CJCE, 13 juillet 1989, n° 395-87
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Verney
Défendeur :
Tournier
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Koopmans
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Mancini, Kakouris, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Diez de Velasco, Zuleeg
Avocats :
Mes Fourgoux, Paffenholz-Bompart, Ryziger, Carmet.
LA COUR,
1 Par arrêt du 2 décembre 1987, parvenu à la Cour le 23 du même mois, la Cour d'appel d'Aix-en-Provence a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30, 59, 85 et 86 dudit traité, en vue d'apprécier la compatibilité, avec ces dispositions, des conditions de transaction imposées aux utilisateurs par une société nationale de gestion de droits d'auteur des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une poursuite pénale engagée contre M. Jean-Louis Tournier, directeur de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (ci-après SACEM), qui est la société française de gestion des droits d'auteur en matière musicale, sur plainte, avec constitution de partie civile, d'un exploitant d'une discothèque à Juan-les-Pins qui fait grief à la SACEM de lui imposer le paiement de prestations excessives, inéquitables ou indues pour la représentation d'œuvres musicales protégées dans son établissement, et de commettre ainsi certains délits sanctionnés par la législation pénale française.
3 Le juge d'instruction de Grasse, saisi de ladite plainte, a rendu une ordonnance de non-lieu, mais la chambre d'accusation de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence a infirmé cette ordonnance. Elle a ordonné un supplément d'informations aux fins de procéder, notamment, à l'inculpation du directeur de la SACEM. Au cours du débat contradictoire qui s'en est suivi, la partie civile a demandé à la chambre d'accusation de soumettre à la Cour des questions préjudicielles, au motif que le taux de la redevance imposé par la SACEM mériterait d'être examiné au regard des dispositions du traité CEE en matière de concurrence.
4 Les griefs énoncés par la partie civile concernent le comportement général de la SACEM à l'égard des discothèques en France. A cet effet, la partie civile a d'abord fait valoir que le taux des redevances exigées par la SACEM serait arbitraire et inéquitable et constituerait dès lors un abus de la position dominante que cette société détiendrait. En effet, le niveau de ces redevances serait sensiblement plus élevé que celui pratiqué dans les autres États membres alors que, au surplus, les tarifs appliqués aux discothèques seraient sans aucun rapport avec les tarifs pratiqués à l'égard d'autres grands utilisateurs de musique enregistrée, telles la télévision et la radio.
5 Elle fait valoir ensuite que les discothèques utilisent, dans une très large mesure, de la musique d'origine anglo-américaine, circonstance qui ne serait pas prise en considération par la méthode de calcul des redevances définie par la SACEM et basée sur l'application d'un taux fixe de 8,25 % sur le chiffre d'affaires, TVA comprise, de la discothèque en question. En effet, les exploitants devraient payer ces redevances très élevées pour avoir accès à tout le répertoire de la SACEM alors qu'ils ne sont intéressés qu'à une partie de celui-ci; la SACEM aurait toujours refusé de leur donner l'accès à une partie du répertoire, alors qu'ils n'auraient pas non plus la possibilité de s'adresser directement aux sociétés de gestion de droits d'auteur dans d'autres pays, celles-ci étant liées par des "contrats de représentation réciproque" à la SACEM et refusant de ce fait l'accès direct à leurs répertoires.
6 La Cour d'appel a d'abord constaté que l'activité de la SACEM s'étendait à l'intégralité du territoire français qui constitue une partie substantielle du Marché commun, et que le comportement reproché à cette société était de nature à affecter le commerce entre États membres. Elle a ensuite considéré que la SACEM occupait une position dominante sur le territoire français puisqu'elle possède en fait, sinon en droit, le monopole absolu de la gestion des droits de ses membres et qu'elle a reçu mandat de ses homologues étrangers pour gérer en France leurs répertoires d'œuvres musicales dans les mêmes conditions que son propre répertoire. La cour d'appel a enfin observé qu'il était constant que, si ce mandat n'est pas exclusif, aucune discothèque ou entreprise française quelconque n'était en mesure de nouer des relations contractuelles directes avec une société d'auteurs étrangère.
