CJCE, 12 juin 2003, n° C-112/00
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge
Défendeur :
Republik Österreich
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Puissochet, Wathelet, Schintgen (rapporteur)
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Gulmann, Edward, Jann, Skouris, von Bahr, Cunha Rodrigues, Rosas, Mmes Macken, Colneric
Avocats :
Mes Plankel, Mayrhofer, Schneider
LA COUR
1. Par ordonnance du 1er février 2000, parvenue à la Cour le 24 mars suivant, l'Oberlandesgericht Innsbruck a posé, en vertu de l'article 234 CE, six questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 30, 34 et 36 du traité CE (devenus, après modification, articles 28 CE, 29 CE et 30 CE), lus en combinaison avec l'article 5 du traité CE (devenu article 10 CE), ainsi que sur les conditions de responsabilité d'un État membre du fait des dommages causés aux particuliers par les violations du droit communautaire.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge (ci-après "Schmidberger") à la Republik Österreich (ci-après la "République d'Autriche") au sujet de l'autorisation implicitement accordée par les autorités compétentes de cette dernière à une association à finalité essentiellement environnementale d'organiser un rassemblement sur l'autoroute du Brenner qui a eu pour effet de bloquer complètement la circulation sur celle-ci pendant près de 30 heures.
Le cadre juridique national
3. L'article 2 du Versammlungsgesetz (loi sur les réunions) de 1953, tel que modifié par la suite (ci-après le "VslgG"), dispose:
"(1) Quiconque souhaite organiser un rassemblement public ou une réunion, quelle qu'elle soit, accessible à tous sans limitation quant aux participants, doit en faire la déclaration par écrit aux autorités compétentes (article 16) au moins 24 heures avant le moment où il est prévu que la réunion ou le rassemblement aura lieu en indiquant son objectif, son lieu et son heure. La déclaration doit parvenir aux autorités compétentes au plus tard 24 heures avant le début du rassemblement projeté.
(2) Les autorités compétentes doivent délivrer immédiatement une attestation s'il en est fait la demande. [...]"
4. Aux termes de l'article 6 du VslgG:
"Les rassemblements dont l'objectif est contraire aux lois pénales ou qui mettent en péril la sécurité publique ou le bien public doivent être interdits par les autorités compétentes."
5. L'article 16 du VslgG prévoit:
"Aux fins de la présente loi, on entend, en règle générale, par autorité compétente':
a) dans les lieux relevant de leur compétence, les services de la police fédérale;
b) à l'endroit où siège le Landeshauptmann [chef du gouvernement du Land], lorsqu'aucun service de police fédérale ne s'y trouve, la Sicherheitsdirektion [direction supérieure de la police]; [...]
c) dans tout autre lieu, la Bezirksverwaltungsbehörde [autorité administrative de la collectivité territoriale du Bezirk]."
6. L'article 42, paragraphe 1, de la Straßenverkehrsordnung (code de la route) de 1960, telle que modifiée par la suite (ci-après la "StVO"), interdit la circulation routière des poids lourds à remorque les samedis de 15 heures à 24 heures ainsi que les dimanches et les jours fériés légaux de 0 heure à 22 heures, lorsque le poids total maximum autorisé du poids lourd ou de la remorque dépasse 3,5 t. De même, selon le paragraphe 2 de ladite disposition, pendant les périodes indiquées au paragraphe 1, la circulation des poids lourds, véhicules articulés et engins autotractés ayant un poids total maximum autorisé de plus de 7,5 t est interdite. Certaines exceptions sont prévues, notamment pour le transport du lait, des denrées facilement périssables ou des animaux de boucherie (sauf pour le transport de gros bétail sur les autoroutes).
7. En vertu de l'article 42, paragraphe 6, de la StVO, la circulation des poids lourds ayant un poids total maximum autorisé supérieur à 7,5 t est interdite entre 22 heures et 5 heures; les trajets effectués notamment par des véhicules à faible bruit ne sont pas concernés par cette interdiction.
8. Conformément à l'article 45, paragraphes 2 et suivants, de la StVO, des dérogations concernant l'utilisation des routes peuvent être accordées sur demande individuelle et moyennant certaines conditions.
9. L'article 86 de la StVO prévoit:
"Défilés. S'il est envisagé d'utiliser la rue à cet effet et sans préjudice d'autres dispositions, les réunions en plein air, les défilés publics ou d'usage local, les fêtes populaires, les processions ou autres rassemblements similaires doivent être déclarés à l'administration concernée trois jours à l'avance par leurs organisateurs [...]"
L'affaire au principal et les questions préjudicielles
10. Il ressort du dossier de l'affaire au principal que, le 15 mai 1998, l'association Transitforum Austria Tirol, dont l'objectif est la "protection de l'espace vital dans la région des Alpes", a informé la Bezirkshauptmannschaft Innsbruck, conformément aux articles 2 du VslgG et 86 de la StVO, qu'un rassemblement se tiendrait du vendredi 12 juin 1998 à 11 heures au samedi 13 juin 1998 à 15 heures sur l'autoroute du Brenner (A 13), entraînant pendant cette période la fermeture à toute circulation de cette autoroute sur la section comprise entre l'aire de repos de l'Europabrücke et le péage de Schönberg (Autriche).
11. Le même jour, le président de ladite association a donné une conférence de presse, à la suite de laquelle les médias autrichiens et allemands ont diffusé des informations au sujet de la fermeture de l'autoroute du Brenner. Les automobile-clubs autrichien et allemand ayant aussi été prévenus, ils ont également fourni des informations pratiques aux usagers de la route, en indiquant en particulier qu'il fallait éviter cette autoroute pendant la période en cause.
12. Le 21 mai 1998, la Bezirkshauptmannschaft a demandé à la Sicherheitsdirektion für Tirol des instructions quant au rassemblement annoncé. Le 3 juin 1998, le Sicherheitsdirektor a donné l'ordre de ne pas interdire celui-ci. Le 10 juin 1998, une réunion des membres de diverses autorités locales a eu lieu en vue de garantir le déroulement sans heurts dudit rassemblement.
13. Estimant que ce rassemblement était licite au regard du droit autrichien, la Bezirkshauptmannschaft a décidé de ne pas l'interdire, mais elle n'a pas examiné si sa décision était susceptible d'enfreindre le droit communautaire.
