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Décisions

CJCE, 6e ch., 15 avril 1997, n° C-292/95

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Royaume d'Espagne

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Mancini

Rapporteur :

Schintgen

Avocat général :

M. Lenz

Juges :

MM. Kakouris, Kapteyn, Hirsch

Avocat :

Me Bravo-Ferrer Delgado.

Comm. ce, du 23 déc. 1992

23 décembre 1992

LA COUR (sixième chambre),

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 1er septembre 1995, le Royaume d'Espagne a, en vertu de l'article 173 du traité CE, demandé l'annulation de la décision de la Commission, communiquée par lettre du 6 juillet 1995, de proroger, avec effet rétroactif au 1er janvier 1995, la décision de la Commission du 23 décembre 1992 qui elle-même avait prorogé la validité de l'encadrement communautaire des aides d'État dans le secteur de l'automobile. La décision attaquée a fait l'objet d'une communication 95-C 284-03 publiée au Journal officiel des Communautés européennes (JO 1995, C 284, p. 3).

2. Par lettre du 31 décembre 1988, la Commission a informé le Gouvernement espagnol que, au cours de sa réunion du 22 décembre 1988, elle avait arrêté les conditions de mise en œuvre de l'encadrement général communautaire des aides d'État dans le secteur de l'automobile, instauré par sa décision du 19 juillet 1988 et fondé sur l'article 93, paragraphe 1, du traité CEE. Ces conditions étaient reproduites dans un document joint à la lettre et qui, selon la Commission, tenait compte des principales observations formulées par les représentants des États membres au cours d'une réunion multilatérale du 27 octobre 1988. La Commission a demandé au Gouvernement espagnol de l'informer de l'acceptation de l'encadrement dans un délai d'un mois.

3. L'encadrement a fait l'objet d'une communication 89-C 123-03, publiée au Journal officiel des Communautés européennes (JO 1989, C 123, p. 3). Celle-ci prévoyait, à son point 2.2, une obligation, pour les États membres, de notifier différentes catégories d'aides et de communiquer à la Commission un rapport annuel contenant des informations sur toutes les aides accordées, y compris celles qui n'étaient pas soumises à l'obligation de notification préalable.

4. Le point 2.5 de la communication disposait que l'encadrement entrerait en vigueur le 1er janvier 1989, qu'il serait applicable pendant une période de deux ans et que, à l'issue de cette période, la Commission en réexaminerait l'utilité et la portée.

5. Dans l'attente de son acceptation par tous les États membres, la mise en œuvre de l'encadrement a été retardée jusqu'à la fin du premier semestre de 1989 pour dix États, jusqu'en janvier 1990 pour le Royaume d'Espagne et jusqu'en mai 1990 pour la République fédérale d'Allemagne. Par lettre du 5 février 1990, le Gouvernement espagnol n'avait, en effet, accepté l'application de l'encadrement au Royaume d'Espagne qu'à partir du 1er janvier 1990.

6. Par lettre du 31 décembre 1990, la Commission a informé le Gouvernement espagnol qu'elle avait procédé au réexamen de l'utilité et de la portée de l'encadrement et que, compte tenu de la situation de l'industrie automobile communautaire, elle estimait nécessaire de procéder à sa prorogation.

7. La décision de la Commission de proroger l'encadrement a fait l'objet d'une communication 91-C 81-05, publiée au Journal officiel des Communautés européennes (JO 1991, C 81, p. 4).

8. Son cinquième alinéa disposait:

"Après deux ans d'application, l'encadrement sera réexaminé par la Commission. Si des modifications (ou l'abrogation éventuelle de l'encadrement) se révèlent nécessaires, la Commission prendra les décisions appropriées après consultation des États membres."

9. Par lettre du 27 janvier 1993, la Commission a d'abord rappelé au Gouvernement espagnol qu'en décembre 1990 elle avait décidé de proroger l'encadrement sans limiter sa durée de validité, même si elle s'était engagée à procéder à son réexamen après deux ans et à le modifier ou à l'abroger, en cas de nécessité, après consultation des États membres. Elle a ensuite indiqué que, conformément à l'engagement pris dans sa lettre du 31 décembre 1990, elle avait procédé à ce réexamen avec les États membres lors d'une réunion multilatérale tenue le 8 décembre 1992 et au cours de laquelle une grande majorité des États membres avait exprimé sa satisfaction au sujet de la mise en œuvre de l'encadrement et son désir qu'il soit maintenu au cours des prochaines années. La Commission a enfin informé le Gouvernement espagnol que, en conséquence, elle avait décidé, le 23 décembre 1992, de ne pas modifier l'encadrement, ajoutant que celui-ci resterait valable "jusqu'à la prochaine révision organisée par la Commission".

