CJCE, 5 avril 1979, n° 148-78
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ratti
LA COUR,
1. Attendu que, par ordonnance du 8 mai 1978, parvenue à la Cour le 21 juin suivant, la Pretura penale de Milan a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation de deux directives du Conseil concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres, la première, 73-173-CEE, du 4 juin 1973, relative à la classification, l'emballage et l'étiquetage des préparations dangereuses (solvants) (JO n° L 189, p. 7), la seconde, 77-728-CEE, du 7 novembre 1977, relative à la classification, l'emballage et l'étiquetage des peintures, vernis, encres d'imprimerie, colles et produits connexes (JO n° L 303) ;
2. Que ces questions sont posées dans le cadre d'une poursuite pénale contre le dirigeant d'une entreprise productrice de solvants et de vernis, du chef d'avoir contrevenu à certaines dispositions de la loi italienne n° 245 du 5 mars 1963 (GURI du 21. 3. 1963, p. 1451) qui imposent notamment aux fabricants de produits contenant du benzol, du toluol et du xylol d'apposer sur les récipients contenant ces produits une étiquette mentionnant en plus de la présence de ces substances, leur pourcentage total et, séparément, le pourcentage de benzol ;
3. Qu'à l'époque des faits, cette législation, pour autant qu'elle concerne les solvants, aurait dû avoir été adaptée en exécution de la directive 73-173-CEE, du 4 juin 1973, dont les Etats membres devaient introduire les dispositions dans leur ordre interne au plus tard pour le 8 décembre 1974, obligation que le Gouvernement italien n'avait pas exécutée ;
4. Que cette adaptation aurait eu pour effet d'éliminer la disposition de la loi italienne dont la violation est reprochée au prévenu et aurait par voie de conséquence modifié les conditions d'application des sanctions pénales dont est assortie la loi en question ;
5. Qu'en ce qui concerne l'emballage et l'étiquetage des vernis, la directive 77-728-CEE, du 7 novembre 1977, avait, à l'époque des faits litigieux, été édictée par le Conseil, mais en vertu de son article 12, les Etats membres disposent d'un délai n'expirant que le 9 novembre 1979 pour mettre en vigueur les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour s'y conformer ;
6. Que l'introduction dans l'ordre interne italien des dispositions de cette directive devra avoir également pour effet d'éliminer les dispositions de la loi italienne dont l'inobservation fonde la poursuite pénale à charge du prévenu ;
7. Que tant en ce qui concerne les solvants que les vernis produits dans son entreprise, le prévenu s'est conformé en ce qui concerne leur emballage et étiquetage, d'une part, aux dispositions de la directive 73-173-CEE (solvants) que le Gouvernement italien avait omis d'introduire dans son ordre interne et, d'autre part, aux dispositions de la directive 77-728-CEE (vernis) dont les Etats membres devront avoir assuré l'exécution pour le 9 novembre 1979 ;
8. Que les réponses aux questions posées, dont les quatre premières concernent la directive 73-173-CEE et la cinquième, la directive 77-728-CEE, doivent permettre à la juridiction nationale de décider si les peines prévues par la loi italienne n° 245, en cas de violation de ses dispositions, peuvent être appliquées dans le cas d'espèce ;
A - En ce qui concerne l'interprétation de la directive 73-173-CEE
9. Attendu que cette directive a été arrêtée en vertu de l'article 100 du traité et de la directive du Conseil du 27 juin 1967 (JO n° 196, du 16. 8. 1967, p. 1) modifiée le 21 mai 1973 (JO n° L 167, du 25. 6. 1973, p. 1) relatives aux substances dangereuses, pour assurer le rapprochement de dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres relatives à la classification, l'emballage et l'étiquetage des préparations dangereuses (solvants) ;
10. Que cette directive s'est avérée nécessaire du fait que les substances et préparations dangereuses font l'objet, dans les Etats membres, de réglementations présentant des différences notables, surtout en ce qui concerne l'étiquetage, l'emballage et la classification selon le degré de danger présenté par lesdits produits ;
11. Que ces divergences constituaient un obstacle aux échanges et à la libre circulation des produits et avaient une incidence directe sur l'établissement et le fonctionnement du marche des préparations dangereuses telles que les solvants utilisés fréquemment tant dans les activités industrielles, agricoles et artisanales que pour les usages domestiques ;
12. Que pour faire disparaître ces divergences, la directive a prévu un certain nombre de dispositions explicites visant la classification, l'emballage, l'étiquetage des produits en cause (article 2, paragraphes 1, 2 et 3, articles 4, 5 et 6) ;