14. Ce rassemblement a été effectivement organisé au lieu et à la date indiqués. En conséquence, les poids lourds qui auraient dû emprunter l'autoroute du Brenner ont été immobilisés le vendredi 12 juin 1998 dès 9 heures. Cette autoroute a été rouverte à la circulation le samedi 13 juin 1998 vers 15 h 30, sous réserve des interdictions de circulation applicables en vertu de la réglementation autrichienne, s'agissant des camions de plus de 7,5 t pendant certaines heures les samedis et dimanches.
15. Schmidberger est une entreprise de transports internationaux établie à Rot an der Rot (Allemagne) qui dispose de six poids lourds "silencieux et propres" pourvus de remorques. Son activité principale consiste à transporter du bois d'Allemagne en Italie et de l'acier d'Italie en Allemagne. À cette fin, ses poids lourds utilisent essentiellement l'autoroute du Brenner.
16. Schmidberger a introduit un recours devant le Landesgericht Innsbruck (Autriche) visant à la condamnation de la République d'Autriche à lui payer une indemnité de 140 000 ATS à titre de dommages et intérêts, en raison de l'impossibilité pour cinq de ses camions d'emprunter l'autoroute du Brenner pendant quatre jours consécutifs, eu égard au fait que, d'une part, le jeudi 11 juin 1998 était un jour férié en Autriche, alors que les 13 et 14 juin suivants étaient un samedi et un dimanche, et que, d'autre part, la réglementation autrichienne prévoit une interdiction de circulation des camions de plus de 7,5 t durant la plus grande partie des fins de semaine ainsi que des jours fériés. Cette autoroute constituerait l'unique itinéraire de transit pouvant être emprunté par ses véhicules entre l'Allemagne et l'Italie. La non-interdiction du rassemblement et le défaut d'intervention des autorités autrichiennes pour empêcher le blocage de cet axe routier seraient constitutifs d'une entrave à la libre circulation des marchandises. N'étant pas susceptible d'être justifiée par les droits à la liberté d'expression et à la liberté de réunion des manifestants, ladite entrave violerait le droit communautaire et serait, dès lors, de nature à engager la responsabilité de l'État membre concerné. En l'occurrence, le préjudice subi par Schmidberger consisterait dans l'immobilisation de ses poids lourds (50 000 ATS), les frais fixes concernant les conducteurs (5 000 ATS) et un manque à gagner résultant de remises d'honoraires consenties aux clients en raison des retards importants dans le transport des marchandises ainsi que de l'inexécution de six trajets entre l'Allemagne et l'Italie (85 000 ATS).
17. La République d'Autriche a conclu au rejet de ce recours, aux motifs que la décision de ne pas interdire le rassemblement annoncé aurait été prise après un examen minutieux de la situation de fait, que des informations sur la date de la fermeture de l'autoroute du Brenner avaient été diffusées au préalable en Autriche, en Allemagne ainsi qu'en Italie et que ce rassemblement n'aurait pas donné lieu à des embouteillages importants ni à d'autres incidents. L'entrave à la libre circulation résultant d'une manifestation serait autorisée tant que l'obstacle qu'elle crée n'est pas permanent et sérieux. L'appréciation des intérêts en cause devrait pencher en faveur des libertés d'expression et de réunion, puisque les droits fondamentaux seraient intangibles dans une société démocratique.
18. Après avoir constaté qu'il n'avait pu être établi ni que les camions de Schmidberger auraient dû emprunter l'autoroute du Brenner les 12 et 13 juin 1998 ni qu'il n'avait pas été possible, après que l'entreprise concernée eut pris connaissance de l'organisation du rassemblement, de modifier les itinéraires pour éviter un préjudice, le Landesgericht Innsbruck a, par jugement du 23 septembre 1999, rejeté le recours, aux motifs que cette société de transport, d'une part, n'avait pas rempli les conditions (relevant du droit matériel autrichien) relatives à la charge de l'allégation et de la preuve du dommage financier invoqué et, d'autre part, n'avait pas respecté son obligation (relevant du droit procédural autrichien) de présenter tous les faits sur lesquels la demande est fondée et qui sont nécessaires à la solution du litige.
19. Schmidberger a alors interjeté appel de ce jugement devant l'Oberlandesgericht Innsbruck, qui considère qu'il convient de tenir compte des exigences du droit communautaire lorsque sont en cause, comme en l'espèce, des droits fondés, du moins en partie, sur celui-ci.
20. À cet égard, il importerait de déterminer, en premier lieu, si le principe de la libre circulation des marchandises, éventuellement combiné avec l'article 5 du traité, impose à un État membre de garantir le libre accès aux itinéraires de transit importants et si cette obligation prévaut sur les droits fondamentaux, tels que la liberté d'expression et la liberté de réunion, garantis par les articles 10 et 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la "CEDH").
21. Dans l'affirmative, la juridiction de renvoi se demande, en deuxième lieu, si la violation du droit communautaire ainsi constatée est suffisamment caractérisée pour engager la responsabilité de l'État. Des questions d'interprétation se poseraient en particulier en ce qui concerne la détermination du degré de précision et de clarté des articles 5 ainsi que 30, 34 et 36 du traité.
22. En l'occurrence, la responsabilité de l'État pourrait se trouver engagée soit en raison d'une action normative fautive - le législateur autrichien ayant omis d'adapter la réglementation relative à la liberté de réunion aux obligations résultant du droit communautaire et, notamment, du principe de la libre circulation des marchandises -, soit du fait d'une violation administrative - les autorités nationales compétentes étant tenues, conformément à l'obligation de coopération et de loyauté énoncée à l'article 5 du traité, d'interpréter le droit interne de manière conforme aux exigences de ce traité en matière de libre circulation des marchandises, pour autant que ces obligations découlant du droit communautaire sont directement applicables.
23. Ladite juridiction s'interroge, en troisième lieu, sur la nature et le montant du droit à réparation du fait de la responsabilité de l'État. Elle se demande à quels critères de sévérité doit répondre la preuve de la cause et du montant du dommage résultant d'une violation législative ou administrative du droit communautaire et souhaite savoir, en particulier, si un droit à réparation existe également dans l'hypothèse où le montant du préjudice ne pourrait être établi qu'au moyen d'estimations forfaitaires.