7 Compte tenu de ces considérations, la cour d'appel a posé les cinq questions préjudicielles suivantes :
"1. Le niveau de la redevance ou des redevances cumulées fixé par la SACEM qui occupe une position dominante sur une partie substantielle du Marché commun, constitutive en France d'un monopole de fait pour la gestion des droits d'auteurs et la perception des redevances y afférente est-il compatible avec les dispositions de l'article 86 du traité de Rome ou, au contraire, traduit-il une pratique abusive et anticoncurrentielle par l'imposition de conditions non négociables et non équitables?
2. L'organisation, grâce à un ensemble de conventions dites de représentation réciproque, d'une exclusivité de fait dans la plupart des pays de la Communauté, permettant à une entreprise de contrôle et de perception de droits d'auteurs, exerçant son activité sur le territoire d'un État membre, de fixer arbitrairement et de façon discriminatoire le niveau des redevances qui a pour effet d'empêcher les utilisateurs de choisir dans le répertoire des auteurs étrangers sans être contraints de payer une redevance sur le répertoire de la société d'auteurs de l'État membre considéré, constitue-t-elle une pratique concertée contraire aux dispositions de l'article 85-1 du traité de Rome ayant alors pour effet de faciliter les abus de position dominante au sens de l'article 86 dudit traité?
3. L'article 86 du traité de Rome doit-il être interprété en ce sens que constitue "une condition de transaction non équitable" le fait pour une entreprise de contrôle et de perception de droits d'auteurs bénéficiant sur une partie substantielle du Marché commun d'une position dominante et liée par des contrats de représentation réciproque avec des entreprises similaires d'autres pays de la CEE, de fixer une assiette et un taux de redevance, dès lors qu'il apparaît que ce taux est plusieurs fois supérieur à celui pratiqué par toutes les sociétés d'auteurs des pays membres de la CEE sans raison objectivement justifiable et sans rapport avec les sommes redistribuées aux auteurs, rendant la redevance disproportionnée par rapport à la valeur économique de la prestation fournie?
4. Le fait par une société composite d'auteurs et d'éditeurs en position de monopole de fait sur le territoire d'un État membre, de refuser l'accès des utilisateurs de phonogrammes au seul répertoire étranger qu'elle représente, en cloisonnant le marché, doit-il être ou non considéré comme ayant pour objet ou en tout cas pour effet d'empêcher de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence au sens de l'article 85-1? (sic)
5. Tenant compte du fait que la Cour a déjà jugé que la mise à la disposition du public d'un disque comme d'un livre se confond avec la circulation du support matériel de l'œuvre entraînant l'épuisement du droit à redevance et malgré le paiement par l'acheteur à l'éditeur du prix du disque dans lequel est incorporé le droit d'auteur correspondant à l'autorisation d'utilisation de l'œuvre, l'application d'une réglementation nationale qui assimile à la contrefaçon en matière de phonogramme dans le cas où ne seraient pas versées à l'entreprise nationale de contrôle, de gestion et de perception en position de monopole de fait, les redevances qu'elle fixe pour la communication publique, est-elle compatible avec les articles 30 et 59 du traité si ces redevances sont abusives et discriminatoires et si leur taux n'est pas déterminé par les auteurs eux-mêmes et/ou ne serait pas celui dont seraient susceptibles de convenir directement les sociétés d'auteurs étrangères qui les représentent?"
8 Pour un plus ample exposé des faits et de la procédure, de la législation française en matière de droits d'auteur ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
9 Il convient d'examiner d'abord la cinquième question, relative aux articles 30 et 59 du traité, ensuite les deuxième et quatrième questions relatives à l'article 85, et enfin l'interprétation de l'article 86 qui fait l'objet des première et troisième questions.
Sur la cinquième question (articles 30 et 59)
10 La cinquième question pose deux problèmes différents : d'abord, celui de savoir si les articles 30 et 59 du traité s'opposent à l'application d'une législation nationale qui considère comme une violation du droit d'auteur l'exécution publique, sans paiement de redevances, d'œuvres musicales protégées au moyen de supports de son, lorsque des redevances ont déjà été versées à l'auteur, pour la reproduction de l'œuvre, dans un autre État membre; ensuite, celui de l'influence, sur la réponse à donner, du taux des redevances en question.
