CJCE, 14 novembre 1989, n° 30-88
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
République hellénique
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
Sir Gordon Slynn, MM. Kakouris, Schockweiler, Zuleeg
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Koopmans, Mancini, Joliet, O'Higgins, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Grévisse, Díez de Velasco
Avocat :
Me Afendras.
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 27 janvier 1988, la République hellénique a introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 1, du traité CEE, un recours visant à l'annulation de trois décisions de la Commission des 17 novembre et 10 décembre 1987, concernant des projets de financement au titre d'une aide spéciale à la Turquie.
2 Il ressort du dossier qu'en 1979 la Communauté s'est déclarée prête à envisager, en faveur de la Turquie, une action spécifique - sous forme de dons pour un montant de 75 millions d'écus en deux ans - destinée à financer des actions de coopération. Le conseil d'association CEE-Turquie a pris acte de l'offre de la Communauté d'accorder à la Turquie une aide exceptionnelle de 75 millions d'écus et a déterminé les conditions pour la mise en œuvre de cette aide (décision n° 2-80 du conseil d'association). La décision est ainsi libellée :
"1) Pour la mise en œuvre de l'aide exceptionnelle de 75 millions d'unités de compte européennes mise à la disposition de la Turquie par la Communauté, la Turquie et la Communauté coopèrent au sein du comité d'association.
2) Pour la présentation des projets spécifiques, la Turquie s'adresse directement à la Commission, qui procède à leur examen à la lumière des critères indiqués par la délégation de la Communauté au conseil d'association pour l'utilisation de l'aide exceptionnelle.
3) La Communauté informe la Turquie de la suite donnée à ses demandes.
4) Le comité d'association suit la mise en œuvre de l'aide. Il se réunira à cet effet à la demande de l'une des deux parties.
5) La présente décision entre en vigueur le 1er juillet 1980."
3 Aux termes d'une "déclaration du Conseil relative à la mise en œuvre sur le plan interne de la décision n° 2-80", qui figure au procès-verbal de la session du Conseil du 30 juin 1980, "le Conseil est convenu, en ce qui concerne la procédure pour l'approbation des projets, d'appliquer celle pour la mise en œuvre des protocoles financiers conclus avec les pays de la Méditerranée ". Cette "procédure ad hoc" prévoyait que seuls les projets de financement transmis par la Commission et par la Banque européenne d'investissement, qui auraient fait l'objet d'une unanimité favorable au sein du groupe ad hoc, institué à cette occasion, pourraient être considérés comme retenus. Trois premiers projets au titre de l'aide spéciale ont été instruits par la Commission et approuvés, en juillet 1981, selon la procédure ad hoc.
4 Eu égard au développement de la politique interne en Turquie, la Communauté a décidé, à la fin de l'année 1981, de geler ses relations avec ce pays, surtout dans le domaine de la coopération financière. L'aide spéciale a été suspendue, après que 46 millions d'écus eurent été engagés. Un montant de 29 millions restait donc disponible.
5 A la suite de la reprise des relations entre la Communauté et la Turquie en 1986, la Commission a invité la Turquie à lui soumettre des projets susceptibles d'être financés par de nouveaux crédits d'engagements au titre de l'aide spéciale. Quand la Turquie a répondu à cette invitation, la Commission a estimé que la procédure ad hoc pour l'approbation de projets présentés pour la mise en œuvre des protocoles financiers avec les pays méditerranéens n'était plus d'application, étant donné qu'entre-temps le Conseil avait adopté le règlement n° 3973-86, du 22 décembre 1986, relatif à l'application des protocoles relatifs à la coopération financière et technique conclus par la Communauté avec l'Algérie, le Maroc, la Tunisie, l'Égypte, le Liban, la Jordanie, la Syrie, Malte et Chypre (JO L 370, p. 5).
6 Lors de l'adoption de ce dernier règlement, le Conseil et la Commission ont en effet déclaré que celui-ci "ne peut en aucun cas constituer un précédent pour la mise en œuvre des protocoles financiers autres que ceux visés par le règlement" et que "la procédure pour la mise en œuvre de ces autres protocoles sera arrêtée en fonction des mérites propres à chacun ". La Commission a toutefois considéré qu'il convenait de profiter de l'expérience des États membres dans le domaine des projets de développement dans les pays de la Méditerranée et a, par conséquent, décidé de les consulter en tant que "membres" du "comité de l'article 6" du règlement n° 3973-86, sans pour autant appliquer les procédures de ce comité.
