CJCE, 5 février 1963, n° 26-62
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Nv Algemene Transport en Expeditie Onderneming van Gend & Loos
Défendeur :
Administration fiscale néerlandaise
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
Mes Stibbe, Terkuile
LA COUR,
I - Quant à la procédure
Attendu que la régularité de la procédure de la demande de décision préjudicielle adressée en vertu de l'article 177 du traité CEE à la Cour par la Tariefcommissie, juridiction au sens de cet article, ne fait l'objet d'aucune objection ;
Que par ailleurs la demande à cet égard ne donne lieu à aucune critique d'office.
II - Quant à la première question
a - De la compétence de la Cour
Attendu que le Gouvernement des Pays-Bas et le Gouvernement belge contestent la compétence de la Cour, au motif qu'il s'agirait en l'espèce d'une demande relative non à l'interpretation mais à l'application du traité dans le cadre du droit constitutionnel des Pays-Bas ;
Que plus particulièrement la Cour ne serait pas compétente pour se prononcer sur une prééminence à reconnaître, le cas échéant, aux dispositions du traité CEE soit sur la législation néerlandaise, soit sur d'autres accords passés par les Pays-Bas et intégrés dans leur droit national ; Que la solution d'un tel problème tomberait sous la compétence exclusive des juridictions nationales, sous réserve d'un recours selon les conditions fixées par les articles 169 et 170 du traité ;
Attendu cependant qu'en l'espèce la Cour n'est pas appelée à juger de l'application du traité selon les principes du droit interne néerlandais, qui reste du ressort des juridictions nationales, mais qu'il lui est demandé exclusivement, conformément à l'article 177, a, du traité, d'interpréter la portée de l'article 12 dudit traité dans le cadre du droit communautaire et sous l'aspect de son incidence sur les particuliers ;
Que ce moyen manque donc de base en droit ;
Attendu que le Gouvernement belge évoque encore l'incompétence de la Cour, motif pris de ce que la réponse susceptible d'être apportée par celle-ci à la première question de la Tariefcommissie ne serait pas relevante pour la solution du litige soumis à cette juridiction ;
Attendu cependant que pour conférer competence à la Cour en la présente affaire, il faut et il suffit qu'il ressorte à suffisance de droit que la question posée vise une interpretation du traité;
Que les considérations qui ont pu guider une juridiction nationale dans le choix de ses questions, ainsi que la pertinence qu'elle entend leur attribuer dans le cadre d'un litige soumis à son jugement, restent sous traités à l'appréciation de la Cour ;
Attendu que le libellé des questions posées les fait paraître relatives à l'interpretation du traité;
Qu'elles entrent ainsi dans la compétence de la Cour ;
Que ce moyen n'est pas non plus fondé.
B - Quant au fond
Attendu que la Tariefcommissie pose en premier lieu la question de savoir si l'article 12 du traité à un effet immédiat en droit interne, dans le sens que les ressortissants des Etats membres pourraient faire valoir sur la base de cet article des droits que le juge national doit sauvegarder ;
Attendu que pour savoir si les dispositions d'un traité international ont une telle portée il faut en envisager l'esprit, l'économie et les termes ;
Attendu que l'objectif du traité CEE qui est d'instituer un Marché commun dont le fonctionnement concerne directement les justiciables de la Communauté, implique que ce traité constitue plus qu'un accord qui ne créerait que des obligations mutuelles entre les états contractants ;
Que cette conception se trouve confirmée par le préambule du traité qui, au-delà des Gouvernements, vise les peuples, et de façon plus concrète par la création d'organes qui institutionnalisent des droits souverains dont l'exercice affecte aussi bien les Etats membres que leurs citoyens ;
Qu'il faut d'ailleurs remarquer que les ressortissants des Etats réunis dans la Communauté sont appelés à collaborer, par le truchement du parlement européen et du comité économique et social, au fonctionnement de cette Communauté ;
