CJCE, 20 octobre 1993, n° C-10/92
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Maurizio Balocchi
Défendeur :
Ministero delle Finanze dello Stato
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Edward
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Joliet, Schockweiler, Grévisse, Zuleeg, Murray
Avocats :
Mes Filippo Capozio, Giuseppe Conte, Giuseppe Giacomin, Franco Favara, Alberto Dal Ferro, Monica Medici.
LA COUR,
1 Par ordonnance du 18 décembre 1991, parvenue à la Cour le 9 janvier 1992, le président du Tribunale di Genova a posé, en vertu de l'article 177 du traité, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation de la sixième directive 77-388-CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO L 145, p. 1, ci-après "sixième directive").
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Balocchi, ressortissant italien, au ministère des Finances italien à propos du paiement d'un acompte provisionnel sur la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après "TVA").
3 La réglementation italienne en matière de TVA fixe la durée de l'exercice fiscal à un an (du 1er janvier au 31 décembre). Les assujettis doivent présenter une déclaration annuelle pour chaque exercice fiscal au plus tard le 5 mars de l'année suivante. Cette déclaration annuelle a un caractère récapitulatif. En effet, au cours de cet exercice, les assujettis sont tenus d'effectuer des versements mensuels ou trimestriels, selon l'importance de leur chiffre d'affaires. Lorsqu'ils présentent à l'administration fiscale leur déclaration annuelle, les assujettis, selon les cas, versent le solde de la TVA restant dû pour l'activité de l'exercice entier ou récupèrent le trop-perçu.
4 Avant 1991, le montant de TVA dû pour le dernier trimestre de l'année était en principe versé lors de la déclaration annuelle du mois de mars de l'année suivante. Cette règle a été modifiée par l'article 6, deuxième alinéa, de la loi n 405-90 du 29 décembre 1990 (ci-après "loi n° 405-90", suppl. ord. GURI n 303 du 31 décembre 1990) qui est entrée en vigueur le 1er janvier 1991.
5 En vertu du nouveau régime, les assujettis tenus à des versements mensuels doivent, le 20 décembre au plus tard, verser à titre d'acompte sur la TVA due pour ce même mois, un montant égal à 65 % du versement qu'ils ont effectué (ou qu'ils auraient dû effectuer) pour le mois de décembre de l'année précédente. S'ils prévoient que le montant dû pour le mois de décembre de l'année en cours sera inférieur à celui versé pour le même mois l'année précédente, les assujettis peuvent choisir de verser, dans les mêmes délais, un montant égal à 65 % du montant de TVA qu'ils estiment devoir acquitter pour le mois de décembre en cours.
6 Par ailleurs, les assujettis soumis à l'obligation d'effectuer des versements trimestriels doivent verser, le 20 décembre au plus tard également, à titre d'acompte sur le versement à effectuer lors de la déclaration annuelle, un montant égal à 65 % du versement qui a été effectué (ou qui aurait dû être effectué) pour le quatrième trimestre de l'année précédente ou, s'il est inférieur, de celui à effectuer pour le quatrième trimestre de l'année en cours.
7 Pour calculer l'acompte à verser avant le 20 décembre de l'année en cours, deux possibilités sont donc offertes à l'assujetti, qu'il soit soumis à l'obligation d'effectuer des versements mensuels ou trimestriels. Il peut soit fonder son calcul sur la somme acquittée l'année précédente au titre du dernier versement (mensuel ou trimestriel), soit se baser sur le montant de TVA qu'il pense devoir acquitter à la fin de l'année en cours au titre du dernier versement (mensuel ou trimestriel). Dans ce second cas, l'article 6, cinquième alinéa, de la loi n° 405-90, dispose toutefois qu'une surtaxe de 20 % sur les sommes non payées est infligée à l'assujetti qui ne verse pas tout ou partie du montant dû.
8 M. Balocchi exerce la profession d'administrateur de biens immobiliers en Italie et, de ce fait, est assujetti à la TVA. Relevant de la catégorie des contribuables dont le chiffre d'affaires annuel est inférieur à 360 millions de LIT, il bénéficie du régime des versements trimestriels, dit "régime simplifié". A ce titre, il doit, en vertu de l'article 33 du décret n° 633-72 du président de la République (suppl. ord. GURI n 292 du 1er novembre 1972), effectuer des versements périodiques avant le cinquième jour du second mois qui suit chacun des trois premiers trimestres de l'année. Depuis 1991, il est tenu, pour le quatrième trimestre, de verser, le 20 décembre au plus tard, l'acompte prévu par l'article 6, deuxième alinéa, de la loi n° 405-90.