7 La Commission a donc inscrit trois projets d'aide en faveur de la Turquie à l'ordre du jour du "comité de l'article 6", à savoir un projet business-week CEE-Turquie, un programme de lutte contre le paludisme dans la région côtière de la Méditerranée orientale en Turquie et un projet concernant l'exploitation de l'énergie géothermique en Anatolie occidentale. Malgré des objections formulées par la délégation grecque visant l'illégalité de la procédure suivie, les projets ont fait l'objet d'avis favorables de la part des membres du comité, à la majorité qualifiée. Par décisions des 17 novembre et 10 décembre 1987, la Commission a approuvé le financement de ces projets au titre de l'aide spéciale.
8 Pour un plus ample exposé des faits du litige, du déroulement de la procédure et des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
9 La République hellénique invoque quatre moyens à l'appui de son recours, à savoir l'absence de fondement légal, la violation du droit communautaire, la violation des formes substantielles, l'abus de procédure et l'incompétence de la Commission pour adopter les actes attaqués.
Sur le moyen tiré de l'absence de fondement légal
10 Le Gouvernement hellénique soutient qu'il ressort des dispositions combinées de l'article 2, paragraphe 1, de l'accord 64-737-CEE relatif aux mesures à prendre et aux procédures à suivre pour l'application de l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie (JO 1964, 217, p. 3703, ci-après "accord intergouvernemental ") et des articles 7 et 22 de l'accord d'association CEE-Turquie (JO 1964, 217, p. 3685), que les décisions du conseil d'association font, en vue de leur application, l'objet d'actes pris par le Conseil statuant à l'unanimité, après consultation de la Commission. A défaut d'un tel acte d'application en l'espèce, la Commission ne disposait d'aucun fondement légal pour le financement des projets en Turquie. De l'avis du Gouvernement hellénique, l'article 2, paragraphe 1, de l'accord intergouvernemental est clair et précis à cet égard et ne laisse aux organes communautaires compétents aucune possibilité d'y déroger.
11 La Commission fait valoir que l'objet de l'article 2, paragraphe 1, ne vise pas à obliger le Conseil à transposer chaque décision du conseil d'association qui relève de la compétence communautaire. L'exigence d'un accord unanime au sein du Conseil "en vue de l'application" des décisions du conseil d'association devrait être comprise comme signifiant "s'il est nécessaire pour leur application dans la Communauté", et non pas "parce qu'il est nécessaire ou indispensable à leur application dans la Communauté ". La pratique du Conseil dans ce domaine serait d'ailleurs largement conforme à cette interprétation. La Commission estime donc que la décision n° 2-80 constitue le fondement légal de la ligne budgétaire 9632 relative à l'aide spéciale à la Turquie, dans la mesure où elle contient les éléments essentiels à la mise en œuvre des crédits correspondants, ainsi inscrits au budget des Communautés.
12 A titre liminaire, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence constante de la Cour (voir, en dernier lieu, l'arrêt du 30 septembre 1987, Demirel, point 7, 12-86, Rec. p. 3719), les dispositions d'un accord conclu par le Conseil, conformément aux articles 228 et 238 du traité, forment partie intégrante, à partir de l'entrée en vigueur de l'accord, de l'ordre juridique communautaire.
13 Pour la réalisation des objectifs fixés par l'accord d'association CEE-Turquie et dans les cas prévus par celui-ci, l'article 22 de cet accord confère un pouvoir de décision au conseil d'association. S'agissant de la décision n° 2-80, la Cour a déjà jugé dans l'arrêt du 27 septembre 1988, République hellénique/Conseil, point 20 (204-86, Rec. 1988, p. 0000) que, en créant une coopération "pour la mise en œuvre de l'aide ... mise à la disposition de la Turquie", le conseil d'association a placé celle-ci dans le cadre institutionnel de l'association. Du fait de son rattachement direct à l'accord d'association, la décision n° 2-80 fait donc partie intégrante, à partir de son entrée en vigueur, de l'ordre juridique communautaire.
14 C'est sur la base de ces considérations qu'il convient ensuite d'examiner les arguments de la République hellénique, selon lesquels les décisions du conseil d'association doivent, pour pouvoir être exécutées, faire l'objet d'un accord unanime au sein du Conseil.
15 Selon l'article 7 de l'accord d'association, les parties contractantes prennent toutes les mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution des obligations découlant de l'accord et s'abstiennent de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts de l'accord. L'article 22 de l'accord d'association prévoit que chacune des deux parties est tenue de prendre les mesures que comporte l'exécution des décisions prises par le conseil d'association.
16 En l'espèce, la décision n° 2-80 a déterminé précisément les conditions dans lesquelles l'aide spéciale à la Turquie devait être mise en œuvre. En effet, elle a fixé les éléments essentiels à cet égard, tels que son montant, les modalités de présentation des projets par la Turquie et l'examen de ces projets par la Commission. Elle a indiqué, par ailleurs, que le comité d'association suivait la mise en œuvre de l'aide. Les termes des dispositions de la décision n° 2-80 permettaient, dès lors, leur exécution sans l'adoption préalable de mesures complémentaires. Ainsi, l'article 2 de l'accord intergouvernemental ne trouve, en toute hypothèse, pas à s'appliquer.