11 Il y a lieu de rappeler d'abord que, d'après l'arrêt du 20 janvier 1981(Musik-Vertrieb membran, 55 et 57-80, Rec. p. 147), une société de gestion des droits d'auteur, agissant au nom du titulaire d'un droit d'auteur ou de son licencié, ne peut invoquer le droit exclusif d'exploitation conféré par le droit d'auteur pour empêcher ou restreindre l'importation de supports de son qui ont été licitement écoulés sur le marché d'un autre État membre par le titulaire lui-même ou avec son consentement. En effet, aucune disposition d'une législation nationale ne saurait permettre à une entreprise chargée de la gestion de droits d'auteur, et détenant le monopole de fait sur le territoire d'un État membre, d'opérer un prélèvement sur les produits d'un autre État membre où ils ont été mis en circulation par le titulaire du droit d'auteur ou avec son consentement et d'instaurer ainsi une charge à l'importation des supports de son qui se trouvent déjà en libre circulation dans le Marché commun, à cause du passage, par ceux-ci, d'une frontière intérieure.
12 Il convient d'observer ensuite que les problèmes que comporte le respect du droit d'auteur sur des œuvres musicales mises à la disposition du public par la voie de la représentation, par rapport aux exigences du traité, ne sont pas les mêmes que ceux qui concernent les cas où la mise à la disposition du public se confond entièrement avec la circulation du support matériel de l'œuvre. Dans le premier cas, le titulaire du droit d'auteur et ses ayants droit ont un intérêt légitime à calculer les redevances dues pour l'autorisation de représenter l'œuvre en fonction du nombre réel ou probable des représentations, comme la Cour l'a constaté dans son arrêt du 18 mars 1980(Coditel, 62-79, Rec. p. 881).
13 Il est vrai que la présente affaire soulève un point particulier quant à la distinction entre ces deux régimes, dans la mesure où les supports de son sont, d'une part, des produits auxquels s'appliquent les dispositions relatives à la libre circulation de marchandises prévues par les articles 30 et suivants du traité mais peuvent, d'autre part, être utilisés en vue de la représentation publique de l'œuvre musicale en question. Dans une telle situation, la conciliation des exigences résultant de la libre circulation des marchandises et la libre prestation de services et celles imposées par le respect dû aux droits d'auteur doit être réalisée de telle sorte que les titulaires de droits d'auteur, ou les sociétés qui sont leurs mandataires, puissent invoquer leurs droits exclusifs pour demander le versement de redevances en cas de diffusion publique de musique enregistrée sur support de son, alors même que la commercialisation de ce support de son ne peut donner lieu, dans le pays de la diffusion publique, à aucun prélèvement de redevances.
14 Quant au caractère abusif ou discriminatoire du taux de la redevance, celui-ci, fixé de façon autonome par la SACEM, doit être apprécié au regard des règles de concurrence des articles 85 et 86. Le taux de la redevance n'entre pas en ligne de compte en vue d'examiner la compatibilité de la législation nationale en question avec les articles 30 et 59 du traité.
15 Dès lors, il convient de répondre à la cinquième question que les articles 30 et 59 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne s'opposent pas à l'application d'une législation nationale qui considère comme une violation du droit d'auteur l'exécution publique, sans paiement de redevances, d'œuvres musicales protégées au moyen de supports de son, lorsque des redevances ont déjà été versées à l'auteur pour la reproduction de l'œuvre, dans un autre État membre.
Sur les deuxième et quatrième questions (article 85)
16 La deuxième question vise la pratique suivie par les sociétés nationales de gestion de droits d'auteur des différents États membres dans leurs rapports mutuels. Elle concerne, d'une part, l'organisation, par ces sociétés, d'un réseau de conventions de représentation réciproque et, d'autre part, la pratique suivie par ces sociétés de refuser collectivement tout accès à leurs répertoires respectifs de la part d'utilisateurs établis dans d'autres États membres.