24. En dernier lieu, la juridiction de renvoi éprouve des doutes quant aux conditions nationales de mise en œuvre du droit à réparation du fait de la responsabilité de l'État. Elle se demande si les règles autrichiennes relatives à la charge de l'allégation et de la preuve d'un droit et à l'obligation de présenter tous les faits nécessaires à la solution du litige respectent le principe jurisprudentiel d'effectivité, dans la mesure où les droits fondés sur le droit communautaire ne seraient pas toujours définis d'emblée dans leur intégralité et où le demandeur éprouverait de véritables difficultés à indiquer avec exactitude tous les faits requis par la réglementation autrichienne. Ainsi, en l'espèce, le contenu du droit à réparation ne serait pas clair sur le fond ni quant au montant, si bien qu'un renvoi préjudiciel serait nécessaire. Or, le raisonnement de la juridiction de première instance serait susceptible de tenir en échec des droits fondés sur le droit communautaire en rejetant la demande sur la base de principes du droit national et en contournant pour des motifs de pure forme les questions pertinentes du droit communautaire.
25. Considérant que la solution du litige nécessite ainsi l'interprétation du droit communautaire, l'Oberlandesgericht Innsbruck a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) Les principes de la libre circulation des marchandises, au sens des articles 28 CE (ex-article 30) et suivants, ou d'autres dispositions du droit communautaire doivent-ils être interprétés en ce sens qu'un État membre est tenu de préserver les itinéraires de transit importants des restrictions et entraves de toute nature, soit complètement, soit autant que possible et dans la mesure du raisonnable, et ce également, entre autres, en ce sens qu'un rassemblement à caractère politique annoncé comme devant avoir lieu sur un itinéraire de transit ne peut alors pas être autorisé, ou doit au moins être dissout ultérieurement, lorsque ou dès qu'il peut aussi se tenir en dehors de l'itinéraire de transit en ayant un impact comparable sur le public?
2) L'omission par un État membre, dans les dispositions nationales relatives au droit de réunion et à la liberté de réunion, de l'indication selon laquelle les principes du droit communautaire, à savoir avant tout les libertés fondamentales et en l'espèce, en particulier, les dispositions sur la libre circulation des marchandises, doivent être également pris en compte à l'occasion de la mise en balance de la liberté de réunion et de l'intérêt public constitue-t-elle une violation suffisamment grave du droit communautaire pour engager, dès lors que les autres conditions sont remplies, la responsabilité de l'État membre selon les principes du droit communautaire, lorsque, à cause de ladite omission, un rassemblement à caractère politique d'une durée de 28 heures est autorisé et a lieu, et en raison duquel un itinéraire essentiel pour le transport intracommunautaire des marchandises est fermé à, entre autres, la plus grande partie de la circulation des poids lourds pendant 4 jours - excepté une courte interruption de quelques heures - du fait d'une interdiction nationale générale de circuler les jours fériés existant par ailleurs?
3) La décision d'une autorité nationale selon laquelle les dispositions du droit communautaire, en particulier celles relatives à la libre circulation des marchandises et à l'obligation générale de coopération et de loyauté prévue à l'article 10 CE (ex-article 5), ne s'opposent pas à un rassemblement à caractère politique d'une durée de 28 heures en raison duquel un itinéraire essentiel pour le transport intracommunautaire des marchandises est fermé à, entre autres, la plus grande partie de la circulation des poids lourds pendant 4 jours - excepté une courte interruption de quelques heures - du fait d'une interdiction générale de circuler les jours fériés existant par ailleurs, de sorte qu'il n'y a pas lieu d'interdire le rassemblement, constitue-t-elle une violation suffisamment grave du droit communautaire pour engager, dès lors que les autres conditions sont remplies, la responsabilité de l'État membre selon les principes du droit communautaire?
4) Le but visé par un rassemblement à caractère politique autorisé par une autorité nationale, à savoir travailler à la création d'un espace vital sain et attirer l'attention sur la menace que l'augmentation constante du transit des poids lourds fait peser sur la santé de la population, doit-il prévaloir sur les dispositions du droit communautaire relatives à la libre circulation des marchandises au sens de l'article 28 CE?
5) Un dommage peut-il fonder un droit à réparation du fait de la responsabilité de l'État même lorsque la victime, bien qu'elle puisse prouver que toutes les conditions sont remplies pour qu'elle réalise un profit, consistant en l'espèce en la possibilité de réaliser des transports de marchandises transfrontaliers avec des poids lourds qu'elle exploite mais qui ont été immobilisés 4 jours à cause du rassemblement de 28 heures, ne peut toutefois pas prouver qu'un transport concret n'a pas pu être effectué?
6) En cas de réponse négative à la quatrième question:
L'obligation de coopération et de loyauté des autorités nationales, en particulier des juridictions, au sens de l'article 10 CE (ex-article 5), et le principe d'effectivité imposent-ils de ne pas appliquer les règles nationales du droit matériel ou du droit procédural qui limitent la possibilité d'invoquer des droits accordés par le droit communautaire, comme en l'espèce le droit à réparation du fait de la responsabilité de l'État, tant que le contenu du droit conféré par le droit communautaire n'a pas été totalement clarifié, après saisine de la Cour de justice par la voie d'un recours préjudiciel si nécessaire?"
Sur la recevabilité
26. La République d'Autriche a émis des doutes en ce qui concerne la recevabilité du présent renvoi préjudiciel, en faisant valoir en substance que les questions posées par l'Oberlandesgericht Innsbruck sont purement hypothétiques et dépourvues de pertinence pour la solution du litige au principal.
27. En effet, l'action juridictionnelle intentée par Schmidberger, visant à mettre en cause la responsabilité d'un État membre pour violation du droit communautaire, présupposerait que cette société ait rapporté la preuve d'un dommage effectif résultant de la violation alléguée.