9 M. Balocchi critique l'article 6, précité, au motif qu'il impose le paiement, avant la fin du dernier trimestre de l'année, d'un acompte sur la TVA afférente à l'ensemble de ce trimestre. De ce fait, une partie de l'acompte à verser serait afférente à la TVA portant sur des prestations non encore effectuées et des montants non encore perçus.
10 Cette disposition serait contraire aux articles 10 et 11 de la sixième directive, qui, selon M. Balocchi, ne permettraient d'exiger la TVA qu'à partir du moment où la transaction imposable est réalisée. Pour faire valoir son opinion, M. Balocchi a saisi le Tribunale di Genova d'un recours visant à faire constater l'incompatibilité de la disposition italienne précitée avec le droit communautaire et a demandé au président du Tribunale, qui le lui a accordé, de suspendre, à son égard et à titre provisoire, l'obligation de payer l'acompte découlant de cette disposition. Le président du Tribunale, estimant par ailleurs que l'issue du litige au fond dépendait de l'interprétation du droit communautaire, a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1. Les règles mentionnées aux articles 10 et 11 de la sixième directive du Conseil des Communautés européennes du 17 mai 1977 (77-388-CEE) (JO n 145 du 13 juin 1977) ont-elles harmonisé les notions de 'fait générateur de la taxe et de moment de son exigibilité et, si oui, ces règles confèrent-elles aux particuliers des droits qu'ils peuvent faire valoir devant le juge national?
2. En cas de réponse affirmative à la première question, que doit-on considérer comme le fait générateur de la taxe et le moment de son exigibilité? Les articles 10 et 11 de la directive précitée tels qu'ils ont été interprétés par la Cour de justice font-ils obstacle à l'application d'une règle nationale (article 6 de la loi n° 405-90) qui impose aux prestataires de services une obligation de verser la TVA sur des prestations qu'ils n'ont pas encore effectuées et des montants qu'ils n'ont pas encore perçus?"
11 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, de la procédure ainsi que des observations écrites présentées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la recevabilité
12 Le gouvernement italien soutient d'abord que la question préjudicielle a été posée dans le cadre d'une procédure non contradictoire puisque le ministère italien des Finances n'a pas eu l'occasion d'intervenir et de présenter ses observations à l'encontre des arguments avancés par M. Balocchi. Elle devrait dès lors être considérée comme irrecevable.
13 Il ressort de la jurisprudence de la Cour qu'il peut, certes, s'avérer de l'intérêt d'une bonne administration de la justice qu'une question préjudicielle ne soit posée qu'à la suite d'un débat contradictoire.
14 Il convient néanmoins de reconnaître que l'existence d'un débat contradictoire préalable ne figure pas au nombre des conditions requises pour la mise en œuvre de la procédure prévue à l'article 177 du traité et qu'il appartient à la seule juridiction nationale d'apprécier la nécessité d'entendre le défendeur avant d'arrêter une ordonnance de renvoi (voir arrêt du 28 juin 1978, Simmenthal, 70-77, Rec. p. 1453).
15 Le gouvernement italien conteste ensuite la recevabilité de la demande préjudicielle au motif que la juridiction de renvoi n'est pas compétente en matière fiscale.
16 Cet argument relève du droit national et ne saurait par conséquent être retenu. La Cour a, en effet, posé en principe dans l'arrêt du 14 janvier 1982, Reina (65-81, Rec. p. 33, point 7) qu'il ne lui appartient pas de vérifier si la décision par laquelle elle a été saisie a été prise conformément aux règles d'organisation et de procédure judiciaires du droit national.
17 La Cour doit donc s'en tenir à la décision de renvoi émanant d'une juridiction d'un État membre, tant qu'elle n'a pas été rapportée dans le cadre des voies de recours prévues éventuellement par le droit national.
Sur le fond
Sur les conditions de légalité d'un système d'acomptes
18 L'ordonnance de renvoi vise en substance à savoir, en premier lieu, si les dispositions pertinentes de la sixième directive font obstacle à ce qu'une législation nationale impose aux assujettis l'obligation de verser un montant de TVA égal à 65 % du montant total exigible pour une période fiscale qui n'est pas encore écoulée.