17 Sur le premier point, il y a lieu de préciser d'abord que, ainsi qu'il ressort du dossier, il faut entendre par "contrat de représentation réciproque" tel que visé par la juridiction nationale un contrat entre deux sociétés nationales de gestion de droits d'auteur en matière musicale par lequel ces sociétés se confient mutuellement le droit d'accorder, sur le territoire dont elles sont responsables, les autorisations requises pour toute exécution publique d'œuvres musicales protégées par des droits d'auteur de membres des autres sociétés et de soumettre ces autorisations à certaines conditions, conformément aux lois applicables sur le territoire en cause. Ces conditions comprennent notamment le paiement de redevances, dont la perception est effectuée par la société mandatée pour le compte de l'autre société. Le contrat spécifie que chaque société appliquera, en ce qui concerne les œuvres du répertoire de l'autre société, les mêmes tarifs, méthodes et moyens de perception et de répartition des redevances que ceux qu'elle applique aux œuvres de son propre répertoire.
18 Il convient de rappeler ensuite que, selon les conventions internationales applicables en matière de droit d'auteur, les titulaires de droits d'auteur reconnus sous l'empire de la législation d'un État contractant bénéficient, sur le territoire de tout autre État contractant, de la même protection contre la violation de ces droits que les ressortissants du dernier État, ainsi que des voies de recours ouverts à ces ressortissants.
19 Dans ces conditions, il apparaît que les contrats de représentation réciproque entre sociétés de gestion visent un double but : d'une part, ils cherchent à soumettre l'ensemble des œuvres musicales protégées, quelle qu'en soit l'origine, à des conditions identiques pour les usagers établis dans un même État, conformément au principe retenu par la réglementation internationale; d'autre part, ils permettent aux sociétés de gestion de s'appuyer, pour la protection de leur répertoire dans un autre État, sur l'organisation mise en place par la société de gestion qui y exerce ses activités, sans être contraintes d'ajouter à cette organisation leurs propres réseaux de contrats avec les utilisateurs et leurs propres contrôles sur place.
20 Il résulte de ces considérations que les contrats de représentation réciproque en cause sont des contrats de prestation de services qui ne sont pas, en eux-mêmes, restrictifs de la concurrence de façon à relever de l'interdiction prévue par l'article 85, paragraphe 1, du traité. Il pourrait en être autrement si ces contrats instituaient une exclusivité en ce sens que les sociétés de gestion se seraient engagées à ne pas donner l'accès direct à leur répertoire aux utilisateurs de musique enregistrée, établis à l'étranger; toutefois, il ressort du dossier que ce type de clauses d'exclusivité figurant jadis dans les contrats de représentation réciproque a été supprimé à la demande de la Commission.
21 La Commission signale cependant que la suppression de cette clause d'exclusivité dans les contrats n'a pas eu pour effet de modifier le comportement des sociétés de gestion, celles-ci refusant de donner une licence ou de confier leur répertoire à l'étranger à une société autre que celle implantée sur le territoire en cause. Cette affirmation conduit à l'examen du second problème soulevé par la question préjudicielle, celui de savoir si les sociétés de gestion n'ont pas, en fait, conservé leur exclusivité par une pratique concertée.
22 A cet égard, la Commission et la SACEM font valoir que les sociétés de gestion n'ont aucun intérêt à utiliser une autre méthode que celle du mandat conféré à la société implantée sur le territoire concerné et qu'il ne paraît pas réaliste, dans ces conditions, de considérer que le refus des sociétés de gestion d'accorder un accès direct à leur répertoire aux utilisateurs étrangers corresponde à une pratique concertée. Les exploitants de discothèques, tout en reconnaissant que les sociétés étrangères confient la gestion de leur répertoire à la SACEM parce qu'il serait trop onéreux d'instituer en France un système de recouvrement direct, estiment cependant que ces sociétés se sont concertées à cet effet. A l'appui de cette thèse, ils se réfèrent aux lettres que des utilisateurs français ont reçues de la part de diverses sociétés de gestion étrangères et qui leur ont refusé l'accès direct au répertoire dans des termes sensiblement identiques.