Qu'en outre le rôle de la Cour de justice dans le cadre de l'article 177, dont le but est d'assurer l'unité d'interpretation du traité par les juridictions nationales, confirme que les états ont reconnu au droit communautaire une autorité susceptible d'être invoquée par leurs ressortissants devant ces juridictions ;
Qu'il faut conclure de cet état de choses que la Communauté constitue un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel les Etats ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains, et dont les sujets sont non seulement les Etats membres mais également leurs ressortissants ;
Que, partant, le droit communautaire, indépendant de la législation des Etats membres, de même qu'il crée des charges dans le chef des particuliers, est aussi destiné à engendrer des droits qui entrent dans leur patrimoine juridique ;
Que ceux-ci naissent non seulement lorsqu'une attribution explicite en est faite par le traité, mais aussi en raison d'obligations que le traité impose d'une manière bien définie tant aux particuliers qu'aux Etats membres et aux institutions communautaires ;
Attendu qu'eu égard à l'économie du traité en matière de droits de douane et taxes d'effet équivalent, il convient de souligner que l'article 9, qui fonde la Communauté sur une union douanière, comporte comme règle essentielle l'interdiction de ces droits et taxes ;
Que cette disposition figure en tête de la partie du traité qui définit les " fondements de la Communauté "; Qu'elle se trouve appliquée et explicitée par l'article 12 ;
Attendu que le texte de l'article 12 énonce une interdiction claire et inconditionnelle qui est une obligation non pas de faire, mais de ne pas faire ;
Que cette obligation n'est d'ailleurs assortie d'aucune réserve des Etats de subordonner sa mise en œuvre à un acte positif de droit interne ;
Que cette prohibition se prête parfaitement, par sa nature même, à produire des effets directs dans les relations juridiques entre les Etats membres et leurs justiciables ;
Attendu que l'exécution de l'article 12 ne nécessite pas une intervention législative des Etats ;
Que le fait, par cet article, de designer les Etats membres comme sujets de l'obligation de s'abstenir n'implique pas que leurs ressortissants ne puissent en être les bénéficiaires ;
Attendu que, par ailleurs, l'argument tire des articles 169 et 170 du traité qu'ont invoqué les trois gouvernements qui ont présenté à la Cour des observations dans leurs mémoires tombe à faux ;
Qu'en effet la circonstance que le traité, dans les articles susvisés, permet à la Commission et aux Etats membres d'attraire devant la Cour un Etat qui n'a pas exécuté ses obligations n'implique pas pour les particuliers l'impossibilité d'invoquer, le cas échéant, devant le juge national ces obligations, tout comme le fait que le traité met à la disposition de la Commission des moyens pour assurer le respect des obligations imposées aux assujettis n'exclut pas la possibilité, dans les litiges entre particuliers devant le juge national, d'invoquer la violation de ces obligations ;
Qu'une limitation aux seules procédures des articles 169 et 170 des garanties contre une violation de l'article 12 par les Etats membres supprimerait toute protection juridictionnelle directe des droits individuels de leurs ressortissants ?
Que le recours à ces articles risquerait d'être frappé d'inefficacité s'il devait intervenir après l'exécution d'une décision nationale prise en méconnaissance des prescriptions du traité ;
Que la vigilance des particuliers intéressés à la sauvegarde de leurs droits entraîne un contrôle efficace qui s'ajoute à celui que les articles 169 et 170 confient à la diligence de la Commission et des Etats membres ;
Attendu qu'il résulte des considérations qui précédent que selon l'esprit, l'économie et le texte du traité l'article 12 doit être interprété en ce sens qu'il produit des effets immédiats et engendre des droits individuels que les juridictions internes doivent sauvegarder.