13. Qu'en ce qui concerne l'article 8 relevé spécialement par le juge national qui interdit aux Etats d'empêcher, de restreindre ou d'entraver, pour des raisons de classification, d'emballage ou d'étiquetage, la mise sur le marché des préparations dangereuses répondant aux conditions fixées par la directive, s'il énonce une obligation générale, il n'a pas de valeur autonome, n'étant que le complément nécessaire des dispositions matérielles énoncées dans les articles cités ci-dessus, pour assurer la libre circulation des produits en cause ;
14. Attendu que les Etats membres devaient mettre en vigueur cette directive 73-173-CEE selon son article 11, dans un délai de 18 mois à compter de sa notification ;
15. Que cette notification a été faite à tous les Etats membres le 8 juin 1973 ;
16. Que le délai de 18 mois est arrivé à expiration le 8 décembre 1974 et qu'au moment des faits de la cause les dispositions de la directive n'avaient pas été mises en vigueur dans l'ordre juridique interne italien ;
17. Que c'est dans ces conditions que le juge national constatant qu'il existait une contradiction évidente entre la réglementation communautaire et le droit interne italien " s'est demandé quelle était celle des deux réglementations qui devait prévaloir en l'espèce " et a posé à la Cour la première question suivante :
" La directive du Conseil des Communautés européennes 73-173-CEE, du 4 avril 1973, et en particulier son article 8, constitue-t-elle une disposition " directement applicable " attribuant aux particuliers des droits subjectifs que les juridictions nationales doivent sauvegarder ?"
18. Attendu que cette question soulève le problème général de la nature juridique des dispositions d'une directive adoptée en vertu de l'article 189 du traité ;
19. Qu'à cet égard la Cour a déjà dit, dans une jurisprudence constante, en dernier lieu par son arrêt du 1er février 1977, rendu dans l'affaire 51-76 (Nederlandse Ondernemingen, Recueil 1977, p. 126), que si, en vertu des dispositions de l'article 189, les règlements sont directement applicables et, par conséquent, par leur nature susceptibles de produire des effets directs, il n'en résulte pas que d'autres catégories d'actes visés par cet article ne peuvent jamais produire d'effet analogues ;
20. Qu'il serait incompatible avec l'effet contraignant que l'article 189 reconnaît à la directive d'exclure en principe que l'obligation qu'elle impose puisse être invoquée par des personnes concernées ;
21. Que, particulièrement dans les cas où les autorités communautaires auraient, par voie de directive, obligé les Etats membres à adopter un comportement déterminé, l'effet utile d'un tel acte se trouverait affaibli si les justiciables étaient empêchés de s'en prévaloir en justice et les juridictions nationales empêchées de le prendre en considération en tant qu'élément du droit communautaire ;
22. Qu'en conséquence l'Etat membre qui n'a pas pris, dans les délais, les mesures d'exécution imposées par la directive, ne peut opposer aux particuliers le non-accomplissement, par lui-même, des obligations qu'elle comporte ;
23. Qu'il en résulte qu'une juridiction nationale saisie par un justiciable qui s'est conformé aux dispositions d'une directive, d'une demande tendant à écarter une disposition nationale incompatible avec ladite directive non introduite dans l'ordre juridique interne d'un Etat défaillant, doit faire droit à cette demande si l'obligation en cause est inconditionnelle et suffisamment précise ;
24. Qu'il faut donc répondre à la première question qu'un Etat membre ne saurait appliquer sa loi interne - même si elle est assortie de sanctions pénales - non encore adaptée à une directive, après l'expiration du délai fixé pour sa mise en œuvre, à une personne qui s'est conformée aux dispositions de ladite directive ;
25. Attendu que par la deuxième question, le juge national demande, en substance, si l'Etat destinataire, en introduisant les dispositions de la directive sur les solvants dans son ordre juridique interne, peut prescrire " des obligations et des limites plus précises et plus détaillées ou de toute façon différentes " notamment en obligeant à apposer sur les récipients des indications non requises par la directive ;
26. Attendu qu'il ressort des termes combinés des articles 3 et 8 de la directive 73-173-CEE que ne peuvent être mis sur le marché que les solvants qui répondent " aux dispositions de cette directive et de son annexe " et que les Etats membres n'ont pas la faculté de maintenir parallèlement à la réglementation prévue par ladite directive pour les importations, une réglementation différente pour le marché intérieur ;
