune présentation des perspectives de développement du marché local dans le secteur concerné;

Considérant que la société Geneviève Lethu a estimé le chiffre d'affaires potentiel du magasin que Madame Ryckewaert se proposait d'ouvrir à 2 100 000 F TTC (1 750 000 F HT) dans l'hypothèse la plus basse,en pondérant la moyenne, égale à 2 400 000 F TTC, des chiffres obtenus par trois méthodes de calcul différentes, alors que le chiffre d'affaires atteint par la société Les Sables d'Or après une année d'exploitation n'a été que de 1 065 095 F HT ,soit environ 1 300 000F TTC, avec une perte de 212 597 F;

Que, si la méthode de détermination du chiffre d'affaires prévisionnel est en elle-même sérieuse et a été validée par l'expérience, il apparaît qu'en l'espèce le résultat obtenu a été gravement faussé par l'inexactitude de certaines des données à partir desquelles ont été effectués les calculs ;qu'ainsi, dans la première méthode, la société Geneviève Lethu aboutit à un chiffre d'affaires potentiel de 3 407 000 F en considérant que le magasin choisi par Madame Ryckewaert, d'une surface de 96 m2, représente 8,73 % de la surface de l'ensemble de ses concurrents, soit 1 100 m2 pour il magasins d'une "surface moyenne supposée" de 100 m2, alors que, ainsi qu'il vient d'être dit à propos de la présentation de l'état local du marché, le nombre réel de concurrents était plus de deux fois supérieur à celui pris en compte par Geneviève Lethu

Que, si le calcul avait été fait sur des bases moins grossièrement inexactes, le chiffre d'affaires obtenu par la première méthode n'aurait pas été supérieur à 1 300 000 F, alors de surcroît que le chiffre de la "consommation moyenne annuelle par habitant des produits arts de la tables"intègre, pour environ deux cinquièmes, les articles en plastique, marginaux en volume dans les produits distribués par le réseau Geneviève Lethu ; qu'ainsi la première méthode aurait abouti à un chiffre proche de celui-ci 1 460 775 F - obtenu au résultat de la deuxième méthode, la plus simple, qui multiplie le chiffre d'affaires par habitant des magasins Geneviève Lethu par le nombre d' habitants de la ville de Dunkerque; que dès lors, même en prenant le chiffre -2 339 000 F- résultant de la troisième méthode, plus complexe et discutable, prenant pour base le chiffre d'affaires au m2 réalisé au cours des trois premières années d'exploitation par six "magasins Geneviève Lethu de Centres commerciaux ou centre ville existant depuis plus de trois ans", la moyenne des trois méthodes aurait donné un chiffre inférieur à 1 700 000 F, permettant après pondération, une hypothèse basse égale à 1 400 000 F ou plus;

Considérant que, l'équilibre de l'exploitation ne pouvant être atteint dans une telle hypothèse, la société Les Sables d'Or (Madame Ryckewaert) n'aurait évidemment pas contracté ;qu'il suit de là que sans les informations erronées communiquées par la société Geneviève Lethu sur l'état de la concurrence locale et le chiffre d'affaires minimal raisonnablement prévisible, informations pour elle déterminantes, Madame Ryckewaert (la société Les Sables d'Or) n'aurait pas conclu le contrat de franchise ;

Qu'en fournissant au candidat à la franchise des éléments d'information gravement erronés sur l'état de la concurrence locale, sur la base desquels elle a ensuite fait une estimation, qui ne pouvait être elle-même qu'erronée, et exagérément optimiste, du chiffre d'affaires prévisible, tout en omettant de lui communiquer les éléments de son calcul (les trois méthodes) qui lui auraient permis un contrôle et une approche critique, compte tenu de la connaissance qu'avait Madame Ryckewaert du tissu commercial dunkerquois en raison de son expérience de douze années de franchise Yves Rocher, cependant qu'étaient passées sous silence des informations, tel le dépôt de bilan du franchisé de la ville proche de Saint-Quentin à la fin de l'année 1996, qui auraient été de nature à rendre Madame Ryckewaert plus méfiante ou au moins prudente à l'égard du chiffre d'affaires prévisionnel annoncé, la société Geneviève Lethu, qui ne pouvait ignorer que la rentabilité de l'exploitation envisagée avait un caractère déterminant pour Madame Ryckewaert comme pour tout candidat à la franchise et que sa propre réputation de sérieux et son incontestable réussite commerciale donnaient beaucoup de poids et de crédit à ses prévisions, a, par sa faute, provoqué une erreur sur une qualité substantielle du contrat projeté, à savoir la possibilité d'assurer une exploitation bénéficiaire ou au moins équilibrée, qui a vicié le consentement de sa cocontractante ;

Qu'il s'ensuit que doit être prononcée la nullité du contrat ;

Considérant que la société Les Sables d'Or est fondée en conséquence à demander restitution du droit d'entrée et des redevances versées, pour des montants respectifs non contestés de 15 245 euros et 8 292,31 euros ; qu'elle est encore en droit d'obtenir paiement du montant des pertes, s'élevant à 39 164,46 euros, générées par l'exploitation du magasin, la société Les Sables d'Or n'ayant été créée qu'en vue d'exploiter la franchise Geneviève Lethu, ainsi que le montant des dettes contractées pour les besoins de l'exploitation, tel qu'arrêté à la cessation d'activité, le 31 janvier 1999, soit 1 268 639 F, et diminué du prix de cession du droit au bail, s'élevant à 800 000 F, soit une somme de 468 639 F ou 71 443,55 euros;

Que la société Les Sables d'Or ne peut obtenir de surcroît, toutes les pertes liées au contrat de franchise annulées étant compensées, le montant des investissements et équipements spécifiques du magasin qui ont été financés soit par des emprunts dont le solde exigible est compris dans la somme de 1 268 639 F (dettes), soit par des avances de Madame Ryckewaert dont la partie non remboursée est également comprise dans la somme susvisée au titre des dettes sociales, de sorte qu'ils ne peuvent être regardés comme un préjudice distinct né du contrat annulé;

Considérant que c'est donc la somme globale de (15 245 + 8 292,31 + 39 164,46 + 71 443,55) 134 145,32 euros que la société Geneviève Lethu sera condamnée à payer à la société Les Sables d'Or ;

Considérant que le contrat de franchise étant nul par la faute de la société Geneviève Lethu, celle-ci ne peut réclamer des dommages-intérêts à raison du manque à gagner résultant prétendument de la mauvaise exécution par la société Les Sables d'or de ses obligations de franchisée;

Que, sur la demande de dommages-intérêts à raison d'une "tentative de déstabilisation" et d'atteinte à l'image de marque de la société Geneviève Lethu, le jugement mérite d'être confirmé;

Considérant que la société Geneviève Lethu, qui succombe, devra supporter les dépens de première instance et d'appel, ce qui entraîne le rejet de sa demande fondée sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; qu'il est équitable d'allouer sur ce fondement une somme à la société Les Sables d'Or;

Par ces motifs - Réforme le jugement attaqué, sauf en ce qu'il a rejeté les demandes reconventionnelles de dommages-intérêts de la société Geneviève Lethu, Statuant à nouveau et y ajoutant, - Annule le contrat de franchise conclu entre les parties le 11 mars 1997, - Condamne la société Geneviève Lethu à payer à la société Les Sables d'Or la somme de 134 145,32 euros, ainsi que celle de 2 324 euros en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, - Déboute les parties de toutes autres demandes, - Condamne la société Geneviève Lethu aux dépens et admet la SCP Roblin Chaix de Lavarene, avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.