23 Il y a lieu de relever qu'une concertation entre sociétés nationales de gestion de droits d'auteur qui aurait pour effet de refuser systématiquement l'accès direct à leur répertoire aux utilisateurs étrangers doit être considérée comme entraînant une pratique concertée restrictive de la concurrence et susceptible d'affecter le commerce entre les États membres.
24 Comme la Cour l'a considéré dans son arrêt du 14 juillet 1972 (Imperial Chemical Industries, 48-69, Rec. p. 619), un simple parallélisme de comportement peut, dans certaines circonstances, constituer un indice sérieux d'une pratique concertée lorsqu'il aboutit à des conditions de concurrence qui ne correspondent pas à des conditions normales de concurrence. Toutefois, une concertation de cette nature ne saurait être présumée lorsque le parallélisme de comportement peut s'expliquer par des raisons autres que l'existence d'une concertation. Tel pourrait être le cas lorsque les sociétés de gestion de droits d'auteur des autres États membres seraient obligées, en cas d'accès direct à leur répertoire, d'organiser leur propre système de gestion et de contrôle sur un autre territoire.
25 La question de savoir si une concertation interdite par le traité a effectivement eu lieu dépend, par conséquent, de l'appréciation de certaines présomptions et de l'évaluation de certains documents et autres moyens de preuve. Dans le cadre de la répartition des compétences prévue par l'article 177 du traité, cette tâche incombe aux juridictions nationales.
26 Dès lors, il convient de répondre à la deuxième question préjudicielle que l'article 85 du traité doit être interprété en ce sens qu'il interdit toute pratique concertée entre sociétés nationales de gestion de droits d'auteur des États membres qui aurait pour objet ou pour effet que chaque société refuse l'accès direct à son répertoire aux utilisateurs établis dans un autre État membre. Il appartient aux juridictions nationales de déterminer si une concertation à cet effet a effectivement eu lieu entre ces sociétés de gestion.
27 La quatrième question concerne un problème différent, à savoir celui du refus, par une société de gestion, aux utilisateurs établis sur le territoire dont elle est responsable, de leur donner une autorisation pour la diffusion publique d'œuvres musicales qui serait limitée au seul répertoire étranger que cette société représente sur le territoire en question.
28 Il ressort du dossier que, dans le passé, les discothèques françaises ont cherché l'accès à certains répertoires étrangers gérés par la SACEM, en particulier les répertoires américain et britannique ou, tout au moins, l'accès à certaines catégories d'œuvres musicales, spécialement appropriées pour être diffusées dans les discothèques et provenant essentiellement de pays étrangers. La SACEM ayant toujours refusé d'accorder une autorisation d'utilisation partielle du répertoire, les discothèques auraient dû payer des redevances élevées correspondant à l'utilisation de l'intégralité de ce répertoire, alors qu'elles n'en diffusent qu'une partie.
29 Le Gouvernement français et la Commission ont attiré l'attention de la Cour sur les difficultés pratiques qu'entraînerait le découpage du répertoire global en différents sous-ensembles commercialisables. D' une part, les discothèques perdraient l'avantage d'avoir une liberté totale dans le choix des œuvres musicales qu'elles diffusent; d'autre part, la différenciation entre œuvres musicales protégées dont la diffusion serait ou ne serait pas autorisée pourrait conduire à une surveillance accrue et entraîner ainsi des coûts plus élevés pour les utilisateurs de musique.
30 Il y a lieu de rappeler que la Cour s'est déjà prononcée, dans l'arrêt du 21 mars 1974 (BRT II, 127-73, Rec. p. 313), sur le caractère global des contrats conclus par une société nationale de gestion de droits d'auteurs avec ses associés individuels et sur la compatibilité de la pratique suivie en la matière avec l'article 86 du traité. En l'occurrence, il s'agit cependant du caractère global des contrats conclus par la société avec une certaine catégorie d'utilisateurs de musique enregistrée et de la compatibilité de tels contrats avec l'article 85.