28. Or, Schmidberger ne serait pas parvenue à établir, devant les deux juridictions nationales saisies successivement du litige au principal, l'existence d'un préjudice personnel concret - en étayant par des éléments précis l'affirmation selon laquelle ses poids lourds se trouvaient dans l'obligation d'emprunter l'autoroute du Brenner, aux dates du rassemblement qui s'est tenu sur celle-ci, dans le cadre d'opérations de transport entre l'Allemagne et l'Italie - ni, le cas échéant, qu'elle a respecté l'obligation qui lui incombait de limiter le dommage qu'elle prétend avoir subi, en expliquant les raisons pour lesquelles elle n'a pas pu choisir un itinéraire différent de celui qui était fermé.
29. Dans ces conditions, la réponse aux questions posées ne serait pas nécessaire pour mettre la juridiction de renvoi en mesure de rendre sa décision ou, à tout le moins, la demande de décision préjudicielle serait prématurée tant que les faits et éléments de preuve pertinents n'ont pas été établis de manière complète devant ladite juridiction.
30. À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, la procédure instituée par l'article 234 CE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d'interprétation du droit communautaire qui leur sont nécessaires pour la solution des litiges qu'elles sont appelées à trancher (voir, notamment, arrêts du 18 octobre 1990, Dzodzi, C-297-88 et C-197-89, Rec. p. I- 3763, point 33; du 8 novembre 1990, Gmurzynska-Bscher, C-231-89, Rec. p. I-4003, point 18; du 16 juillet 1992, Meilicke, C-83-91, Rec. p. I-4871, point 22, et du 17 septembre 2002, Baumbast et R, C-413-99, Rec. p. I-7091, point 31).
31. Dans le cadre de cette coopération, il appartient à la juridiction nationale saisie du litige, qui seule possède une connaissance directe des faits à l'origine de celui-ci et doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d'apprécier, au regard des particularités de l'affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu'elle pose à la Cour. En conséquence, dès lors que celles-ci portent sur l'interprétation du droit communautaire, la Cour est, en principe, tenue de statuer (voir, notamment, arrêts du 15 décembre 1995, Bosman, C-415-93, Rec. p. I-4921, point 59; du 13 mars 2001, PreussenElektra, C-379-98, Rec. p. I-2099, point 38; du 10 décembre 2002, Der Weduwe, C-153-00, non encore publié au Recueil, point 31, ainsi que du 21 janvier 2003, Bacardi-Martini et Cellier des Dauphins, C-318-00, non encore publié au Recueil, point 41).
32. Toutefois, la Cour a également jugé que, dans des circonstances exceptionnelles, il lui appartient d'examiner les conditions dans lesquelles elle est saisie par le juge national (voir, en ce sens, arrêt PreussenElektra, précité, point 39). En effet, l'esprit de collaboration qui doit présider au fonctionnement du renvoi préjudiciel implique que, de son côté, le juge national ait égard à la fonction confiée à la Cour, qui est de contribuer à l'administration de la justice dans les États membres et non de formuler des opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques (arrêts précités Bosman, point 6; Der Weduwe, point 32, ainsi que Bacardi-Martini et Cellier des Dauphins, point 42).
33. Ainsi, la Cour a estimé ne pas pouvoir statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale lorsqu'il apparaît de manière manifeste que l'interprétation ou l'appréciation de la validité d'une règle communautaire, demandées par la juridiction nationale, n'ont aucun rapport avec la réalité ou l'objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait ou de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (voir arrêts précités Bosman, point 61, ainsi que Bacardi-Martini et Cellier des Dauphins, point 43).
34. En l'occurrence, force est de constater qu'il n'apparaît pas de manière manifeste que les questions posées par la juridiction de renvoi relèvent de l'un des cas de figure auxquels se réfère la jurisprudence rappelée au point précédent.
35. En effet, le recours formé par Schmidberger vise à obtenir la condamnation de la République d'Autriche à réparer le préjudice que lui aurait causé la violation alléguée du droit communautaire, consistant dans le fait que les autorités autrichiennes n'ont pas interdit un rassemblement ayant entraîné le blocage complet de la circulation sur l'autoroute du Brenner pendant près de 30 heures sans interruption.
36. Il s'ensuit que la demande d'interprétation du droit communautaire formulée dans ce contexte par la juridiction de renvoi s'inscrit incontestablement dans le cadre d'un litige réel et effectif entre les parties au principal, lequel ne saurait donc être considéré comme revêtant un caractère hypothétique.
37. Au surplus, il ressort de l'ordonnance de renvoi que la juridiction nationale a exposé, de manière précise et détaillée, les raisons pour lesquelles elle considère qu'il est nécessaire à la solution du litige dont elle est saisie d'interroger la Cour sur différentes questions d'interprétation du droit communautaire, parmi lesquelles figure, notamment, celle relative aux éléments à prendre en considération aux fins de l'administration de la preuve du dommage prétendument subi par Schmidberger.
38. En outre, il découle des observations présentées par les États membres en réponse à la notification de l'ordonnance de renvoi et par la Commission, conformément à l'article 23 du statut de la Cour de justice, que les informations contenues dans cette ordonnance leur ont permis de prendre utilement position sur l'ensemble des questions soumises à la Cour.
39. Il convient d'ajouter qu'il ressort clairement de l'article 234, deuxième alinéa, CE qu'il appartient à la juridiction nationale de décider à quel stade de la procédure il y a lieu, pour cette juridiction, de poser une question préjudicielle à la Cour (voir arrêts du 10 mars 1981, Irish Creamery Milk Suppliers Association e.a., 36-80 et 71-80, Rec. p. 735, point 5, et du 30 mars 2000, JämO, C-236-98, Rec. p. I-2189, point 30).
40. Il est également incontestable que la juridiction de renvoi a défini à suffisance de droit le cadre tant factuel que juridique dans lequel elle formule sa demande d'interprétation du droit communautaire et qu'elle a fourni à la Cour toutes les informations nécessaires pour mettre celle- ci en mesure de répondre utilement à ladite demande.
