CJCE, 30 novembre 1993, n° C-189/91
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Petra Kirsammer-Hack
Défendeur :
Nurhan Sidal
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Díez de Velasco
Avocat général :
M. Darmon
Juges :
MM. Kakouris, Zuleeg, Murray
LA COUR,
1. Par ordonnance du 3 mai 1991, parvenue à la Cour le 25 juillet suivant, l'Arbeitsgericht Reutlingen a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 92 dudit traité ainsi que des articles 2 et 5 de la directive 76-207-CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelle, et les conditions de travail (JO L 39, p. 40, ci-après "directive").
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Mme Kirsammer-Hack à son employeur, Mme Sidal.
3. Il ressort du dossier que Mme Kirsammer-Hack travaillait en qualité d'assistante médicale dans le cabinet dentaire de Mme Sidal, dont l'effectif total comprenait deux salariés à temps plein, deux salariés à temps partiel travaillant plus de 10 heures par semaine, dont Mme Kirsammer-Hack, ainsi que quatre salariés travaillant selon un horaire réduit à moins de 10 heures par semaine ou de 45 heures par mois.
4. Le 13 février 1991, Mme Kirsammer-Hack a été licenciée par son employeur aux motifs qu'elle aurait manqué de ponctualité, fait preuve de peu de conscience professionnelle et fournit un travail d'une qualité non satisfaisante.
5. Mme Kirsammer-Hack a introduit un recours contre cette décision devant l'Arbeitsgericht Reutlingen (ci-après "Arbeitsgericht") de façon à faire constater que son licenciement était socialement injustifié au sens du Kuendigungsschutzgesetz (loi du 25 août 1969 sur la protection contre le licenciement abusif, BGBl.I, p. 1317, ci-après "KSchG").
6. En application des articles 9 et 10 du KSchG, le salarié doit être réintégré dans l'entreprise, lorsqu'il a été licencié pour des raisons étrangères à son comportement ou à des nécessités impérieuses de l'entreprise s'opposant à la continuation de la relation de travail. Toutefois, lorsqu'il ressort des circonstances de l'espèce que le maintien de la relation de travail n'est pas possible, la juridiction peut décider que le salarié ne sera pas réintégré et qu'il aura droit à une indemnité.
7. Dans le litige qui l'opposait à Mme Kirsammer-Hack, l'employeur a fait valoir que le régime de protection décrit ci-dessus n'était pas applicable à son cabinet en vertu de l'article 23, paragraphe 1, deuxième et troisième phrases, du KSchG.
8. Selon cette disposition, le régime de protection en cause ne s'applique pas "aux entreprises ou administrations dans lesquelles cinq ou moins de cinq salariés sont généralement employés, à l'exclusion des personnes employées pour leur formation professionnelle. Pour déterminer le nombre de personnes salariées employées aux fins de l'application de la deuxième phrase, il n'y a lieu de prendre en considération que les salariés dont l'horaire de travail habituel excède 10 heures par semaine ou 45 heures par mois."
9. La juridiction nationale partage l'avis de l'employeur mais se demande si l'article 23, paragraphe 1, du KSchG ne devrait pas être écarté au motif qu'il constitue une aide incompatible avec le Marché commun au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité et qu'il est contraire au principe d'égalité entre hommes et femmes résultant des articles 2 et 5 de la directive.
10. C'est dans ces conditions que l'Arbeitsgericht a posé à la Cour les deux questions préjudicielles suivantes:
"1. L'exclusion des entreprises dites petites du régime de protection contre le licenciement abusif, conformément à l'article 23, paragraphe 1, deuxième phrase, du Kuendigungsschutzgesetz (loi sur la protection contre le licenciement abusif, KSchG; dans la version résultant du premier Arbeitsrechtsbereinigungsgesetz (loi modificative en matière sociale) du 25 août 1969, BGBl.I, p. 1317) est-elle conforme à l'article 92, paragraphe 1, du traité CEE?
2. Les dispositions de l'article 23, paragraphe 1, troisième phrase, du KSchG (dans la version qui résulte de l'article 3 du Beschaeftigungsfoerderungsgesetz (loi sur la promotion de l'emploi) du 26 avril 1985, BGBl.I, p. 710 et ss.) constituent-elles une discrimination indirecte à l'égard des femmes, discrimination qui enfreint les articles 2 et 5 de la directive du Conseil du 9 février 1976 relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (76-207-CEE)?"
11. Pour un plus ample exposé des faits et du cadre juridique du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur l'avantage consenti aux petites entreprises
12. Par sa première question, la juridiction nationale cherche à savoir si le non-assujettissement de petites entreprises au régime national de protection des travailleurs contre le licenciement abusif constitue une aide au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité.
13. A propos de cette question, le Gouvernement allemand soutient, à titre liminaire, que la mise en œuvre des règles communautaires relatives aux aides étatiques relève de la compétence de la Commission sous réserve du contrôle de la Cour et que, par conséquent, Mme Kirsammer-Hack ne pouvait pas se prévaloir devant le juge national de l'incompatibilité de la réglementation allemande avec ces règles.
