CA Paris, 5e ch. C, 25 juin 1999, n° 1997-23771
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Friedrich W. Heye Verlag GmbH
Défendeur :
Hirschnagl
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Desgrange
Conseillers :
MM. Bouche, Savatier
Avoués :
SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Monin
Avocats :
Mes Querenet-Hahn, Suzanne.
Monsieur Georges Hirschnagl, invoquant la rupture abusive du contrat de distribution exclusive non-écrit le liant à la société de droit allemand Friedrich Heye Verlag GmbH (dite société Heye) pour la vente de ses produits en France, a fait assigner cette société devant le Tribunal de commerce de Créteil en paiement de dommages-intérêts.
Par arrêt du 5 mars 1997, la Cour d'appel de Paris, saisie d'un contredit du jugement incompétence du 16 octobre 1996 prononcé par le Tribunal de commerce de Créteil, a qualifié les relations contractuelles de contrat de distribution exclusive, a déclaré ce tribunal compétent et a renvoyé les parties devant celui-ci.
Par jugement du 25 juin 1997, le Tribunal de commerce de Créteil statuant au fond a déclaré Monsieur Hirschnagl partiellement fondé en sa demande de dommages-intérêts, et a condamné la société Heye à lui payer 710 000 F en réparation de son préjudice commercial et 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Friedrich Heye Verlag GmbH a relevé appel de cette décision assortie de l'exécution provisoire moyennant la fourniture d'une caution bancaire, mais qu'elle n'a pas exécutée.
Elle expose que, maison d'édition spécialisée dans les cartes postales, les calendriers et les puzzles, elle fabrique et vend également des peluches;
Que, client habituel de la société Heye, Monsieur Hirschnagl a repris en 1984 l'activité et la clientèle d'une société Zubel Rieder qui précédemment distribuait concurremment avec lui les produits Heye;
Que ce n'est qu'en 1995 que la société Heye a éprouvé la nécessité d'organiser en France une distribution plus "agressive" de ses produits, et a constaté la stagnation de ses ventes, alors qu'elles progressaient de manière importante dans d'autres pays européens;
Qu'elle a alors confié en 1996 à son distributeur de puzzles dans d'autres pays? La société hollandaise Jumbo la commercialisation de ces puzzles dans les magasins de jeux français, et en a informé Monsieur Hirschnagl lors de la foire du livre de Francfort en octobre 1995;
Que la proposition de la société Heye de lui réserver la distribution de ses produits auprès des librairies, papeteries et magasins de cadeaux, et de partager dans ces lieux la distribution des produits Jumbo avec la société de ce nom a été refusée par Monsieur Hirschnagl qui a limité ensuite son activité à une seule et dernière commande de 6 000 DM le 17 novembre 1995;
Qu'en l'absence de réponse de Monsieur Hirschnagl à sa lettre du 27 octobre 1995 maintenant ses propositions et en raison de l'effondrement de son activité, la société Heye l'a informé le 30 janvier 1996 par lettre qu'elle cessait toutes relations avec lui à compter du 31 juillet 1996;
Que Monsieur Hirschnagl lui a fait alors délivrer ce même 30 janvier une assignation qui lui a été présentée le 18 mars 1996 sans traduction.
La société appelante conteste avoir violé l'exclusivité territoriale dont se prévaut Monsieur Hirschnagl pendant le préavis, puisqu'elle a renonce à faire participer la société Jumbo au salon du jouet à Paris en janvier 1996 et que les seules ventes passées par les sociétés Variantes et Epse directement auprès de la société Jumbo ont relevé d'une démarche personnelle de ces clients; selon l'appelante il n'y a pas eu rupture brusque ou abusive des relations commerciales avec Monsieur Hirschnagl.
La société Heye prétend que celui-ci n'a droit à aucune indemnité pour une clientèle qu'il a reprise en 1984 à la société Zuber Rieder son prédécesseur, et qu'il doit l'indemniser au contraire par une somme de 150 000 DM du préjudice provoqué par l'inactivité complète de Monsieur Hirschnagl de fin novembre 1995 au 31 juillet 1996; elle conclut ainsi à 1' infirmation du jugement entrepris et à la condamnation de l'intimée à lui payer cette somme, ainsi qu'une indemnité de 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Monsieur Georges Hirschnagl fait valoir au contraire qu'aucun grief n'est formulé à son encontre, que le chiffre d'affaires n'a pas enregistré de baisse significative, même en comparaison des concessions à l'étranger, que l'accord de concession exclusive ne s'accompagnait pas d'objectifs de vente quantifiés, que la rupture début octobre 1995 a été brutale, que dès janvier 1996 la société Jumbo a eu un comportement concurrentiel et déloyal avec l'encouragement de la société Heye, et que cette dernière a une "vocation de faussaire" dont il dit apporte plusieurs illustrations.