27. Qu'il résulte donc du système de la directive 73-173-CEE, qu'un Etat membre ne peut introduire dans sa législation nationale des conditions plus restrictives que celles prévues par la directive en cause, ou même plus détaillées, ou en tout cas différentes, en ce qui concerne la classification, l'emballage et l'étiquetage des solvants et que cette interdiction d'imposer des restrictions non prévues s'applique tant à la mise directe des produits sur le marché national qu'aux produits importés ;
28. Qu'il convient de répondre en ce sens à la deuxième question posée par le juge national ;
29. Attendu que par la troisième question, le juge national demande si l'obligation d'indiquer sur le récipient mis en vente, la présence de benzol, de toluol et de xylol dans le solvant en spécifiant leur pourcentage total et séparément celui du benzol, sur la base de l'article 8 de la loi n° 245, du 5 mars 1963, peut se révéler incompatible avec la directive citée ;
30. Attendu que l'article 8 de la loi italienne n° 245, du 5 mars 1963, impose l'obligation " pour autant que les solvants contiennent du benzol, du toluol ou du xylol, d'apposer sur les récipients mis en vente une étiquette mentionnant la présence de ces substances dans le solvant, le pourcentage total de ces substances et séparément le pourcentage de benzol... ";
31. Attendu toutefois que l'article 5 de la directive 73-173 CEE prévoit, dans tous les cas, l'indication sur l'emballage - de manière lisible et indélébile - de la présence de substances classées comme toxiques, aux termes de l'article 2, comme le benzol, ainsi que l'indication, mais seulement dans certains cas, des substances classées comme nocives telles que le toluol et le xylol dans une concentration supérieure à 5 % ;
32. Qu'en revanche aucune indication n'est prescrite en ce qui concerne le pourcentage, séparé ou global, de ces substances ;
33. Qu'il y a donc lieu de répondre au juge national que la directive 73-173-CEE doit être interprétée en ce sens qu'elle ne permet pas à des dispositions nationales de prescrire l'indication sur les récipients de la présence des composants des produits en cause en des termes allant au-delà de ceux prévus par ladite directive ;
34. Attendu que la quatrième question est ainsi rédigée :
" Les dispositions nationales rappelées, applicables indistinctement à tous les produits présents sur le marché intérieur, constituent-elles de toute façon un obstacle, une interdiction ou une limitation aux échanges et à la libre circulation de ces produits, même si elles sont prescrites dans le but d'assurer une protection accrue de l'intégrité physique des utilisateurs des produits en question ?"
35. Que cette question se réfère à l'article 36 du traité qui admet des exceptions à la libre circulation des marchandises pour autant qu'elles soient justifiées par des raisons de sécurité publique, de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ;
36. Attendu que lorsque, par application de l'article 100 du traité, des directives communautaires prévoient l'harmonisation de mesures nécessaires - entre autres - à assurer la protection de la santé des personnes et des animaux et aménagent des procédures communautaires de contrôle de leur observation, le recours à l'article 36 cesse d'être justifié, les contrôles appropriés devant désormais être effectués et les mesures de protection prises dans le cadre tracé par la directive d'harmonisation ;
37. Attendu que la directive 73-173-CEE a prévu que si un Etat membre constate qu'une préparation dangereuse, bien que conforme aux prescriptions de cette directive, présente un danger pour la santé ou la sécurité, il pourra recourir à titre provisoire et sous le contrôle de la Commission, à une clause de sauvegarde prévue à l'article 9 de la directive suivant les procédures et dans les formes prescrites à cet article ;
38. Qu'il en résulte que les dispositions nationales allant au-delà de celles prévues par la directive 73-173-CEE ne sont compatibles avec le droit communautaire que si elles ont été adoptées selon les procédures et les formes prescrites à l'article 9 de ladite directive ;
B - En ce qui concerne l'interprétation de la directive 77-728-CEE du Conseil du 7 novembre 1977
39. Attendu que dans une cinquième question, le juge national demande si la directive 77-728-CEE du Conseil du 7 novembre 1977, et en particulier son article 9, est immédiatement et directement applicable, eu égard aux obligations négatives imposées aux Etats membres depuis la date de sa notification, à l'hypothèse où le particulier, se fondant sur la confiance légitime, s'est conformé aux dispositions de ladite directive avant l'expiration du délai d'adaptation prévu par l'Etat membre ?
