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Décisions

CJCE, 6e ch., 12 mai 1989, n° 320-87

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Kai Ottung

Défendeur :

Klee & Weilbach A/S, Schmidt A/S

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Koopmans

Avocat général :

M. Tesauro

Juges :

MM. O'Higgins, Mancini, Kakouris, Schockweiler

Avocats :

Mes Lassen, Purse.

CJCE n° 320-87

12 mai 1989

LA COUR (sixième chambre),

1 Par ordonnance du 23 septembre 1987, parvenue à la Cour le 14 octobre suivant, le Soe-og Handelsret a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, des questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE, en vue de déterminer la compatibilité avec cette disposition de certaines clauses insérées dans un accord de licence.

2 Ces questions ont été posées dans le cadre d'un litige portant sur certaines clauses d'un accord de licence par laquelle M. Kai Ottung, ingénieur civil, demandeur au principal, a autorisé A/S Anton Petersen & Henius Eftf (ci-après "licencié "), droits dans lesquels ont succédé les défenderesses au principal, à exploiter en exclusivité deux appareils de contrôle qu'il avait conçus en vue de leur utilisation sur une cuve de brasserie. Lors de la conclusion de l'accord, les activités du licencié visaient notamment la vente d'équipements de brasseries.

3 Il résulte des points 1 et 2 de cet accord que le licencié s'est engagé, sans limitation de durée, à payer une redevance pour chaque appareil vendu. Selon le point 5 de l'accord, tel que modifié par un avenant, l'accord de licence peut uniquement être résilié par le licencié, moyennant un préavis de six mois expirant le 1er octobre de chaque année. Une telle résiliation a pour effet, dès lors que celle-ci est devenue définitive, de limiter le droit du licencié de faire fabriquer des appareils uniquement à concurrence du nombre d'exemplaires commandés jusqu'à la date d'expiration de l'accord, déduction faite d'éventuels exemplaires en stock.

4 L'accord a été conclu pendant la période comprise entre le dépôt d'une demande de brevet pour un des appareils de contrôle, muni d'une contresoupape pour l'admission de l'air, et la délivrance dudit brevet au Danemark. Au cours des années qui ont suivi la délivrance de ce brevet, le licencié a acquitté la redevance convenue lors de la vente des appareils mis au point par M. Ottung, dont la plupart comportaient la contresoupape pour l'admission de l'air. La durée de validité du brevet danois a expiré le 12 avril 1977 et celle du dernier brevet, délivré pour ces mêmes appareils dans un autre État membre, le 15 mars 1980. A partir de la fin de l'année 1980, les défenderesses au principal ont cessé de verser la redevance, au motif, entre autres, que la durée de validité de tous les brevets était expirée; elles n'ont toutefois pas résilié l'accord de licence conformément au point 5 de l'accord et ont soutenu que la cessation de paiement de la redevance équivalait à une telle résiliation.

5 Au cours du litige porté devant la juridiction de renvoi, M. Ottung a conclu à ce que les défenderesses soient condamnées à payer, à compter du 1er janvier 1981, la redevance prévue par l'accord de licence et subsidiairement au paiement d'une redevance moins élevée, à fixer par le tribunal. A l'appui de ces conclusions, il a notamment fait valoir que l'accord de licence avait été conclu pour une durée indéterminée et qu'il ne pouvait cesser de produire des effets que si les défenderesses résiliaient l'accord, conformément au point 5 dudit accord.

6 Considérant que le litige soulevait certaines questions relatives à l'interprétation de l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE, le Soe-og Handelsret a posé les questions préjudicielles suivantes :

"1) Une obligation contractuelle par laquelle le concessionnaire d'une licence portant sur une invention brevetée est tenu de payer une redevance, sans limitation de durée, donc même après l'expiration du brevet, constitue-t-elle une restriction à la concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité de Rome, lorsque l'accord a été conclu postérieurement au dépôt de la demande de brevet et juste avant la délivrance du brevet ?

Importe-t-il, à cet égard, que celui qui a concédé la licence ne puisse pas dénoncer l'accord - alors que le concessionnaire peut y mettre fin, moyennant un certain préavis -, et que le concessionnaire ne soit pas en droit aux termes de l'accord d'exploiter les produits postérieurement à la résiliation ?