10. Cette décision de la Commission a fait l'objet d'une communication 93-C 36-06, publiée au Journal officiel des Communautés européennes (JO 1993, C 36, p. 17).

11. Considérant que, par la décision du 23 décembre 1992, la Commission avait prolongé la validité de l'encadrement pour une durée indéfinie et qu'elle en avait ainsi modifié la nature, sans consulter les États membres, voire recueillir leur consentement, en violation notamment de l'article 93, paragraphe 1, du traité, le Royaume d'Espagne, par requête déposée devant la Cour le 5 avril 1993, a demandé l'annulation de cette décision.

12. Dans l'arrêt du 29 juin 1995, Espagne/Commission (C-135-93, Rec. p. I-1651), la Cour a d'abord déclaré que l'article 93, paragraphe 1, du traité, qui avait servi de base à l'adoption de l'encadrement, implique une obligation de coopération régulière et périodique à la charge de la Commission et des États membres, dont ni la Commission ni un État membre ne sauraient s'affranchir pour une période indéfinie dépendant de la volonté unilatérale de l'une ou de l'autre (point 24).

13. Dans le même arrêt, la Cour a ensuite constaté que:

- en subordonnant la mise en œuvre de l'encadrement à l'acceptation des États membres et en prévoyant une durée de validité de deux ans, à l'expiration de laquelle la Commission devait procéder au réexamen de son utilité et de sa portée, l'encadrement initial tenait pleinement compte de cette obligation de coopération régulière et périodique imposée par l'article 93, paragraphe 1, du traité, à la Commission et aux États membres (point 26);

- en prévoyant qu'un nouveau réexamen aurait lieu après deux ans d'application de la décision de prorogation de 1990, en dépit d'une formulation légèrement différente, la Commission avait entendu reconduire l'encadrement pour une nouvelle période de deux ans, à l'issue de laquelle une décision quant à son maintien, à sa modification ou à son abrogation devait être prise (point 27);

- la décision du 23 décembre 1992 devait être interprétée comme n'ayant prorogé l'encadrement que jusqu'à son prochain réexamen, lequel, comme les précédents, devait avoir lieu à l'issue d'une nouvelle période d'application de deux ans (point 39).

14. Comme les moyens invoqués par le Royaume d'Espagne à l'encontre de la décision de la Commission du 23 décembre 1992 de prolonger la validité de l'encadrement jusqu'à ce que cette institution ait organisé sa révision étaient ainsi fondés sur la prémisse erronée selon laquelle cette décision aurait modifié la durée de validité de l'encadrement en le prolongeant pour une durée indéfinie, la Cour a rejeté le recours. Considérant que la position juridique défendue par le Royaume d'Espagne avait toutefois été accueillie pour une part substantielle, la Cour a décidé que chaque partie supporterait ses propres dépens.

15. Le jour suivant le prononcé de cet arrêt, c'est-à-dire le 30 juin 1995, la Commission a adressé aux États membres une lettre dans laquelle elle a constaté qu'il découlait dudit arrêt que, par sa décision du 23 décembre 1992, elle n'avait prolongé la validité de l'encadrement que jusqu'à son prochain réexamen, c'est-à-dire le 31 décembre 1994. Aussi a-t-elle exprimé son intention de soumettre à la prochaine réunion multilatérale des États membres, convoquée le 4 juillet suivant, un ensemble de mesures visant, d'une part, à encadrer pour l'avenir les aides dans le secteur de l'automobile et, d'autre part, à régler de façon transitoire la situation à compter du 31 décembre 1994. Le 3 juillet 1995, la Commission a fait parvenir aux États membres une communication, en langue anglaise, qui devait faire l'objet des consultations dans le cadre de la réunion multilatérale et qui était intitulée "Community Framework on State aids to the Motor Vehicle Industry - Follow-up to the judgment of the Court of Justice of 29 June 1995". Les autres versions linguistiques de ce document, et notamment la version espagnole, ont été transmises aux délégations au début de la réunion multilatérale du 4 juillet 1995.