14. Sur ce point, il suffit de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, la compétence de la Commission ne fait pas obstacle à la saisine d'une juridiction nationale par des particuliers en vue de déterminer si une mesure étatique n'ayant pas été notifiée aurait dû l'être en application de l'article 93, paragraphe 3, du traité CEE, cette juridiction pouvant interroger la Cour à titre préjudiciel sur l'interprétation de la notion d'aide (voir arrêt du 17 mars 1993, Sloman Neptun, C-72-91 et C-73-91, non encore publié au Recueil, point 12).
15. La juridiction nationale relève que, dès lors qu'elles ne sont pas tenues de verser des indemnités en cas de licenciement socialement injustifié, ni de supporter les frais de justice encourus à l'occasion de litiges relatifs au licenciement des travailleurs, les petites entreprises bénéficient d'un avantage concurrentiel important par rapport aux autres entreprises.
16. A cet égard, il convient de rappeler que seuls les avantages accordés directement ou indirectement au moyen de ressources d'État sont à considérer comme des aides au sens de l'article 92, paragraphe 1. En effet, la distinction établie dans cette disposition entre les "aides accordées par l'État" et les aides accordées "au moyen de ressources d'État" ne signifie pas que tous les avantages consentis par un État constituent des aides, qu'ils soient ou non financés au moyen de ressources étatiques, mais vise seulement à inclure dans cette notion les avantages qui sont accordés directement par l'État ainsi que ceux qui le sont par l'intermédiaire d'un organisme public ou privé, désigné ou institué par cet État (voir arrêt Sloman Neptun, précité, point 19).
17. En l'occurrence, il y a lieu de constater que le non-assujettissement d'une catégorie d'entreprises au régime de protection en cause n'entraîne aucun transfert direct ou indirect de ressources d'État à ces entreprises mais procède seulement de la volonté du législateur de prévoir un cadre législatif spécifique pour les relations de travail entre employeurs et salariés dans les petites entreprises et d'éviter d'imposer à ces entreprises des contraintes financières pouvant entraver leur développement.
18. Il s'ensuit qu'une mesure telle que celle en cause dans le litige au principal ne constitue pas un moyen d'accorder directement ou indirectement un avantage au moyen de ressources d'État.
19. Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la première question que le non-assujettissement de petites entreprises à un régime national de protection des travailleurs contre le licenciement abusif ne constitue pas une aide au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité.
Sur la question relative à la discrimination indirecte à l'encontre des travailleurs féminins
20. Par sa deuxième question, la juridiction nationale cherche à savoir si le principe de l'égalité de traitement des travailleurs masculins et féminins en ce qui concerne les conditions de licenciement, tel qu'il résulte des articles 2, paragraphe 1, et 5, paragraphe 1, de la directive, s'oppose à l'application d'une disposition nationale qui, comme l'article 23, paragraphe 1, troisième phrase, du KSchG, ne prend pas en compte les salariés travaillant un nombre d'heures égal ou inférieur à 10 par semaine ou à 45 par mois lors de la détermination du point de savoir si une entreprise doit ou non appliquer le régime de protection contre le licenciement abusif.
21. La juridiction nationale expose à cet égard que la disposition précitée a pour effet de priver les salariés à horaire de travail réduit du bénéfice du régime national de protection contre le licenciement. Étant donné que près de 90 % de tous les salariés à temps partiel en République fédérale d'Allemagne sont des femmes, une telle règle comporterait une discrimination indirecte contraire à la directive.
22. Selon une jurisprudence constante, une réglementation nationale comporte une discrimination indirecte à l'encontre des travailleurs féminins lorsque, tout en étant formulée de façon neutre, elle désavantage en fait un pourcentage beaucoup plus élevé de femmes que d'hommes, à moins que cette différence de traitement soit justifiée par des facteurs objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe (arrêt du 13 juillet 1989, Rinner-Kuehn, 171-88, Rec. p. 2743, point 12).
23. En l'occurrence, il y a lieu de relever que la deuxième phrase de l'article 23, paragraphe l, précité, limite l'application du régime de protection contre le licenciement abusif aux entreprises qui emploient plus de cinq travailleurs, tandis que la troisième phrase précise que les salariés ayant un horaire de travail réduit ne sont pas pris en compte dans le calcul de l'effectif des entreprises pour l'application de la deuxième phrase.
24. A cet égard, il convient d'observer que le seul fait de ne pas être pris en compte pour déterminer si l'entreprise doit ou non être soumise au régime national de protection n'est pas, en soi, source d'un désavantage pour les salariés à temps réduit.
25. C'est seulement par l'application des dispositions combinées des deuxième et troisième phrases de l'article 23, paragraphe 1, du KSchG que les entreprises dont les effectifs sont inférieurs au seuil légal ne sont pas assujetties au régime national de protection et que, partant, leurs salariés subissent le désavantage d'être exclus de ce régime.
