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Décisions

CJCE, 10 octobre 1978, n° 3-78

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Centrafarm BV

Défendeur :

American Home Products Corporation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Kutscher.

CJCE n° 3-78

10 octobre 1978

LA COUR,

1. Attendu que par jugement du 19 décembre 1977, parvenu à la Cour le 3 janvier 1978, l'Arrondissementsrechtbank de Rotterdam a saisi la Cour, vertu de l'article 177 du traité CEE, de deux questions relatives à l'interprétation de l'article 36 de ce même traité;

2. Que ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant deux entreprises du secteur des produits pharmaceutiques, dont l'une, la société American Home Products Corporation (ci-après AHPC) est titulaire dans différents Etats membres de marques différentes pour le même produit, tandis que l'autre entreprise, la société Centrafarm BV, a importé ce produit, mis dans le commerce sous la marque enregistrée dans l'Etat d'origine, a ôté cette marque et apposé, sur le produit la marque enregistrée pour ce même produit dans l'Etat d'importation, et a commercialisé le produit ainsi caractérisé dans cet Etat, sans le consentement du titulaire;

3. Qu'il ressort des questions posées par l'Arrondissementsrechtbank que la législation sur les marques de l'Etat d'importation donne au titulaire le droit de s'opposer à ce que des marchandises pourvues de la marque détenue par lui dans cet Etat soient mises en vente par d'autres;

4. Que par ordonnance du 2 août 1977, le président du même tribunal, statuant en référé sur la demande de AHPC a interdit en effet à Centrafarm de porter atteinte aux droits de AHPC sur la marque en cause;

5. Que les questions posées se réfèrent, selon leur libellé, à une seule et même marchandise, en dépit de certaines légères différences qui pourraient subsister entre le produit tel qu'il est respectivement commercialisé sous l'une et l'autre marques, de sorte que la Cour n'est las appelée à se prononcer sur l'hypothèse dans laquelle les deux marques auraient été utilisées pour deux produits ayant chacun ses caractéristiques propres;

Sur la première question

6. Attendu que la première question a pour objet de savoir si, dans les circonstances indiquées, les règles du traité, notamment l'article 36, empêchent le titulaire de la marque de faire usage du droit que lui confère le droit national;

7. Attendu que par l'effet des dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises et, en particulier, de l'article 30, sont prohibées entre Etats membres les mesures restrictives à l'importation et toutes mesures d'effet équivalent;

8. Qu'aux termes de l'article 36, ces dispositions ne fout cependant pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale;

9. Qu'il ressort toutefois de cet article même, notamment de sa deuxième phrase, autant que du contexte que, si le traité n'affecte pas l'existence des droits reconnus par la législation d'un Etat membre en matière de propriété industrielle et commerciale, l'exercice de ces droits n'en peut pas moins, selon les circonstances, être limité par les interdictions du traité;

10. Qu'en tant qu'il apporte une exception à l'un des principes fondamentaux du Marché commun, l'article 36 n'admet, en effet, de dérogations à la libre circulation des marchandises que dans la mesure où ces dérogations sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété;

11. Attendu que l'objet spécifique du droit de marque est notamment d'assurer au titulaire le droit exclusif d'utiliser la marque, pour la première mise en circulation d'un produit, et de le protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits indûment pourvus de cette marque;

12. Qu'en vue de déterminer, dans les situations exceptionnelles, la portée exacte de ce droit exclusif reconnu au titulaire de la marque, il faut tenir compte de la fonction essentielle de la marque qui est de garantir au consommateur ou à l'utilisateur final l'identité d'origine du produit marqué;

13. Qu'il est inhérent à cette garantie de provenance que seul le titulaire puisse identifier le produit par l'apposition de la marque;

14. Que la garantie de provenance serait en effet compromise s'il était loisible à un tiers d'apposer la marque sur le produit, même original;

15. Que c'est donc en conformité avec la fonction essentielle de la marque que les législations nationales, même dans les cas où le fabricant ou le commerçant est titulaire de deux marques différentes pour le même produit, s'opposent à ce qu'un tiers non autorisé s'arroge la faculté d'apposer l'une ou l'autre marque sur une partie quelconque de la production ou d'échanger les marques apposées par le titulaire sur différentes parties de la production;