Faisant appel incident, Monsieur Hirschnagl demande que l'indemnité qui lui est due soit portée à trois millions de francs avec intérêts au taux légal à compter du 30 octobre 1995, et que la société appelante soit condamnée en outre à lui payer 80 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Motifs de la cour
Considérant qu'a été formellement démenti par Monsieur Hirschnagl et dénié par la Cour d'appel de Paris dans son arrêt du 5 mars 1997 le droit pour la société Heye de mettre en place à partir de 1995 une distribution sur le territoire français là où jusqu'alors n'auraient existé que des accords ponctuels de vente à Monsieur Hirschnagl;
Que dès lors en effet qu'a été reconnue judiciairement l'existence d'un contrat verbal de concession exclusive, et qu'aucune faute n'a été reprochée par la société concédante à son concessionnaire, la réorganisation complète de la distribution des produits Heye associés aux produits Jumbo devait s'analyser comme une dénonciation du contrat et une offre réductrice de distribution en concurrence avec la société Jumbo que Monsieur Hirschnagl n'était pas obligé d'accepter.
Qu'au surplus, aucune performance de vente n'a jamais été imposée à Monsieur Hirschnagl qui au contraire bénéficiait même le 7 juillet 1989 de la part de son fournisseur d'un allongement de ses délais de paiement, puis en décembre 1990 de l'élargissement de la gamme des produits mis en vente par Monsieur Hirschnagl à des puzzles, en concurrence avouée de ceux distribués par la société Jumbo; que de 1984 à 1991 la société Heye s'est souvent félicitée de l'efficacité de son distributeur
Que c'est en fait l'entrée de la société Jumbo déjà distributeur exclusif en Belgique dans le capital de la société Heye en août 1995 qui a provoqué l'éviction partielle de Monsieur Hirschnagl de la distribution sur le territoire français et l'appropriation par la société Jumbo du marché des grandes surfaces jusqu'alors offert à la pénétration de Monsieur Hirschnagl; que la lettre de la société Heye du 19 décembre 1990 incitait en effet celui-ci à développer la vente encore timide de nouveaux puzzles dans les hypermarchés, et celle du 1er février 1994 lui confiait l'ensemble de la gamme des calendriers;
Qu'ainsi il n'est pas exact de prétendre que Monsieur Hirschnagl n'abordait pas la clientèle des grandes surfaces, dont une énumération partielle était faite dans la lettre de la société Heye du 4 décembre 1990 Auchamp (sic), Leclerc, les 3 Fontaines, Art de Vivre, Virgin Mégastore.
Considérant qu'un courrier de Monsieur Hirschnagl du 18 octobre 1995 à en-tête de son nom commercial Arcaldion prouve que c'est quelques jours auparavant lors de la Foire du livre à Francfort que la société Heye lui a signifié verbalement sa décision de mettre fin au contrat de distribution; que Monsieur Hirschnagl a alors considéré que la rupture était consommée et a refusé le compromis proposé par la société Heye dans sa lettre du 27 octobre 1995 de répartir le marché entre lui et le nouveau distributeur;
Que toutefois, sous la menace d'une assignation, dont elle ne recevra copie qu'en mars, la société Heye, quoique convaincue en apparence de n'avoir affaire depuis onze ans qu'à un "client" parmi d'autres en la personne de Monsieur Hirschnagl, a estimé prudent de dénoncer officiellement le 30 janvier 1996 "la distribution par votre intermédiaire des puzzles et des peluches dans le secteur du jeu ou du jouet" et d'arrêter l'ensemble des relations commerciales à compter du 31 juillet 1996.
Qu'ainsi, en fonction de la durée des collaborations entre le fournisseur et son distributeur exclusif et des usages dans la profession, le respect par le fournisseur d'un délai raisonnable de préavis de six mois augmenté d'une période de négociations de près de trois mois, ne permet pas au distributeur de qualifier de brutale ou d'abusive la rupture du contrat.
Considérant que reste pour Monsieur Hirschnagl à prouver que la société Heye avait en fait déjà restreint l'étendue de son activité en France selon les modalités préconisées par la société mais refusées par lui dès octobre 1995, qu'elle a concrétisé dès le cours du préavis son intention de ne confier la vente des puzzles et des peluches aux magasins de jouets qu'à la société Jumbo, en violation de l'exclusivité dont devait encore bénéficier Monsieur Hirschnagl et qu'elle n'a donc pas en fait respecté le délai de préavis; que parallèlement la société Heye doit prouver que Monsieur Hirschnagl aurait refusé de poursuivre l'exécution du contrat de distribution, et auraot participé à son propre préjudice résultant de la cessation de leur collaboration.