17 Il y a donc lieu de rejeter le premier moyen de la République hellénique.
Sur les moyens tirés de la violation des formes substantielles, de l'abus de procédure et de l'incompétence de la Commission
18 En soulevant les moyens de violation des formes substantielles, d'abus de procédure et d'incompétence, le Gouvernement hellénique reproche à la Commission d'avoir suivi une procédure illégale aux fins d'approbation des trois projets de financement en Turquie. A cet égard, le Gouvernement hellénique fait valoir que l'approbation de l'aide spéciale relève de la compétence du Conseil, qui, sur la base d'un "gentlemen's agreement" de 1980, se serait réservé le pouvoir exclusif d'adopter les actes juridiques nécessaires à sa mise en œuvre, selon une procédure ad hoc. Dans le cadre de cette procédure, la Commission aurait dû obtenir l'accord unanime des États membres afin d'être autorisée à engager des fonds au titre de l'aide spéciale.
19 Le Gouvernement hellénique souligne, en outre, que le règlement n° 3973-86, précité, n'a remplacé la procédure ad hoc que pour les pays qu'il concerne, mais que celle-ci resterait "provisoirement" en vigueur pour tout autre pays qui, comme la Turquie, ne serait pas compris dans son champ d'application et n'aurait pas fait l'objet d'un règlement financier spécifique, dont l'adoption relèverait d'ailleurs de la compétence exclusive du Conseil.
20 La Commission estime que la procédure "suivie pour la mise en œuvre des protocoles financiers conclus avec les pays de la Méditerranée", telle qu'elle résulte de la déclaration du Conseil faite lors de l'adoption de la décision n° 2-80 du conseil d'association, correspond à celle mise en place par le nouveau règlement n° 3973-86, dans la mesure où la procédure ad hoc préalablement applicable était devenue caduque. La Commission déclare toutefois avoir été consciente du fait qu'il n'y avait pas lieu d'appliquer le règlement n° 3973-86 en tant que tel, en raison de la stricte limitation de son champ d'application aux pays énumérés par ce texte. Elle aurait donc opté pour une application du règlement n° 3973-86 par analogie en limitant celle-ci à une consultation des membres du "comité de l'article 6" "par analogie ".
21 La Commission souligne, en outre, qu'un règlement spécifique pour la mise en œuvre de l'aide spéciale à la Turquie ne s'imposait pas, tous les éléments nécessaires à sa mise en œuvre étant déjà contenus dans la décision n° 2-80 du conseil d'association, et notamment en son paragraphe 2. Pour le surplus, toutes les règles techniques pour la dépense des fonds figuraient dans le règlement financier du 21 décembre 1977 (JO L 356, p. 1). La Commission ajoute que, dans le but de s'assurer d'un fondement économique et politique plus solide pour ses décisions concernant les projets à financer, elle aurait sollicité l'avis des membres du "comité de l'article 6", sans pour autant être juridiquement tenue de le faire.
22 Il convient, tout d'abord, de constater que la décision n° 2-80 dispose, en son paragraphe 2, que, "pour la présentation des projets spécifiques, la Turquie s'adresse directement à la Commission, qui procède à leur examen à la lumière des critères indiqués par la délégation de la Communauté au conseil d'association pour l'utilisation de l'aide exceptionnelle ". Il ressort de cette disposition que, sur la base des critères indiqués par la délégation de la Communauté au conseil d'association, la Commission est seule compétente pour définir les modalités de l'utilisation de l'aide et pour approuver des projets concrets. Cette compétence implique la possibilité de mettre en œuvre des procédures particulières pour l'examen de projets spécifiques. La Commission a donc la faculté de solliciter, tant auprès du Conseil que des États membres, tout avis nécessaire à la gestion de l'aide et de consulter des experts ainsi que de recourir aux procédures déterminées dans des domaines similaires.
23 En l'espèce, la Commission a consulté les membres du "comité de l'article 6" du règlement n° 3973-86 pour pouvoir profiter de leur expérience relative aux projets de développement dans les pays de la Méditerranée. Aucun élément du dossier ne permet de considérer que la Commission ait ainsi procédé d'une façon contraire aux dispositions de la décision n° 2-80, notamment en s'écartant de critères indiqués par la délégation de la Communauté au conseil d'association aux fins de l'utilisation de l'aide. La thèse de la République hellénique ne saurait donc être retenue.
24 Il résulte de ce qui précède que les deuxième, troisième et quatrième moyens soulevés par la République hellénique doivent être rejetés.
25 Il y a donc lieu de rejeter le recours dans son ensemble.
Sur les dépens
26 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La requérante ayant succombé en son action, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) La République hellénique est condamnée aux dépens.