16. Que la garantie de provenance exige que le droit exclusif du titulaire soit sauvegardé de la même manière, lorsque les différentes parties de la production, pourvues de marques différentes, proviennent de deux Etats membres différents;

17. Que le droit reconnu au titulaire de la marque de S'opposer à toute apposition non autorisée de celle-ci sur son produit relève ainsi de l'objet spécifique du droit de marque;

18. Qu'il est, dès lors, justifié aux termes de l'article 36, première phrase, de reconnaître au titulaire d'une marque protégée dans un Etat membre le droit de s'opposer à ce qu'une marchandise soit mise sur le marché par un tiers dans cet Etat membre sous la marque en question, même si cette marchandise a été licitement écoulée auparavant dans un autre Etat membre sous une autre marque détenue dans cet Etat par le même titulaire;

19. Attendu qu'il faut encore examiner toutefois si l'exercice d'un tel droit peut constituer une "restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres" au sens de l'article 36, deuxième phrase;

20. Qu'il convient d'observer, à cet égard, qu'il peut être légitime pour le fabricant d'un produit d'utiliser, dans différents Etats membres, des marques différentes pour un même produit;

21. Qu'il se peut cependant qu'une telle pratique soit suivie par le titulaire des marques dans le cadre d'un système de commercialisation visant à cloisonner artificiellement les marchés;

22. Que, dans une telle hypothèse, l'opposition du titulaire à l'utilisation non autorisée de la marque par un tiers constituerait une restriction déguisée des échanges intracommunautaires au sens de la disposition citée;

23. Qu'il appartient au juge du fond de décider, dans chaque cas d'espèce, s'il est établi que la pratique consistant à utiliser des marques différentes pour un même produit, est suivie par le titulaire de ces marques dans le but de cloisonner les marchés;

Sur la deuxième question

24. Attendu que par la deuxième question il est demandé s'il importe aux fins de la réponse à donner à la première question qu'il existe ou non dans l'État membre, dans lequel le produit est importé, une réglementation en matière de produits pharmaceutiques admettant l'importation d'un produit pharmaceutique au départ d'un autre Etat membre sous une marque, autre que celle sous laquelle il est enregistré dans ce dernier Etat;

25. Attendu qu'une telle réglementation, poursuivant les objectifs propres à la protection de la santé publique, vise les dénominations sous lesquelles les spécialités pharmaceutiques peuvent être mises sur le marché;

26. Qu'il y a donc lieu de présumer qu'elle n'a pas pour effet de modifier les règles en matière de droit des marques;

27. Qu'il s'ensuit que l'importateur d'un produit pharmaceutique ne saurait trouver, clans la faculté que lui laisse une telle réglementation, aucune justification pour se soustraire aux contraintes que lui impose le respect des marques dont le fabricant du produit est titulaire;

28. Qu'il faut donc répondre à la deuxième question en ce sens que l'existence d'une réglementation en matière de spécialités pharmaceutiques relative aux dénominations sous lesquelles celles-ci sont écoulées est sans importance aux fins de la réponse à donner à la première question;

Sur les dépens

29. Attendu que les frais exposés par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, par le Gouvernement du Royaume-Uni ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement;

30. Que la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens;

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par l'Arrondissementsrechtbank de Rotterdamn, par jugement du 19 décembre 1977, dit pour droit:

1. a) est justifiée, au sens de l'article 36, première phrase, du traité CEE, l'opposition par le titulaire d'une marque protégée dans un Etat membre à ce qu'une marchandise soit mise sur le marché sous cette marque par un tiers, même si cette marchandise a été licitement écoulée auparavant dans un autre Etat membre sous une autre marque y détenue par le même titulaire;

b) peut constituer, cependant, une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres, au sens de l'article 36, deuxième phrase, du traité, une telle opposition s'il est établi que la pratique d'utiliser des marques différentes pour un même produit est adoptée par le titulaire dans le but de cloisonner artificiellement les marchés;

2. Les règles relatives aux dénominations sous lesquelles les spécialités pharmaceutiques sont mises sur le marché sont sans importance aux fins de la réponse ci-dessus.