31 A cet égard, il faut d'abord constater que les sociétés de gestion poursuivent un but légitime lorsqu'elles s'efforcent de sauvegarder les droits et intérêts de leurs adhérents à l'égard des utilisateurs de musique enregistrée. Les contrats conclus à cet effet avec les utilisateurs ne sauraient être considérés comme restrictifs de la concurrence, au sens de l'article 85, que si la pratique litigieuse dépassait les limites de ce qui est indispensable pour atteindre ce but. Tel pourrait être le cas si l'accès direct à un sous-ensemble tel que préconisé par les exploitants de discothèques pouvait sauvegarder entièrement les intérêts des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique sans pour autant augmenter les frais encourus en vue de la gestion des contrats et de la surveillance de l'utilisation des œuvres musicales protégées.
32 Le résultat de cette appréciation peut être différente d'un État membre à un autre. Il appartient à la juridiction nationale de faire, dans chaque cas d'espèce, les constatations de fait nécessaires.
33 Par conséquent, il y a lieu de répondre à la quatrième question que le fait pour une société nationale de gestion de droits d'auteur en matière musicale de refuser l'accès des utilisateurs de musique enregistrée au seul répertoire étranger qu'elle représente n'a pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence sur le Marché commun que si l'accès à une partie du répertoire protégé pouvait entièrement sauvegarder les intérêts des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique sans pour autant augmenter les frais de la gestion des contrats et de la surveillance de l'utilisation des œuvres musicales protégées.
Sur les première et troisième questions (article 86)
34 Il convient d'observer, à titre liminaire, qu'en vertu des termes mêmes de l'article 86 toute imposition de conditions de transaction non équitables par une entreprise en position dominante constitue un abus de celle-ci.
35 La première question vise le point de savoir quels critères doivent être appliqués en vue de déterminer si une société nationale de gestion de droits d'auteur se trouvant dans une position dominante sur une partie substantielle du Marché commun impose des conditions de transaction non équitables; elle met l'accent sur le caractère non négociable et non équitable des conditions imposées. La troisième question demande plus particulièrement si une réponse à la première question peut être fondée sur le critère mis en relief par les exploitants des discothèques, et repris dans le libellé de la question, à savoir le rapport du taux utilisé avec celui pratiqué par des sociétés de gestion d'autres États membres.
36 A cet égard, la SACEM fait valoir que les méthodes utilisées, dans les différents États membres, pour déterminer l'assiette du taux de la redevance sont dissimilaires, les redevances calculées sur la base du chiffre d'affaires d'une discothèque, comme en France, n'étant pas comparables à celles fixées en fonction de la superficie au sol de l'établissement en question, comme c'est le cas dans d'autres États membres. Si on était en mesure de neutraliser ces divergences de méthode, par un examen comparatif fondé sur les mêmes critères, on arriverait à la conclusion que les différences entre les États membres en ce qui concerne le niveau des redevances sont peu significatives.
37 Ces affirmations n'ont pas seulement été contestées par les exploitants des discothèques, mais également par la Commission. Celle-ci a indiqué que, dans le cadre d'une enquête qu'elle mène sur les redevances perçues par la SACEM auprès des discothèques françaises, elle a demandé à toutes les sociétés nationales de gestion des droits d'auteur en matière musicale dans la Communauté de lui communiquer les redevances perçues auprès d'une discothèque-type ayant des caractéristiques déterminées en ce qui concerne le nombre des places, la surface, les heures d'ouverture, la nature de la localité, le prix d'entrée, le prix de la consommation la plus demandée et la somme des recettes annuelles, taxes comprises. La Commission reconnaît que cette méthode de comparaison ne tient pas compte des différences sensibles qui peuvent exister d'un État membre à l'autre quant à la fréquentation des discothèques et qui sont fonction de facteurs divers tels que le climat, les habitudes sociales et les traditions historiques. Toutefois, une redevance d'un montant correspondant à un multiple de celui des redevances perçues dans les autres États membres serait de nature à établir le caractère inéquitable de la redevance; or, l'enquête menée par la Commission conduirait à une telle constatation.