Considérant qu'il est démontré et avoué par la société Heye elle-même que cette dernière avait prévu la participation de la société Jumbo au salon du jouet à Paris en janvier 1996, en qualité de nouveau distributeur exclusif de ses produits;que le catalogue édité à cette occasion en fait foi;
Que ce comportement, en flagrante violation de l'exclusivité dont devait bénéficier Monsieur Hirschnagl jusqu'au 31 juillet 1996, aurait été rectifié par la société Heye lorsqu'elle aurait subitement réalisé fort opportunément que Monsieur Hirschnagl n'avait pas donné suite à sa proposition du 27 octobre 1995;qu'ainsi la société Jumbo aurait renoncé à participer au Salon pour les produits Heye ne faisant pas partie de sa gamme;
Qu'il résulte des pièces versées aux débats que la société Jumbo Belgique a seule exposé au salon de Paris, ceci pour vendre bien évidemment, mais en qualité de concessionnaire exclusif belge;qu'une telle subtilité incompatible avec l'exclusivité dont Monsieur Hirschnagl bénéficiait encore est révélatrice d'une déloyauté inadmissible dans l'exécution du préavis;
Que de même la société Heye s'est rendue encore coupable d'une violation de l'exclusivité en tolérant les commandes faites par les sociétés Variantes et Epse le 29 mas 1996 directement à la société Jumbo Belgique, quand bien même ces commandes auraient été "spontanées".
Considérant en revanche que la détermination de la société Heye à introduire sur le marché français la société Jumbo en concurrence de Monsieur Hirschnagl suivant une répartition inacceptable pour ce dernier, a expliqué la lettre circulaire envoyée par Monsieur Hirschnagl à sa clientèle en janvier 1996, l'informant de la disparition de sa représentation des produits Heye;
Que Monsieur Hirschnagl soutient que la société Heye ne lui a pas remis fin novembre, ni début décembre 1995 les échantillons de sa nouvelle gamme de produit, et qu'ainsi s'explique la limitation à une valeur de 6 006 DM de la seule et dernière commande qu'il lui a passée en novembre 1995;
Qu'à défaut de preuve par la société Heye d'un refus express de Monsieur Hirschnagl de continuer à distribuer ses produits, cette réduction de son activité ne peut être qualifiée de fautive, en comparaison des violations sus-énoncées de la société Heye à son obligation contractuelle d'exclusivité,
Considérant qu'en l'absence de faute prouvée de Monsieur Hirschnagl dans l'exécution du contrat de concession et de preuve d'une évolution insatisfaisante de ses activités sur les cinq dernières années, comparativement à celles des pays voisins de la France, la société Heye doit indemniser son ancien collaborateur évincé du préjudice lié à la perte de chiffre d affaires réalisée avec la société à la suite du comportement déloyal de cette dernière pendant le préavis;
Qu'il résulte d'une étude de son préjudice faite par la société d'expertise comptable ATM-Compta à la demande de Monsieur Hirschnagl, que plusieurs chapitres sont à prendre en considération qui résultent directement ou indirectement de la disparition fautive et anticipée des produits Heye de la liste des articles représentés par Arcaldion;
Qu'ainsi la perte d'une année de marge commerciale sur la vente de 25 % de ses produits distribués par Monsieur Hirschnagl et que représentaient les articles Heye doit être indemnisée par la somme de 710 000 F estimée par l'expert-comptable, à partir d'une baisse du chiffre d'affaires de 1 800 000 F en un an estimée par les premiers juges.
Qu'à ce préjudice démontré s'ajoute, sinon les charges non prouvées de formation et de licenciement de personnel, et de recherche de produits de substitution, un préjudice financier clairement défini par l'expert-comptable;
Qu'ainsi, privé d'une partie de son achalandage en fin d'année, période particulièrement favorable aux ventes de calendriers, cartes et jouets, Monsieur Hirschnagl a rencontré des difficultés pour résorber le large découvert consenti chaque été par la Banque Parisienne de Crédit; qu'encore en avril 1997 il ne pouvait verser à la SCI dont il loue des bureaux que la moitié du loyer mensuel conventionnel de 16 000 F;
Que la cour trouve dans les pièces et explications du dossier les éléments suffisants pour chiffrer ce préjudice de trésorerie à 220 000 F,
Considérant qu'aucun autre préjudice n'est démontré, hormis les frais irrépétibles que Monsieur Hirschnagl a engagés pour faire reconnaître ses droits en justice et qui, en équité, doivent être pris en charge par la société Heye.
Par ces motifs, Déboute la société Friedrich W. Heye Verlag GmbH, dite Heye de son appel; Réformant le jugement du 25 juin 1997, et faisant partiellement droit à l'appel incident de Monsieur Georges Hirschnagl Condamne la société Friedrich W. Heye Verlag GmbH à lui payer la somme globale de 930 000 F de dommages-intérêts pour violation de l'exclusivité dont bénéficiait Monsieur Hirschnagl jusqu'au 31 juillet 1996; Condamne la société Friedrich W. Heye Verlag GmbH à payer en outre à Monsieur Hirschnagl une somme globale de 60 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Condamne la société Friedrich W. Heye Verlag GmbH aux dépens de première instance et d'appel. Admet la SCP Monin, avoué, au droit de recouvrement dans les conditions prévues par l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.