40. Attendu que cette directive a un objet analogue à celui de la directive 73-173 CEE en ce qu'elle prévoit une réglementation similaire pour les préparations contenant des substances dangereuses destinées à être utilisées dans les peintures, vernis, encres d'imprimerie, colles, produits connexes ;
41. Attendu que selon son article 12, les Etats membres doivent la mettre en vigueur dans un délai de 24 mois à compter de sa notification qui a été faite le 9 novembre 1977 ;
42. Que ce délai n'est donc pas arrivé à expiration et que les Etats destinataires disposent d'un délai expirant le 9 novembre 1979 pour introduire les dispositions de la directive 77-728-CEE dans leur ordre juridique interne ;
43. Qu'il en résulte, pour les raisons développées dans la motivation de la réponse à la première question du juge national, que ce n'est qu'au terme de la période fixée et en cas de défaillance de l'Etat membre, que la directive - et notamment son article 9 - pourra avoir les effets décrits en réponse à la première question ;
44. Que tant que cette échéance n'est pas atteinte, les Etats membres restent libres en la matière ;
45. Que si un Etat membre a introduit les dispositions d'une directive dans son ordre juridique interne avant la fin de la période fixée par celle-ci, cette circonstance ne peut pas produire d'effets à l'égard d'autres Etats membres ;
46. Attendu, enfin, qu'une directive n'imposant, de par sa nature, d'obligations qu'aux Etats membres, il n'est pas possible à un particulier d'invoquer le principe de " confiance légitime " avant l'expiration du délai prévu pour sa mise en œuvre ;
47. Qu'il convient donc de répondre à la cinquième question que la directive du Conseil 77-728-CEE, du 7 novembre 1977, et en particulier son article 9, ne peut naître dans le chef du particulier qui s'est conformé aux dispositions de ladite directive avant l'expiration du délai d'adaptation prévu pour l'Etat membre, aucun effet qui pourrait être pris en considération par les juridictions nationales ;
Sur les dépens
48. Attendu que les frais exposés par le Conseil et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;
49. Que la procédure revêtant, à l'égard du prévenu au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ;
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur les questions à elle soumises par la Pretura penale de Milan par ordonnance du 8 mai 1978, dit pour droit :
1) Un Etat membre ne saurait appliquer sa loi interne - même si elle est assortie de sanctions pénales - non encore adaptée à une directive, après l'expiration du délai fixé pour sa mise en œuvre, à une personne qui s'est conformée aux dispositions de ladite directive.
2) Il résulte du système de la directive 73-173-CEE, qu'un Etat membre ne peut introduire dans sa législation nationale des conditions plus restrictives que celles prévues par la directive en cause, ou même plus détaillées, ou en tout cas différentes, en ce qui concerne la classification, l'emballage et l'étiquetage des solvants et que cette interdiction d'imposer des restrictions non prévues s'applique tant à la mise directe des produits sur le marché national qu'aux produits importés.
3) La directive 73-173-CEE doit être interprétée en ce sens qu'elle ne permet pas à des dispositions nationales de prescrire l'indication sur les récipients de la présence des composants des produits en cause en des termes allant au-delà de ceux prévus par ladite directive.
4) Les dispositions nationales allant au-delà de celles prévues par la directive 73-173-CEE ne sont compatibles avec le droit communautaire que si elles ont été adoptées selon les procédures et les formes prescrites à l'article 9 de ladite directive.
5) La directive du Conseil 77-728-CEE du 7 novembre 1977, et en particulier son article 9, ne peut faire naître dans le chef du particulier qui s'est conformé aux dispositions de ladite directive avant l'expiration du délai d'adaptation prévu pour l'Etat membre, aucun effet qui pourrait être pris en considération par les juridictions nationales.