41. Par ailleurs, il n'apparaît pas illogique que la juridiction de renvoi demande à la Cour, dans un premier temps, de déterminer quels sont les types de dommages qui peuvent être pris en compte, dans le cadre de la responsabilité d'un État membre du fait de la violation par ce dernier du droit communautaire - et, en particulier, l'invite à clarifier la question de savoir si l'indemnisation est fonction du seul préjudice réellement subi ou si elle couvre également le manque à gagner reposant sur des estimations forfaitaires, ainsi que celle de savoir si et dans quelle mesure la victime doit essayer d'éviter ou de réduire ce préjudice -, avant que cette juridiction ne se prononce sur les différents éléments de preuve concrets reconnus pertinents par la Cour dans le cadre de l'évaluation du dommage réellement subi par Schmidberger.
42. Enfin, dans le cadre d'une action en responsabilité exercée à l'encontre d'un État membre, la juridiction de renvoi interroge la Cour non seulement sur la condition relative à l'existence d'un dommage ainsi que sur les formes que celui-ci peut revêtir et les modalités de preuve qui s'y rattachent, mais elle estime également nécessaire de poser plusieurs questions portant sur d'autres conditions de mise en .uvre de ladite responsabilité et, en particulier, sur les points de savoir si le comportement des autorités nationales en cause dans l'affaire au principal est constitutif d'une violation du droit communautaire et si cette dernière est de nature à ouvrir un droit à réparation dans le chef de la prétendue victime.
43. Au vu de l'ensemble des considérations qui précèdent, il ne saurait être soutenu que, dans l'affaire au principal, la Cour serait appelée à statuer sur une question de nature manifestement hypothétique ou dépourvue de pertinence pour la décision que la juridiction de renvoi est appelée à rendre.
44. Au contraire, il résulte desdites considérations que les questions posées par cette juridiction répondent à un besoin objectif pour la solution du litige pendant devant elle, dans le cadre duquel elle est appelée à rendre une décision susceptible de prendre en considération l'arrêt de la Cour, et les informations qui ont été fournies à cette dernière, notamment dans l'ordonnance de renvoi, lui permettent de répondre de manière utile auxdites questions.
45. En conséquence, la demande de décision préjudicielle de l'Oberlandesgericht Innsbruck est recevable.
Sur les questions préjudicielles
46. À titre liminaire, il convient de relever que les questions posées par la juridiction de renvoi soulèvent deux problèmes certes liés entre eux, mais néanmoins distincts.
47. En effet, d'une part, la juridiction de renvoi interroge la Cour sur la question de savoir si la fermeture complète de l'autoroute du Brenner pendant près de 30 heures sans interruption, intervenue dans des conditions telles que celles de l'affaire au principal, est constitutive d'une entrave incompatible avec la libre circulation des marchandises et doit, dès lors, être considérée comme constituant une violation du droit communautaire. D'autre part, les questions ont trait plus spécifiquement aux conditions dans lesquelles la responsabilité d'un État membre peut être recherchée pour des dommages causés aux particuliers du fait d'une méconnaissance du droit communautaire.
48. S'agissant de ce dernier aspect, la juridiction de renvoi demande en particulier des précisions quant à la question de savoir si et, le cas échéant, dans quelle mesure, dans des circonstances telles que celles de l'affaire dont elle est saisie, la violation du droit communautaire - à la supposer établie - revêt un caractère suffisamment manifeste et grave pour engager la responsabilité de l'État membre concerné. Elle interroge également la Cour quant à la nature et à la preuve du dommage réparable.
49. Étant donné que, logiquement, cette seconde série de questions ne nécessite un examen que dans l'hypothèse où une réponse affirmative serait apportée à la première interrogation, telle que définie dans la première phrase du point 47 du présent arrêt, il y a lieu pour la Cour de statuer, au préalable, sur les différents aspects soulevés dans le cadre de ladite interrogation, qui fait en substance l'objet des première et quatrième questions.
50. À la lumière des éléments qui ressortent du dossier de l'affaire au principal transmis par la juridiction de renvoi ainsi que des observations écrites et orales présentées devant la Cour, il convient de comprendre lesdites questions comme visant à déterminer si le fait pour les autorités compétentes d'un État membre de ne pas avoir interdit un rassemblement à finalité essentiellement environnementale, qui a eu pour effet le blocage complet, pendant près de 30 heures sans interruption, d'une voie de communication importante telle que l'autoroute du Brenner, constitue une entrave non justifiée au principe fondamental de la libre circulation des marchandises énoncé aux articles 30 et 34 du traité, lus le cas échéant en combinaison avec l'article 5 de celui-ci.
Sur l'existence d'une entrave à la libre circulation des marchandises
51. À cet égard, il importe de rappeler d'emblée que la libre circulation des marchandises constitue l'un des principes fondamentaux de la Communauté.
52. Ainsi, l'article 3 du traité CE (devenu, après modification, article 3 CE), inséré dans la première partie de celui-ci, intitulée "Les principes", dispose, sous c), que, aux fins énoncées à l'article 2 du même traité, l'action de la Communauté comporte un marché intérieur caractérisé par l'abolition, entre les États membres, des obstacles, notamment, à la libre circulation des marchandises.
53. L'article 7 A du traité CE (devenu, après modification, article 14 CE) prévoit, à son second alinéa, que le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises est assurée selon les dispositions dudit traité.
54. Ce principe fondamental est mis en .uvre notamment par les articles 30 et 34 du traité.
55. En particulier, l'article 30 prévoit que les restrictions quantitatives à l'importation, ainsi que toutes mesures d'effet équivalent, sont interdites entre les États membres. De même, l'article 34 prohibe entre ces derniers les restrictions quantitatives à l'exportation et toutes les mesures d'effet équivalent.
56. Il est de jurisprudence constante depuis l'arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville (8/74, Rec. p. 837, point 5), que ces dispositions, placées dans leur contexte, doivent être comprises comme tendant à l'élimination de toutes entraves, directes ou indirectes, actuelles ou potentielles, aux courants d'échanges dans le commerce intracommunautaire (voir, en ce sens, arrêt du 9 décembre 1997, Commission/France, C-265/95, Rec. p. I-6959, point 29).
57.C'est ainsi que la Cour a jugé en particulier que, en tant que moyen indispensable à la réalisation du marché sans frontières intérieures, l'article 30 du traité ne prohibe pas les seules mesures d'origine étatique qui, en elles-mêmes, créent des restrictions au commerce entre les États membres, mais peut également trouver à s'appliquer lorsqu'un État membre s'est abstenu de prendre les mesures requises pour faire face à des entraves à la libre circulation des marchandises dues à des causes qui ne sont pas d'origine étatique (arrêt Commission/France, précité, point 30).