38 Il y a lieu d'observer que, lorsqu'une entreprise en position dominante impose des tarifs pour les services qu'elle rend, qui sont sensiblement plus élevés que ceux pratiqués dans les autres États membres, et lorsque la comparaison des niveaux des tarifs a été effectuée sur une base homogène, cette différence doit être considérée comme l'indice d'un abus de position dominante. Il appartient, dans ce cas, à l'entreprise en question de justifier la différence en se fondant sur des divergences objectives entre la situation de l'État membre concerné et celle prévalant dans tous les autres États membres.
39 A cet égard, la SACEM a invoqué un certain nombre de circonstances en vue de justifier cette différence. Ainsi, elle s'est référée aux prix élevés pratiqués par les discothèques en France, au niveau traditionnellement élevé de la protection assurée par le droit d'auteur dans ce pays, ainsi qu'aux particularités de la législation française selon laquelle la diffusion des œuvres musicales enregistrées est non seulement soumise à un droit de représentation mais également à un droit complémentaire de reproduction mécanique.
40 Il y a cependant lieu d'observer que des circonstances de cette nature ne sauraient expliquer une différence très sensible entre les taux des redevances imposées dans les différents États membres. Le niveau élevé des prix pratiqués par les discothèques dans un certain État membre, à supposer qu'il soit établi, peut être le résultat de plusieurs éléments de fait, parmi lesquels peut figurer, à son tour, le taux des redevances dues pour la diffusion de musique enregistrée. Quant au niveau de protection assuré par la législation nationale, il faut relever que le droit d'auteur sur les œuvres musicales comprend, en général, un droit de représentation et un droit de reproduction, et que la circonstance qu'un "droit complémentaire de reproduction" soit dû dans quelques États membres, dont la France, en cas de diffusion en public n'implique pas que le niveau de protection serait différent. En effet, comme la Cour l'a considéré dans l'arrêt du 9 avril 1987 (Basset, 402-85, Rec. p. 1747), le droit complémentaire de reproduction mécanique s'analyse, abstraction faite des concepts utilisés par la législation et la pratique françaises, comme faisant partie de la rémunération des droits d'auteur pour l'exécution publique d'une œuvre musicale enregistrée et remplit donc une fonction équivalant à celle du droit de représentation perçu à une même occasion dans un autre État membre.
41 La SACEM soutient encore que les habitudes de perception seraient différentes, dans la mesure où certaines sociétés de gestion des droits d'auteur des États membres n'auraient pas tendance à insister sur la perception de redevances peu importantes auprès de petits utilisateurs disséminés dans le pays, tels les exploitants de discothèques, les organisateurs de bals et les cafetiers. Une tradition opposée se serait développée en France, compte tenu de la volonté des auteurs de voir leurs droits entièrement respectés.
42 Une telle argumentation ne saurait être accueillie. Il ressort en effet du dossier qu'une des différences les plus marquantes entre les sociétés de gestion de droits d'auteur des différents États membres réside dans le niveau des frais de fonctionnement. Lorsque, comme certaines indications figurant au dossier de l'affaire au principal le laissent penser, le personnel d'une telle société de gestion est considérablement plus important en nombre que celui des sociétés homologues dans d'autres États membres, et que, en outre, la proportion du produit des redevances affectées aux frais de perception, d'administration et de répartition, plutôt qu'aux titulaires des droits d'auteurs, y est considérablement plus élevée, il n'est pas exclu que c' est précisément le manque de concurrence sur le marché en cause qui permet d'expliquer la lourdeur de l'appareil administratif et, partant, le taux élevé des redevances.
43 Il convient donc de retenir que la comparaison avec la situation dans les autres États membres peut fournir des indications valables en ce qui concerne l'abus éventuel de la position dominante d'une société nationale de gestion de droits d'auteur. Dès lors, la troisième question préjudicielle doit recevoir une réponse affirmative.