26. La combinaison des deux phrases en cause établit ainsi une différence de traitement non pas entre les salariés à horaire de travail réduit et les autres mais entre, d'une part, tous les travailleurs occupés dans les petites entreprises non assujetties au régime de protection et, d'autre part, tous les travailleurs occupés dans les entreprises qui, du fait qu'elles emploient un plus grand nombre de salariés, y sont soumises.
27. L'exclusion du régime national de protection contre le licenciement abusif n'affecte donc pas spécifiquement les salariés à horaire de travail réduit mais touche l'ensemble des salariés des entreprises qui n'y sont pas assujetties, quel que soit leur horaire de travail: temps plein, partiel ou réduit.
28. Ainsi, des travailleurs, comme la demanderesse dans le litige au principal, ne bénéficient pas de la protection contre le licenciement abusif, bien qu'ils ne pratiquent pas l'horaire réduit. Inversement, des travailleurs à horaire réduit bénéficient du régime de protection, lorsqu'ils sont employés dans des entreprises assujetties à ce régime.
29. Il s'ensuit que la proportion de femmes parmi les travailleurs à temps partiel en Allemagne, dont fait état la juridiction de renvoi, ne permet pas de conclure que la disposition en cause comporte une discrimination indirecte au détriment des travailleurs féminins contraire aux articles 2, paragraphe 1, et 5, paragraphe 1, de la directive.
30. Une telle discrimination n'existerait que s'il était établi que les petites entreprises emploient un pourcentage considérablement plus élevé de femmes que d'hommes.
31. En l'occurrence, il y a lieu de constater que les données fournies à la Cour n'établissent pas cette disproportion.
32. Il convient par ailleurs d'ajouter que, à supposer même qu'une telle disproportion soit établie, il conviendrait encore de vérifier si la mesure contestée peut être justifiée par des raisons objectives et étrangères au sexe des travailleurs.
33. Comme l'ont fait valoir à juste titre le Gouvernement allemand et la Commission, tel est le cas d'une législation qui, comme celle de l'espèce, s'inscrit dans un ensemble de mesures visant à alléger les contraintes pesant sur les petites entreprises, lesquelles jouent un rôle essentiel dans le développement économique et la création d'emplois au sein de la Communauté.
34. A cet égard, il y a lieu de relever qu'en prévoyant que les directives adoptées en matière de santé et de sécurité des travailleurs évitent d'imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu'elles contrarieraient la création et le développement de petites et moyennes entreprises, l'article 118A, qui a été introduit par l'Acte unique dans le chapitre consacré aux dispositions sociales au sein du traité CEE, indique que ces entreprises peuvent faire l'objet de mesures économiques particulières.
35. En conséquence, il y a lieu de répondre à la seconde question préjudicielle que le principe de l'égalité de traitement des travailleurs masculins et féminins en ce qui concerne les conditions de licenciement, tel qu'il résulte des articles 2, paragraphe 1, et 5, paragraphe 1, de la directive, ne s'oppose pas à l'application d'une disposition nationale qui, comme l'article 23, paragraphe 1, troisième phrase, du KSchG, ne prend pas en compte les salariés travaillant un nombre d'heures égal ou inférieur à 10 par semaine ou à 45 par mois lors de la détermination du point de savoir si une entreprise doit ou non appliquer le régime de protection contre le licenciement abusif, lorsqu'il n'est pas établi que les entreprises non assujetties à ce régime comptent un nombre considérablement plus élevé de femmes que d'hommes. Même si tel était le cas, une telle mesure pourrait être justifiée par des raisons objectives et étrangères au sexe des travailleurs en tant qu'elle vise à alléger les contraintes pesant sur les petites entreprises.
Sur les dépens
36. Les frais exposés par le Gouvernement allemand et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur les questions à elle soumises par l'Arbeitsgericht Reutlingen, par ordonnance du 3 mai 1991, dit pour droit:
1°) Le non-assujettissement de petites entreprises à un régime national de protection des travailleurs contre le licenciement abusif ne constitue pas une aide au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité CEE.
2°) Le principe de l'égalité de traitement des travailleurs masculins et féminins en ce qui concerne les conditions de licenciement, tel qu'il résulte des articles 2, paragraphe 1, et 5, paragraphe 1, de la directive 76-207-CEE du Conseil, du 9 février 1976, ne s'oppose pas à l'application d'une disposition nationale qui, comme l'article 23, paragraphe 1, troisième phrase, du Kuendigungsschutzgesetz (loi du 25 août 1969 sur la protection contre le licenciement abusif), ne prend pas en compte les salariés travaillant un nombre d'heures égal ou inférieur à 10 par semaine ou à 45 par mois lors de la détermination du point de savoir si une entreprise doit ou non appliquer le régime de protection contre le licenciement abusif, lorsqu'il n'est pas établi que les entreprises non assujetties à ce régime comptent un nombre considérablement plus élevé de femmes que d'hommes. Même si tel était le cas, une telle mesure pourrait être justifiée par des raisons objectives et étrangères au sexe des travailleurs en tant qu'elle vise à alléger les contraintes pesant sur les petites entreprises.