58. En effet, le fait pour un État membre de s'abstenir d'agir ou, le cas échéant, de rester en défaut d'adopter les mesures suffisantes pour empêcher les obstacles à la libre circulation des marchandises, créés notamment par des actions de particuliers sur son territoire à l'encontre de produits originaires d'autres États membres, est de nature à entraver les échanges intracommunautaires tout autant qu'un acte positif (arrêt Commission/France, précité, point 31).
59. En conséquence, les articles 30 et 34 du traité imposent aux États membres non seulement de ne pas adopter eux-mêmes des actes ou des comportements susceptibles de constituer un obstacle aux échanges, mais également, en liaison avec l'article 5 du même traité, de prendre toutes mesures nécessaires et appropriées pour assurer sur leur territoire le respect de cette liberté fondamentale (arrêt Commission/France, précité, point 32). En effet, conformément audit article 5, les États membres sont tenus de prendre toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution des obligations découlant du traité et de s'abstenir de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts de ce traité.
60. Eu égard au rôle fondamental dévolu à la libre circulation des marchandises dans le système de la Communauté et, en particulier, pour le bon fonctionnement du marché intérieur, cette obligation incombant à chaque État membre de garantir la libre circulation des produits sur son territoire en prenant les mesures nécessaires et appropriées aux fins d'empêcher toute entrave due à des actes de particuliers s'impose sans qu'il y ait lieu de distinguer selon que de tels actes affectent les flux d'importation ou d'exportation ou bien le simple transit de marchandises.
61. En effet, il ressort du point 53 de l'arrêt Commission/France, précité, que l'affaire ayant donné lieu à cet arrêt concernait non seulement l'importation, mais également le transit en France de produits en provenance d'autres États membres.
62. Il s'ensuit que, s'agissant d'une situation telle que celle faisant l'objet du litige au principal, les autorités nationales compétentes, lorsqu'elles sont confrontées à des entraves à l'exercice effectif d'une liberté fondamentale consacrée par le traité, telle que la libre circulation des marchandises, et qui résultent d'actions menées par des personnes privées, sont tenues d'adopter les mesures adéquates en vue de garantir cette liberté dans l'État membre concerné, même si, comme dans l'affaire au principal, ces marchandises ne font que transiter par l'Autriche pour être acheminées vers l'Italie ou l'Allemagne.
63. Il y a lieu d'ajouter que ladite obligation des États membres est d'autant plus essentielle lorsqu'est en cause un axe routier de première importance, tel que l'autoroute du Brenner, qui constitue l'une des principales voies de communication terrestres pour les échanges entre l'Europe septentrionale et le nord de l'Italie.
64. Il résulte de ce qui précède que le fait pour les autorités compétentes d'un État membre de ne pas avoir interdit un rassemblement qui a entraîné le blocage complet, pendant près de 30 heures sans interruption, d'une voie de communication importante, telle que l'autoroute du Brenner, est de nature à restreindre le commerce intracommunautaire de marchandises et il doit, dès lors, être considéré comme constituant une mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives, en principe incompatible avec les obligations du droit communautaire résultant des articles 30 et 34 du traité, lus en combinaison avec l'article 5 de celui-ci, à moins que ce défaut d'interdiction puisse être objectivement justifié.
Sur la justification éventuelle de l'entrave
65. Dans le cadre de sa quatrième question, la juridiction de renvoi demande en substance si l'objectif du rassemblement des 12 et 13 juin 1998 - au cours duquel les manifestants visaient à attirer l'attention du public sur la menace pour l'environnement et la santé publique que constitue l'augmentation constante de la circulation des poids lourds sur l'autoroute du Brenner ainsi qu'à inciter les autorités compétentes à renforcer les mesures de nature à réduire ce trafic et la pollution qui en résulte dans la région hautement sensible des Alpes - est susceptible de tenir en échec les obligations du droit communautaire en matière de libre circulation des marchandises.
66. Toutefois, même si la protection de l'environnement et de la santé publique, notamment dans ladite région, peut, sous certaines conditions, constituer un objectif légitime d'intérêt général de nature à justifier une restriction aux libertés fondamentales garanties par le traité, parmi lesquelles figure la libre circulation des marchandises, il convient de relever, ainsi que l'a fait M. l'avocat général au point 54 de ses conclusions, que les objectifs spécifiques dudit rassemblement ne sont pas, en tant que tels, déterminants dans le contexte d'une action juridictionnelle telle que celle intentée par Schmidberger, qui vise à mettre en cause la responsabilité d'un État membre du fait de la violation alléguée du droit communautaire, celle-ci étant déduite de la circonstance que les autorités nationales n'ont pas empêché qu'un obstacle soit mis au trafic sur l'autoroute du Brenner.
67. En effet, aux fins de la détermination des conditions dans lesquelles la responsabilité d'un État membre peut être engagée et, en particulier, en ce qui concerne la question de savoir si ce dernier a commis une violation du droit communautaire, seules doivent être prises en considération l'action ou l'omission imputables audit État membre.
68. En l'occurrence, il convient donc de tenir compte uniquement de l'objectif poursuivi par les autorités nationales lors de la décision d'autorisation implicite ou d'absence d'interdiction dudit rassemblement.
69.Or, il ressort à cet égard du dossier de l'affaire au principal que les autorités autrichiennes ont été inspirées par des considérations liées au respect des droits fondamentaux des manifestants en matière de liberté d'expression et de liberté de réunion, lesquels sont consacrés et garantis par la CEDH et par la Constitution autrichienne.
70. Dans son ordonnance de renvoi, la juridiction nationale évoque également la question de savoir si le principe de la libre circulation des marchandises garanti par le traité prévaut sur lesdits droits fondamentaux.
71. À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect et que, à cet effet, cette dernière s'inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l'homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. La CEDH revêt dans ce contexte une signification particulière (voir, notamment, arrêts du 18 juin 1991, ERT, C-260-89, Rec. p. I-2925, point 41; du 6 mars 2001, Connolly-Commission, C-274-99 P, Rec. p. I-1611, point 37, et du 22 octobre 2002, Roquette Frères, C-94-00, Rec. p. I-9011, point 25).