44 Le débat conduit devant la Cour entre les exploitants de discothèques et la SACEM a également porté sur d'autres critères, non mentionnés par les questions préjudicielles, qui seraient susceptibles d'établir le caractère inéquitable du taux litigieux. C'est ainsi que les exploitants ont invoqué la différence entre le taux pratiqué à l'égard des discothèques et celui appliqué à d'autres grands utilisateurs de musique enregistrée telles la radio et la télévision. Toutefois, ils n'ont pas apporté d'éléments de nature à définir une méthode apte à procéder à une comparaison fiable sur une base homogène, et la Commission et les gouvernements intervenus ne se sont pas prononcés sur ce point. Dans ces conditions, la Cour n'est pas en mesure d'examiner ce critère dans le cadre du présent renvoi préjudiciel.
45 Le problème a également été évoqué de savoir si la nature globale ou forfaitaire du taux de la redevance ne devrait pas être pris en considération en vue de déterminer le caractère équitable ou non, au sens de l'article 86, du niveau de la redevance. A cet égard, il suffit de renvoyer aux considérations développées ci-dessus en réponse à la quatrième question. En effet, la nature globale de la redevance ne saurait être mise en cause au regard de l'interdiction énoncée par l'article 86 que dans la mesure où d'autres méthodes seraient susceptibles de réaliser le même but légitime qui est la protection des intérêts des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, sans pour autant entraîner une augmentation des frais encourus en vue de la gestion des contrats et de la surveillance de l'utilisation des œuvres musicales protégées.
46 Il résulte de tout ce qui précède qu'il convient de répondre aux première et troisième questions que l'article 86 du traité doit être interprété en ce sens qu'une société nationale de gestion de droits d'auteur se trouvant en position dominante sur une partie substantielle du Marché commun impose des conditions de transaction non équitables lorsque les redevances qu'elle applique aux discothèques sont sensiblement plus élevées que celles pratiquées dans les autres États membres, dans la mesure où la comparaison des niveaux des tarifs a été effectuée sur une base homogène. Il en serait autrement si la société de droits d'auteur en question était en mesure de justifier une telle différence en se fondant sur des divergences objectives et pertinentes entre la gestion des droits d'auteur dans l'État membre concerné et celle dans les autres États membres.
Sur les dépens
47 Les frais exposés par le Gouvernement français, le Gouvernement italien, le Gouvernement grec et la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, par arrêt du 2 décembre 1987, dit pour droit :
1. Les articles 30 et 59 du traité CEE doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne s'opposent pas à l'application d'une législation nationale qui considère comme une violation du droit d'auteur l'exécution publique, sans paiement de redevances, d'œuvres musicales protégées au moyen de supports de son, lorsque des redevances ont déjà été versées à l'auteur, pour la reproduction de l'œuvre, dans un autre État membre.
2. L'article 85 du traité CEE doit être interprété en ce sens qu'il interdit toute pratique concertée entre sociétés nationales de gestion de droits d'auteur des États membres qui aurait pour objet ou pour effet que chaque société refuse l'accès direct à son répertoire aux utilisateurs établis dans un autre État membre. Il appartient aux juridictions nationales de déterminer si une concertation à cet effet a effectivement eu lieu entre ces sociétés de gestion.
3. Le fait pour une société nationale de gestion de droits d'auteur en matière musicale de refuser l'accès des utilisateurs de musique enregistrée au seul répertoire étranger qu'elle représente n'a pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence sur le Marché commun que si l'accès à une partie du répertoire protégé pouvait entièrement sauvegarder les intérêts des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique sans pour autant augmenter les frais de la gestion des contrats et de la surveillance de l'utilisation des œuvres musicales protégées.
4. L'article 86 du traité CEE doit être interprété en ce sens qu'une société nationale de gestion de droits d'auteur se trouvant en position dominante sur une partie substantielle du Marché commun impose des conditions de transaction non équitables lorsque les redevances qu'elle applique aux discothèques sont sensiblement plus élevées que celles pratiquées dans les autres États membres, dans la mesure où la comparaison des niveaux des tarifs a été effectuée sur une base homogène. Il en serait autrement si la société de droits d'auteur en question était en mesure de justifier une telle différence en se fondant sur des divergences objectives et pertinentes entre la gestion des droits d'auteur dans l'État membre concerné et celle dans les autres États membres.