19 La règle italienne litigieuse, qui figure à l'article 6 de la loi n° 405-90, oblige les assujettis à verser, alors que le dernier mois ou trimestre de l'année n'est pas écoulé, un acompte de 65 % sur la TVA due pour l'ensemble de cette période. Le requérant au principal ainsi que la Commission soutiennent que cet acompte a pour effet d'obliger les assujettis à acquitter la TVA sur des opérations non encore réalisées et que la disposition qui prévoit cet acompte est dès lors contraire à l'article 10, paragraphe 2, de la sixième directive.
20 La TVA est une taxe sur le chiffre d'affaires réalisé par la livraison d'un bien (fourniture d'une marchandise) ou la prestation d'un service. Comme le souligne à juste titre l'avocat général, il ressort du système de la sixième directive que cette taxe n'est en principe payable qu'a posteriori.
21 Il y a lieu de rappeler en effet que les dispositions de l'article 10 de la sixième directive ont harmonisé les notions de fait générateur et d'exigibilité de la taxe.
22 Selon l'article 10, paragraphe 1, de la sixième directive, est considéré comme fait générateur de la taxe "le fait par lequel sont réalisées les conditions légales, nécessaires pour l'exigibilité de la taxe". L'exigibilité, quant à elle, désigne "le droit que le Trésor peut faire valoir aux termes de la loi, à partir d'un moment donné, auprès du redevable pour le paiement de la taxe."
23 L'article 10, paragraphe 2, dispose que "le fait générateur de la taxe intervient et la taxe devient exigible au moment où la livraison du bien ou la prestation de services est effectuée."
24 Il convient toutefois de souligner qu'une distinction doit être établie entre, d'une part, les notions de fait générateur et d'exigibilité de la taxe, visées à l'article 10, et, d'autre part, celle de paiement de la taxe. Les dispositions de la sixième directive qui sont relatives au régime de versement de la TVA n'ont pas été visées dans l'ordonnance de renvoi. Elles sont pourtant pertinentes en l'espèce. La règle générale, qui figure à l'article 22, paragraphe 5, de la même directive, est que "tout assujetti doit payer le montant net de la taxe sur la valeur ajoutée lors du dépôt de la déclaration périodique". Selon le paragraphe 4 du même article, la déclaration est déposée après la fin de la période fiscale, dans un délai fixé par les États membres, qui ne peut dépasser deux mois.
25 Toutefois, eu égard au fait que, dans le domaine de la TVA, les assujettis agissent comme des collecteurs de taxes pour le compte de l'État et pour éviter que des sommes importantes d'argent public ne s'accumulent entre leurs mains au cours d'un exercice fiscal, l'article 22, paragraphe 5, de la sixième directive autorise les États à déroger à la règle du paiement lors du dépôt de la déclaration périodique et à percevoir des acomptes provisionnels.
26 Comme, au moment du paiement de ces acomptes, les comptes de la période concernée n'ont généralement pas encore été apurés, il est loisible aux États membres de prévoir comme point de référence le chiffre d'affaires réalisé au cours de la période correspondante de l'année antérieure. Il est certes possible que ce chiffre dépasse celui effectivement réalisé pendant la période couverte par l'acompte, lorsque s'est produite une baisse même légère par rapport à l'année précédente. Pour parer à ce risque, il suffit que les États membres donnent aux assujettis la faculté de déterminer l'acompte à verser en fonction du chiffre d'affaires que, selon leurs estimations, ils auront effectivement réalisé au terme de la période échue, et ne les surtaxent pas pour le cas où ils sous-estiment de bonne foi la somme qui sera effectivement due.
27 La particularité de la législation italienne tient à ce qu'elle impose aux assujettis qui ne veulent pas prendre pour référence la TVA acquittée au titre de la période correspondante de l'année précédente, de verser un acompte calculé en fonction du chiffre d'affaires qui sera réalisé au cours d'une période qui n'est pas encore écoulée. Pareil système peut amener les assujettis dont une part importante du chiffre d'affaires est réalisée au cours des onze derniers jours de l'année, comme c'est le cas de l'industrie hôtelière, à devoir payer la TVA sur des transactions qui ne sont pas encore effectuées. Pour ces assujettis, la disposition critiquée de la loi italienne aboutit à transformer les acomptes en avances contraires à la règle de la directive qui veut que les États membres n'exigent le paiement de la TVA que pour des transactions réalisées.