16. Dans cette communication, la Commission constatait, à titre liminaire, qu'il découlait de l'arrêt Espagne/Commission, précité, que l'encadrement avait cessé d'être valide le 1er janvier 1995 et que le vide juridique ainsi créé avait des implications graves, aussi bien politiques que juridiques, pour l'application par la Commission des règles du traité en matière d'aides d'État dans le secteur hautement sensible de l'industrie automobile. La Commission envisageait dès lors de remédier à cette situation en proposant la réintroduction de l'encadrement conformément à l'article 93, paragraphe 1, du traité et en adoptant des mesures transitoires garantissant l'application effective et ininterrompue du contrôle des aides d'État établi par l'encadrement.

17. Par lettre du 6 juillet 1995, la Commission a informé le Gouvernement espagnol que, dans l'intérêt communautaire, elle avait décidé de proroger sa décision du 23 décembre 1992, avec effet rétroactif à partir du 1er janvier 1995, de sorte que l'encadrement restait d'application sans interruption. La Commission précisait que cette prorogation avait un caractère provisoire et ne serait d'application que jusqu'à l'aboutissement de la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 1, du traité, qu'elle avait décidé d'engager simultanément (suivie, le cas échéant, de procédures en vertu de l'article 93, paragraphe 2), et, au plus, pour une durée d'un an, soit jusqu'au 31 décembre 1995. Elle indiquait que sa décision était justifiée par un intérêt communautaire péremptoire, à savoir le maintien d'une concurrence non faussée dans le secteur de l'automobile, et visait à éviter des effets contraires à l'intérêt commun et irréversibles pour la structure du marché dans le secteur concerné.

18. La Commission précisait ensuite que la mesure qu'elle avait décidée constituait une simple prorogation, en exécution de l'article 93, paragraphe 1, du traité, pour une durée limitée, de l'encadrement initial qui avait fait l'objet d'une acceptation par les États membres. Elle rappelait que cette mesure avait été présentée aux États membres lors de la réunion multilatérale du 4 juillet 1995 et que, en conséquence, conformément aux obligations de coopération résultant du traité, et notamment de son article 5, la décision impliquait que les États membres s'abstiennent d'octroyer des aides dans le secteur de l'automobile sans les notifier préalablement à la Commission ou sans attendre sa décision finale conformément aux règles prévues dans l'encadrement.

19. Dans la même lettre du 6 juillet 1995, la Commission indiquait enfin les raisons pour lesquelles elle estimait que l'application rétroactive de sa décision au 1er janvier 1995 était justifiée. D'abord, le fait que l'arrêt Commission/Espagne, précité, avait été prononcé après la date à laquelle le réexamen de l'encadrement aurait dû avoir lieu constituerait une circonstance exceptionnelle qui, selon la jurisprudence de la Cour, peut, sous certaines conditions, justifier que l'entrée en vigueur d'un acte communautaire soit fixée à une date antérieure à son adoption. En outre, l'objectif du maintien d'une concurrence non faussée dans le secteur de l'automobile n'aurait pu être atteint que par le maintien sans discontinuité des règles de notification contenues dans l'encadrement, qui seraient seules à même d'empêcher les effets irréversibles qu'entraînerait l'octroi d'aides sans prise en compte de leur impact sectoriel dans un secteur particulièrement sensible où il existerait une nécessité d'investissement majeure, nonobstant la surcapacité de production actuelle. Enfin, la présomption de validité dont aurait joui la décision de la Commission du 23 décembre 1992 aurait empêché que ne se soit créée une confiance légitime dans le chef des intéressés; les États membres et les entreprises auraient d'ailleurs considéré que l'encadrement était d'application.

20. A l'appui du recours qu'il a introduit contre cette décision, le Royaume d'Espagne soutient, en premier lieu, qu'il est juridiquement impossible de proroger un acte juridique assorti d'un délai de validité qui est venu à expiration.

21. En deuxième lieu, il invoque un moyen articulé en deux branches et tiré de la violation de l'article 93, paragraphe 1, du traité.

22. D'une part, les consultations auxquelles la Commission prétend avoir procédé dans le cadre de la réunion multilatérale du 4 juillet 1995 se seraient déroulées dans des conditions telles qu'elles ne sauraient satisfaire à l'obligation de coopération régulière et périodique découlant de cette disposition selon l'arrêt Espagne/Commission, précité.