2) En cas de réponse affirmative à la question 1 :

Une obligation contractuelle par laquelle le concessionnaire d'une licence portant sur un produit non breveté est tenu de payer, spécialement pour ce produit, une redevance, sans limitation de durée - donc, également après l'extinction du brevet établi pour les produits couverts de surcroît par l'accord de licence -, constitue-t-elle une restriction à la concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité de Rome, lorsqu'il est établi que le produit non breveté est, d'un point de vue commercial, complémentaire du produit breveté et que la conclusion de l'accord est intervenue postérieurement au dépôt de la demande de brevet et juste avant la délivrance du brevet ?

Importe-t-il, à cet égard, que le concessionnaire n'ait conclu d'accord relatif au paiement d'une redevance pour le produit non breveté que parce qu'il n'aurait pas obtenu, à défaut, le droit d'exploiter sous licence l'invention brevetée?

3) En cas de réponse affirmative à la question 1 :

Une obligation contractuelle par laquelle le concessionnaire d'une licence est tenu de payer une redevance pour l'utilisation d'un modèle (design) protégé en vertu du droit de la propriété industrielle et commerciale, ou au titre de la loi danoise sur la commercialisation des produits, et ce, sans limitation de durée - donc également après l'extinction du brevet délivré pour le produit considéré, - constitue-t-elle une restriction à la concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité de Rome, s'il est établi que l'accord a été conclu après le dépôt de la demande de brevet et juste avant l'établissement du brevet ?

Importe-t-il, à cet égard, que le concessionnaire n'ait conclu d'accord relatif au paiement d'une redevance fondée sur une utilisation de la propriété industrielle et commerciale, ou sur la protection des produits au regard de leur aspect extérieur, telle qu'elle est prévue par la loi danoise sur la commercialisation des produits, que parce que le concessionnaire obtenait dans le même temps le droit d'exploiter sous licence l'invention brevetée ?

4) En cas de réponse négative à la question 1 :

Une stipulation, contenue dans un accord de licence, par laquelle un concessionnaire se voit interdire la vente du produit concerné après la fin de l'accord constitue-t-elle une restriction à la concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité de Rome, lorsque l'accord de licence concerne un produit breveté, que le brevet s'est éteint et que l'accord a été conclu postérieurement au dépôt de la demande de brevet et juste avant l'établissement du brevet ?"

7 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal et des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la première question

8 En ce qui concerne la première branche de cette question, il y a tout d'abord lieu de rappeler que sont interdits par l'article 85, paragraphe 1, en tant qu'incompatibles avec le Marché commun, les accords entre entreprises susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et ayant pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun.

9 Il convient de partir de la prémisse que la juridiction de renvoi considère que le commerce entre États membres est susceptible d'être affecté dans le cas de l'espèce au principal.

10 Il convient également de relever que les restrictions apportées par le titulaire du brevet à la reproduction, à l'usage ou à l'exploitation d'une invention brevetée sans une licence donnée à cette fin et qui résultent de l'application de législations nationales tendant à protéger les droits de propriété industrielle, ne peuvent pas en tant que telles être considérées comme empêchant, restreignant ou faussant le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun, au sens de l'article 85, paragraphe 1.

11 Il ne peut être exclu qu'une clause d'un accord de licence, imposant une obligation de payer une redevance, puisse avoir une autre origine qu'un brevet. Une telle clause peut en effet procéder plutôt d'un jugement d'ordre commercial sur la valeur attribuée aux possibilités d'exploitation conférées par l'accord de licence. Il en va d'autant plus ainsi lorsque, comme dans le cas de l'espèce au principal, l'obligation de payer des redevances au titre de deux appareils, dont l'un a été breveté postérieurement à l'accord et l'autre en constituait le complément, était contenue dans un accord de licence conclu avant l'octroi du brevet.

12 Dans le cas où l'obligation de payer des redevances a été souscrite pour une durée indéterminée et qu'il est ainsi soutenu qu'elle continue à lier le débiteur après l'expiration de la durée de validité du brevet en cause, il se pose la question de savoir si, eu égard au contexte économique et juridique de l'accord de licence, l'obligation de continuer à payer la redevance peut constituer une restriction de la concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1.