28 Que les acomptes deviennent ainsi des avances est particulièrement évident dans le cas des assujettis tenus à des versements mensuels. Pour ceux-ci, le montant de l'acompte correspond dans une proportion à peu près identique au nombre de jours du mois qui se sont écoulés entre le 1er et le 20 décembre, à savoir 64,5 %. Dès lors, la moindre variation à la baisse du chiffre d'affaires réalisé d'une année à l'autre, comme la moindre erreur dans l'estimation du chiffre d'affaires qui sera réalisé à la fin de l'année en cours, aura pour conséquence l'obligation de verser un acompte manifestement supérieur à la somme effectivement exigible au 20 décembre de l'année en cours. En revanche, pour les assujettis tenus à des versements trimestriels, le risque est moindre car 88 % du trimestre se sont déjà écoulés lorsque, le 20 décembre, doit être versé l'acompte de 65 % dû au titre du dernier trimestre de l'année en cours.
29 Le gouvernement italien fait état, à cet égard, de ce qu'il offre à l'assujetti la faculté de prendre pour référence son chiffre d'affaires effectif pour le mois ou le trimestre en cours, plutôt que de se référer à celui réalisé l'année précédente au titre du mois ou du trimestre correspondant.
30 Cette faculté n'est pas décisive. Le problème inhérent à la législation italienne se présente que le point de référence soit l'année en cours ou l'année antérieure.
31 Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que les dispositions des articles 10 et 22, paragraphes 4 et 5, de la sixième directive, font obstacle à ce qu'une législation nationale impose aux assujettis une obligation de verser un montant de TVA égal à 65 % du montant total exigible pour une période qui n'est pas encore écoulée.
Sur l'effet direct des dispositions pertinentes de la directive
32 Il ressort ensuite de l'ordonnance de renvoi que le juge national cherche, en second lieu, à savoir si les dispositions de la sixième directive pertinentes en l'espèce font obstacle à l'application de l'article 6 de la loi n 405-90 qui impose aux prestataires de services une obligation de verser la TVA sur des prestations qu'ils n'ont pas encore effectuées et si elles confèrent aux particuliers des droits qu'ils peuvent faire valoir devant le juge national.
33 Pour répondre à cette question, il suffit de renvoyer à la jurisprudence constante de la Cour, relative à l'invocabilité des directives (voir arrêt du 19 janvier 1982, Becker, 8-81, Rec. p. 53).
34 Il résulte de cette jurisprudence que, malgré la marge de manœuvre relativement importante des États membres pour la mise en œuvre de certaines dispositions de la sixième directive, les particuliers peuvent faire valoir utilement devant le juge national les dispositions de la directive qui sont suffisamment claires, précises et inconditionnelles.
35 Les dispositions des articles 10 et 22, paragraphes 4 et 5, répondent à ces critères. Elles confèrent de ce fait aux particuliers des droits dont ils peuvent se prévaloir devant le juge national pour s'opposer à une réglementation nationale incompatible avec elles.
36 Il convient par conséquence de répondre aux questions déférées par le président du Tribunale di Genova de la manière suivante:
1) Les dispositions des articles 10 et 22, paragraphes 4 et 5, de la sixième directive 77-388-CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme, font obstacle à ce que des dispositions de droit national imposent aux assujettis de verser un montant de TVA égal à 65 % du montant total exigible pour une période qui n'est pas encore écoulée.
2) Les assujettis dont on exige de tels paiements peuvent invoquer devant le juge national celles des dispositions de la directive qui sont applicables, à savoir les articles 10 et 22, paragraphes 4 et 5.
Sur les dépens
37 Les frais exposés par le gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le président du Tribunale di Genova, par ordonnance du 30 décembre 1991, dit pour droit:
1) Les dispositions des articles 10 et 22, paragraphes 4 et 5, de la sixième directive 77-388-CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme, font obstacle à ce que des dispositions de droit national imposent aux assujettis de verser un montant de TVA égal à 65 % du montant total exigible pour une période qui n'est pas encore écoulée.
2) Les assujettis dont on exige de tels paiements peuvent invoquer devant le juge national celles des dispositions de la directive qui sont applicables, à savoir les articles 10 et 22, paragraphes 4 et 5.