72. Les principes dégagés par cette jurisprudence ont été réaffirmés par le préambule de l'Acte unique européen, puis par l'article F, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne (arrêt Bosman, précité, point 79). Aux termes de cette disposition, "[l'] Union respecte les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire".
73. Il en découle que ne sauraient être admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec le respect des droits de l'homme ainsi reconnus (voir, notamment, arrêts ERT, précité, point 41, et du 29 mai 1997, Kremzow, C-299-95, Rec. p. I-2629, point 14).
74. Le respect des droits fondamentaux s'imposant ainsi tant à la Communauté qu'à ses États membres, la protection desdits droits constitue un intérêt légitime de nature à justifier, en principe, une restriction aux obligations imposées par le droit communautaire, même en vertu d'une liberté fondamentale garantie par le traité telle que la libre circulation des marchandises.
75. Aussi est-il de jurisprudence constante que, saisie à titre préjudiciel, la Cour doit, lorsque, comme dans l'affaire au principal, une situation nationale relève du champ d'application du droit communautaire, fournir aux juridictions nationales tous les éléments d'interprétation nécessaires à l'appréciation de la conformité de cette situation avec les droits fondamentaux dont la Cour assure le respect, tels qu'ils résultent en particulier de la CEDH (voir en ce sens, notamment, arrêt du 30 septembre 1987, Demirel, 12-86, Rec. p. 3719, point 28).
76. En l'occurrence, les autorités nationales se sont fondées sur la nécessité de respecter des droits fondamentaux garantis tant par la CEDH que par la Constitution de l'État membre concerné pour permettre qu'une limitation soit apportée à l'une des libertés fondamentales consacrées par le traité.
77. La présente affaire soulève ainsi la question de la conciliation nécessaire des exigences de la protection des droits fondamentaux dans la Communauté avec celles découlant d'une liberté fondamentale consacrée par le traité et, plus particulièrement, la question de la portée respective des libertés d'expression et de réunion, garanties par les articles 10 et 11 de la CEDH, et de la libre circulation des marchandises, lorsque les premières sont invoquées en tant que justification d'une restriction à la seconde.
78.À cet égard, il y a lieu d'observer que, d'une part, la libre circulation des marchandises constitue certes l'un des principes fondamentaux dans le système du traité, mais elle peut, sous certaines conditions, faire l'objet de restrictions pour les raisons énumérées à l'article 36 du même traité ou au titre des exigences impératives d'intérêt général reconnues conformément à une jurisprudence constante de la Cour depuis l'arrêt du 20 février 1979, Rewe-Zentral, dit "Cassis de Dijon" (120-78, Rec. p. 649).
79. D'autre part, si les droits fondamentaux en cause dans l'affaire au principal sont expressément reconnus par la CEDH et constituent des fondements essentiels d'une société démocratique, il résulte toutefois du libellé même du paragraphe 2 des articles 10 et 11 de cette convention que les libertés d'expression et de réunion sont également susceptibles de faire l'objet de certaines limitations justifiées par des objectifs d'intérêt général, pour autant que ces dérogations sont prévues par la loi, inspirées par un ou plusieurs buts légitimes au regard desdites dispositions et nécessaires dans une société démocratique, c'est-à-dire justifiées par un besoin social impérieux et, notamment, proportionnées au but légitime poursuivi (voir, en ce sens, arrêts du 26 juin 1997, Familiapress, C-368-95, Rec. p. I-3689, point 26, et du 11 juillet 2002, Carpenter, C-60-00, Rec. p. I-6279, point 42, ainsi que Cour eur. D. H., arrêt Steel e.a. c. Royaume-Uni du 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, § 101).
80. Ainsi, les droits à la liberté d'expression et à la liberté de réunion pacifique garantis par la CEDH n'apparaissent pas non plus - contrairement à d'autres droits fondamentaux consacrés par la même convention, tels que le droit de toute personne à la vie ou l'interdiction de la torture ainsi que des peines ou traitements inhumains ou dégradants, qui ne tolèrent aucune restriction - comme des prérogatives absolues, mais doivent être pris en considération par rapport à leur fonction dans la société. Des restrictions peuvent ainsi être apportées à l'exercice de ces droits, pour autant que celles-ci répondent effectivement à des objectifs d'intérêt général et ne constituent pas, compte tenu du but poursuivi par de telles restrictions, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits protégés (voir, en ce sens, arrêts du 8 avril 1992, Commission/Allemagne, C-62-90, Rec. p. I-2575, point 23, et du 5 octobre 1994, X/Commission, C-404-92 P, Rec. p. I-4737, point 18).
81. Dans ces conditions, il convient de mettre en balance les intérêts en présence et de déterminer, eu égard à l'ensemble des circonstances de chaque cas d'espèce, si un juste équilibre a été respecté entre ces intérêts.
82. À cet égard, les autorités compétentes disposent d'un large pouvoir d'appréciation. Il y a néanmoins lieu de vérifier si les restrictions apportées aux échanges intracommunautaires sont proportionnées au regard du but légitime poursuivi, à savoir en l'espèce la protection des droits fondamentaux.
83. En ce qui concerne l'affaire au principal, il importe de souligner d'emblée que les circonstances qui la caractérisent se distinguent nettement de la situation telle qu'elle se présentait dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt Commission/France, précité, invoqué par Schmidberger en tant que précédent pertinent dans le contexte de l'action juridictionnelle qu'elle a intentée en Autriche.
84. En effet, par rapport aux éléments d'ordre factuel retenus par la Cour aux points 38 à 53 de l'arrêt Commission/France, précité, il convient de relever, en premier lieu, que le rassemblement en cause au principal a eu lieu à la suite d'une demande d'autorisation présentée sur le fondement du droit national et après que les autorités compétentes eurent décidé de ne pas l'interdire.
85. En deuxième lieu, en raison de la présence des manifestants sur l'autoroute du Brenner, la circulation routière a été empêchée sur un seul itinéraire, à une occasion unique et pendant une durée de près de 30 heures. En outre, l'obstacle à la libre circulation des marchandises résultant dudit rassemblement revêtait une portée limitée par rapport tant à l'ampleur géographique qu'à la gravité intrinsèque des troubles dont il était question dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt Commission/France, précité.