13 A cet égard, il convient de relever que, en tant que telle, une obligation de continuer de payer des redevances après l'expiration du brevet peut seulement résulter de l'accord de licence lorsque celui-ci soit ne confère pas au licencié le droit de résilier l'accord moyennant un préavis raisonnable, soit tente de restreindre la liberté d'action du licencié après la résiliation. Si tel devait être le cas, l'accord pourrait, compte tenu de son contexte économique et juridique, restreindre la concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1. Lorsque toutefois le licencié peut librement résilier l'accord moyennant un préavis raisonnable, une obligation de payer des redevances pendant toute la durée de validité de l'accord ne saurait relever du champ d'application de l'interdiction édictée par l'article 85, paragraphe 1.

14 Aux fins de l'appréciation par le juge national de la légalité de la clause litigieuse, il importe peu que, pour sa part, le donneur de licence se trouve lié par une clause lui interdisant de résilier l'accord en question.

15 Il y a donc lieu de répondre à la première branche de la première question posée par la juridiction nationale en ce sens qu'une obligation contractuelle, par laquelle le concessionnaire d'une licence portant sur une invention brevetée est tenu de payer une redevance, sans limitation de durée, donc même après l'expiration du brevet, ne constitue pas en elle-même une restriction à la concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité, lorsque l'accord a été conclu postérieurement au dépôt de la demande de brevet et juste avant la délivrance du brevet.

16 Compte tenu de la réponse donnée ci-dessus, il n'y a pas lieu de statuer séparément sur la seconde branche de la première question ni sur les deuxième et troisième questions.

Sur la quatrième question

17 Par la quatrième question, la juridiction nationale tend à savoir si une clause insérée dans un accord de licence, qui impose l'interdiction au licencié de fabriquer et de commercialiser les produits visés après la résiliation définitive de l'accord, constitue une restriction de la concurrence, au sens de l'article 85, paragraphe 1.

18 Il y a lieu d'observer qu'une clause d'un accord de licence, interdisant de fabriquer et de commercialiser les produits contractuels après la résiliation de l'accord, inflige un désavantage dans la concurrence pour le licencié, puisque cette interdiction le défavorise par rapport à ses concurrents, qui, une fois la durée de validité du brevet expirée, peuvent fabriquer et commercialiser librement les produits concernés.Dans cette mesure, la clause en question peut, en fonction du contexte juridique et économique dans lequel l'accord a été conclu, restreindre la concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1.

19 Il convient toutefois de préciser qu'il appartient à la juridiction nationale de vérifier, sur la base des données pertinentes dont elle peut disposer, et compte tenu notamment de la position qu'occupent les entreprises concernées sur le marché des produits en cause, si l'accord de licence est de nature à affecter de manière sensible le commerce entre les États membres.

20 Il y a donc lieu de répondre à la quatrième question qu'une clause insérée dans un accord de licence et imposant l'interdiction de fabriquer et de commercialiser les produits après la résiliation de l'accord ne relève de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité que s'il ressort du contexte économique et juridique dans lequel cet accord a été conclu que celui-ci est susceptible d'affecter de manière sensible le commerce entre les États membres.

Sur les dépens

21 Les frais exposés par la Commission des communautés européennes et le Gouvernement du Royaume-Uni, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par le Soe-og Handelsret, par ordonnance du 23 septembre 1987, dit pour droit :

1) Une obligation contractuelle par laquelle le concessionnaire d'une licence portant sur une invention brevetée est tenu de payer une redevance, sans limitation de durée, donc même après l'expiration du brevet, ne constitue pas en elle-même une restriction à la concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité, lorsque l'accord a été conclu postérieurement au dépôt de la demande de brevet et juste avant la délivrance du brevet.

2) Une clause insérée dans un accord de licence et imposant l'interdiction de fabriquer et de commercialiser les produits après la résiliation de l'accord ne relève de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité que s'il ressort du contexte économique et juridique dans lequel cet accord a été conclu que celui-ci est susceptible d'affecter de manière sensible le commerce entre les États membres.