23. D'autre part, compte tenu de l'expiration du délai de validité de l'encadrement établi par la décision du 23 décembre 1992, telle qu'elle aurait été confirmée par cet arrêt, son rétablissement aurait eu un caractère novateur et aurait dû être décidé selon la procédure applicable à l'introduction d'un encadrement en tant que "mesure utile" au sens de l'article 93, paragraphe 1, impliquant l'accord des États membres.

24. En troisième lieu, le Royaume d'Espagne conteste que les circonstances exceptionnelles résultant de l'arrêt Espagne/Commission, précité, invoquées par la Commission, soient de nature à justifier l'effet rétroactif qu'elle a attribué à la décision attaquée.

25. En réponse à ces moyens, la Commission fait valoir que l'objectif de la décision attaquée était uniquement de combler, d'urgence et à titre transitoire, le vide juridique qui s'était créé à la suite de l'arrêt Espagne/Commission, précité, tout en respectant l'esprit de l'article 93, paragraphe 1, du traité. Elle considère que, en raison de la nécessité impérieuse de combler ce vide, elle était en droit d'adopter la décision attaquée sans recourir à la procédure normale d'adoption d'un encadrement, comportant une proposition de sa part, une réunion multilatérale avec les États membres et l'accord de ceux-ci.

26. Elle rappelle enfin les raisons déjà invoquées dans la décision attaquée pour justifier l'effet rétroactif qu'elle lui a attribué.

27. Pour juger du bien-fondé des moyens invoqués par le Royaume d'Espagne, il convient d'établir une distinction entre ceux qui sont relatifs à la procédure suivie par la Commission pour l'adoption de la décision attaquée et ceux qui sont invoqués pour dénier effet rétroactif à celle-ci.

28. Parmi les moyens relatifs à la procédure, il convient d'examiner ensemble le premier moyen et la seconde branche du deuxième moyen, par lesquels le Royaume d'Espagne soutient en substance que la prorogation rétroactive de l'encadrement équivaut à la réintroduction de celui-ci, c'est-à-dire à l'adoption d'un nouvel encadrement ayant le même contenu que celui qui était venu à expiration, et qu'elle aurait dû, dès lors, être décidée avec l'accord des États membres.

29. Cette argumentation doit être accueillie.

30. En effet, à défaut d'une prorogation, l'encadrement cesse d'exister à la date prévue pour son expiration, de sorte qu'une décision de prorogation adoptée, comme en l'espèce, après l'expiration de la durée de validité de la décision dont elle assure la prorogation constitue une modification de la situation juridique existante et doit être adoptée selon la même procédure que celle requise pour l'adoption de la décision qui a instauré l'encadrement initial ou d'une décision qui y apporte des modifications.

31. Par ailleurs, au cours de la procédure devant la Cour, la Commission a admis elle-même que sa décision aurait normalement dû être adoptée selon la procédure d'adoption d'un nouvel encadrement, impliquant l'accord des États membres.

32. Certes, la Commission fait valoir que, compte tenu des circonstances exceptionnelles créées par l'arrêt Espagne/Commission, précité, et au regard de la nécessité impérieuse, d'une part, de maintenir une concurrence non faussée dans le secteur de l'automobile et, d'autre part, d'éviter des effets contraires à l'intérêt commun et irréversibles pour la structure du marché dans le secteur concerné, elle pouvait se dispenser, en l'espèce, de l'accord des États membres.

33. Toutefois, ce sont précisément de telles considérations que la Commission est également tenue de prendre en compte lorsqu'elle décide d'introduire un encadrement selon la procédure normalement applicable impliquant, ainsi qu'elle l'admet, l'accord des États membres.

34. Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que les circonstances exceptionnelles invoquées par la Commission, quand bien même elles permettraient de justifier l'effet rétroactif de la décision attaquée, ne pouvaient la dispenser de recueillir l'accord des États membres aux fins de l'adoption de cette décision.

35. Il résulte de ce qui précède que les moyens tirés de l'obligation, pour la Commission, d'obtenir l'accord des États membres pour l'adoption de la décision attaquée sont fondés. Dès lors, celle-ci doit être annulée sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres moyens.

Sur les dépens

36. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

Déclare et arrête:

1°) La décision de la Commission, communiquée par lettre du 6 juillet 1995, de proroger, avec effet rétroactif au 1er janvier 1995, la décision de la Commission du 23 décembre 1992 qui elle-même avait prorogé la validité de l'encadrement communautaire des aides d'État dans le secteur de l'automobile est annulée.

2°) La Commission est condamnée aux dépens.