III - Quant à la deuxième question
a - de la compétence de la Cour
Attendu que, selon les observations des Gouvernements belge et néerlandais, le libelle de cette question semblerait exiger, pour sa solution, de la part de la Cour un examen de la classification tarifaire de l'Uree-Formaldehyde importée aux Pays-Bas, classification sur laquelle van Gend et Loos et l'inspecteur des droits d'entrée et des accises à Zaandam défendent des opinions divergentes au regard du "Tariefbesluit" de 1947 ;
Que la position du problème ne comporterait pas une interpretation du traité, mais viserait un cas d'application de la législation douanière néerlandaise à la classification des aminoplastes, qui sort de la compétence attribuée par l'article 177 a, à la juridiction communautaire ;
Que, partant la demande de la Tariefcommissie excéderait la compétence de la Cour ;
Attendu cependant que la portée véritable de la question posée par la Tariefcommissie revient à savoir si, en droit, une augmentation effective des droits de douane grevant un produit déterminé et qui résulterait non pas d'une hausse du barème, mais d'un nouveau classement du produit à la suite du changement de sa qualification tarifaire, contrevient à la prohibition de l'article 12 du traité ;
Attendu que sous cet aspect la question posée vise une interpretation de cette disposition du traité et plus particulièrement de la portée qu'il convient d'attribuer à la notion de droits appliqués avant la mise en vigueur du traité ;
Que des lors la Cour est compétente pour répondre à la question.
B - Quant au fond
Attendu qu'il résulte du texte et de l'économie de l'article 12 du traité qu'il faut, pour constater si des droits de douane ou taxes d'effet équivalent ont été augmentés en méconnaissance de la défense y contenue, prendre en considération les droits et taxes effectivement appliqués à la date d'entrée en vigueur du traité ;
Attendu, par ailleurs, qu'au regard de la prohibition de l'article 12 du traité une telle augmentation illicite peut provenir aussi bien d'un nouvel agencement du tarif, qui aurait pour conséquence le classement du produit dans une position plus fortement taxée, que d'une majoration proprement dite du taux douanier ;
Attendu qu'il importe peu de savoir de quelle manière l'augmentation des droits de douane est survenue, des lors que, dans un même Etat membre, le même produit s'est trouvé, depuis l'entrée en vigueur du traité, imposé à un taux plus élevé ;
Que l'application de l'article 12, conformêment à l'interprétation qui a été donnée ci-dessus, entre dans la compétence du juge national qui doit rechercher si le produit imposable, en l'espèce l'Uree-Formaldehyde en provenance de la République fédérale d'Allemagne, se trouve frappé par les mesures douanères mises en vigueur aux Pays-Bas d'un droit d'importation supérieur à celui qui le grévait au 1er janvier 1958 ;
Que la Cour n'est pas compétente pour vérifier à ce sujet le bien-fondé des affirmations contradictoires qui lui ont été présentées au Cours de la procédure, mais doit les abandonner à l'appréciation des instances nationales.
IV - Quant aux dépens
Attendu que les frais exposés par la Commission de la CEE et les Gouvernements des Etats membres qui ont soumis leurs observations à la Cour ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;
Qu'en l'espèce la procédure revêt, à l'égard des parties en cause, le caractère d'un incident soulevé au cours du litige pendant devant la Tariefcommissie ;
Qu'ainsi la décision sur les dépens incombe à cette juridiction ;
Par ces motifs,
LA COUR,
Se prononçant sur la demande qu'elle a soumise à titre prejudiciel par la Tariefcommissie, par décision du 16 août 1962, dit pour droit :
1) l'article 12 du traité instituant la Communauté économique européenne produit des effets immédiats et engendre dans le chef des justiciables des droits individuels que les juridictions internes doivent sauvegarder ;
2) pour constater si des droits de douane ou taxes d'effet équivalent ont été augmentés en méconnaissance de la défense contenue à l'article 12 du traité, il faut prendre en considération les droits et taxes effectivement appliqués par l'Etat membre dont il s'agit à l'entrée en vigueur du traité ;
Une telle augmentation peut provenir aussi bien d'un nouvel agencement du tarif qui aurait pour conséquence le classement du produit dans une position plus fortement taxée que d'une majoration du taux douanier appliqué ;
3) il appartient à la Tariefcommissie de statuer sur les dépens de la présente instance.