86. En troisième lieu, il n'est pas contesté que par ledit rassemblement des citoyens ont exercé leurs droits fondamentaux en manifestant publiquement une opinion qu'ils considèrent comme importante dans la vie de la collectivité; il est également constant que cette manifestation publique n'avait pas pour objet d'entraver les échanges de marchandises d'une nature ou d'une origine particulières. En revanche, dans l'affaire Commission/France, précitée, le but poursuivi par les manifestants était clairement d'empêcher la circulation de produits déterminés en provenance d'États membres autres que la République française, au moyen non seulement d'obstacles mis au transport des marchandises visées, mais aussi de la destruction de celles-ci en cours d'acheminement ou lors du transit par la France, voire alors qu'elles se trouvaient déjà à l'étalage des magasins dans l'État membre concerné.
87. En quatrième lieu, il convient de rappeler que, en l'occurrence, différentes mesures d'encadrement et d'accompagnement avaient été prises par les autorités compétentes afin de limiter autant que possible les perturbations de la circulation routière. Ainsi, notamment, lesdites autorités, y compris les forces de police, les organisateurs de la manifestation et diverses associations d'automobilistes ont collaboré en vue de garantir le bon déroulement du rassemblement. Bien avant la date à laquelle ce dernier devait avoir lieu, une vaste campagne d'information avait été lancée par les médias et les automobile-clubs, tant en Autriche que dans les pays limitrophes, et divers itinéraires de contournement avaient été prévus, si bien que les opérateurs économiques concernés étaient dûment informés des restrictions à la circulation applicables à la date et au lieu du rassemblement prévu et se trouvaient en mesure de prendre à temps toutes dispositions utiles pour obvier à ces restrictions. En outre, un service d'ordre avait été mis en place sur le lieu même où la manifestation devait se tenir.
88. Par ailleurs, il est constant que l'action isolée dont il s'agit n'a pas engendré un climat général d'insécurité ayant eu un effet dissuasif sur les courants d'échanges intracommunautaires dans leur ensemble, contrairement aux troubles graves et répétés à l'ordre public en cause dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt Commission/France, précité.
89. Enfin, s'agissant des autres possibilités envisagées par Schmidberger au regard dudit rassemblement, il y a lieu, compte tenu du large pouvoir d'appréciation dont disposent les États membres, de considérer que, dans des circonstances telles que celles du cas d'espèce, les autorités nationales compétentes ont pu estimer qu'une interdiction pure et simple de celui-ci aurait constitué une interférence inacceptable dans les droits fondamentaux des manifestants de se réunir et d'exprimer paisiblement leur opinion en public.
90. Quant à l'imposition de conditions plus strictes en ce qui concerne tant le lieu - par exemple sur le bord de l'autoroute du Brenner - que la durée - limitée à quelques heures seulement - du rassemblement en question, elle aurait pu être perçue comme constituant une restriction excessive de nature à priver l'action d'une partie substantielle de sa portée. Si les autorités nationales compétentes doivent chercher à limiter autant que possible les effets qu'une manifestation sur la voie publique ne manque pas d'avoir sur la liberté de circulation, il n'en demeure pas moins qu'il leur appartient de mettre cet intérêt en balance avec celui des manifestants, qui visent à attirer l'attention de l'opinion publique sur les objectifs de leur action.
91. S'il est vrai qu'une action de ce type entraîne normalement certains inconvénients pour les personnes qui n'y participent pas, en particulier en ce qui concerne la liberté de circulation, ceux- ci peuvent en principe être admis dès lors que le but poursuivi est essentiellement la manifestation publique et dans les formes légales d'une opinion.
92. À cet égard, la République d'Autriche fait valoir, sans être contredite sur ce point, que, en tout état de cause, toutes les solutions de remplacement envisageables auraient comporté le risque de réactions difficiles à contrôler et susceptibles de causer des perturbations autrement plus graves des échanges intracommunautaires ainsi que de l'ordre public, pouvant se matérialiser par des démonstrations "sauvages", des confrontations entre partisans et adversaires du mouvement revendicatif concerné ou des actes de violence de la part de manifestants s'estimant lésés dans l'exercice de leurs droits fondamentaux.
93. En conséquence, les autorités nationales, compte tenu du large pouvoir d'appréciation qui doit leur être reconnu en la matière, ont raisonnablement pu considérer que l'objectif légitimement poursuivi par ledit rassemblement ne pouvait pas en l'occurrence être atteint par des mesures moins restrictives des échanges intracommunautaires.
94. Au vu des considérations qui précèdent, il y a donc lieu de répondre aux première et quatrième questions que le fait pour les autorités compétentes d'un État membre de ne pas avoir interdit un rassemblement dans des circonstances telles que celles de l'espèce au principal n'est pas incompatible avec les articles 30 et 34 du traité, lus en combinaison avec l'article 5 de celui- ci.
Sur les conditions de responsabilité de l'État membre
95. Il résulte de la réponse apportée aux première et quatrième questions que, eu égard à l'ensemble des circonstances d'une affaire telle que celle dont est saisie la juridiction de renvoi, il ne saurait être reproché aux autorités nationales compétentes d'avoir commis une violation du droit communautaire de nature à engager la responsabilité de l'État membre concerné.
96. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu de statuer sur les autres questions posées qui concernent certaines des conditions de mise en .uvre de la responsabilité d'un État membre du fait des dommages causés aux particuliers en raison d'une méconnaissance par celui-ci du droit communautaire.
Sur les dépens
97. Les frais exposés par les gouvernements autrichien, hellénique, italien, néerlandais et finlandais, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur les questions à elle soumises par l'Oberlandesgericht Innsbruck, par ordonnance du 1er février 2000, dit pour droit:
Le fait pour les autorités compétentes d'un État membre de ne pas avoir interdit un rassemblement dans des circonstances telles que celles de l'espèce au principal n'est pas incompatible avec les articles 30 et 34 du traité CE (devenus, après modification, articles 28 CE et 29 CE), lus en combinaison avec l'article 5 du traité CE (devenu article 10 CE).