CJCE, 2e ch., 22 janvier 1981, n° 58-80
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Dansk Supermarked A/S
Défendeur :
A/S Imerco
LA COUR,
1. Par ordonnance du 14 février 1980, parvenue à la Cour le 18 février, le Hoejesteret du Danemark a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative, en substance, à l'interprétation des articles 30 et 36 du traité CEE en vue de déterminer l'applicabilité de certaines dispositions de la législation nationale relatives au droit d'auteur, au droit de marque et aux pratiques commerciales à des marchandises importées d'un autre Etat membre.
2. Il résulte du dossier que la société Imerco A/S, défenderesse au principal, groupement de quincailliers danois, a fait fabriquer au Royaume-Uni, à l'occasion de la célébration, en 1978, du 50ème anniversaire de sa fondation, un service de faïence dont les pièces sont décorées d'images des châteaux royaux danois et portent, au verso, la raison sociale d'Imerco et la mention de son 50ème anniversaire. La vente exclusive de ce service était réservée aux quincailliers membres d'Imerco. Il a été convenu entre Imerco et le fabricant anglais que les pièces de " second choix ", qui représentaient approximativement 20 % de la production du service en raison des critères de sélection appliqués, pourraient être écoulées par la fabricant au Royaume-Uni, mais ne devaient en aucun cas être exportées vers le Danemark ou d'autres pays scandinaves.
3. La Dansk Supermarked A/S, demanderesse au principal, propriétaire de plusieurs supermarchés, ayant pu se procurer par des intermédiaires un certain nombre de services commercialises au Royaume-Uni, les a mis en vente au Danemark à des prix sensiblement inférieurs à ceux des services vendus par les adhérents d'Imerco. Il ne résulte pas du dossier si les services en question avaient été vendus au Royaume-Uni en tant que " second choix "; en tout cas, les clients de Dansk Supermarked ne semblent pas avoir été avertis de cette circonstance.
4. Dansk Supermarked ayant refusé de retirer les services de la vente à la suite de protestations de la société Imerco, celle-ci a saisi le Byret d'Aarhus et obtenu de celui-ci une ordonnance de référé, datée du 22 juin 1978, interdisant à Dansk Supermarked la commercialisation des services en question.
5. Par jugement du 19 mars 1979, le Soe-Og Handelsret de Copenhague a confirmé cette interdiction, considérant que Dansk Supermarked aurait agi contrairement aux usages commerciaux réguliers et aurait enfreint les articles 1 et 5 de la loi relative aux pratiques commerciales (Lov om Markedsfoering), n° 297, du 14 juin 1974. Le tribunal n'a pas considéré nécessaire de statuer également sur une violation éventuelle de la législation nationale relative au droit d'auteur et aux marques de fabrique, également alléguée par Imerco. Quant aux dispositions du droit communautaire, à savoir les articles 30 et 85 du traité CEE, ainsi que le règlement n° 67-67, du 22 mars 1967 (JO p. 849), que Dansk Supermarked avait invoquées pour sa défense, le tribunal ne les a pas prises en considération, estimant que l'interdiction adressée à Dansk Supermarked n'était pas de nature à constituer un obstacle à la libre circulation des marchandises entre Etats membres de la Communauté.
6. Dansk Supermarked a formé un recours contre cette décision devant le Hoejesteret, en faisant valoir que les dispositions citées du droit communautaire feraient obstacle à l'application de la loi danoise relative aux pratiques commerciales, en vertu de laquelle le Soe-Og Handelsret avait interdit la commercialisation des services en question. C'est en vue de statuer sur cette contestation que le Hoejesteret a posé à la Cour la question suivante :
"Certaines dispositions du traité CEE ou les actes adoptés en vue de leur application font-ils obstacle à l'application au cas d'espèce des lois danoises relatives au droit d'auteur, au droit de marque et aux pratiques commerciales ?"
7. Il apparaît du dossier que, par cette question, le Hoejesteret veut savoir si, et dans quelles conditions, les dispositions du traité CEE pourraient éventuellement s'opposer à l'application de la législation nationale concernant, d'une part, le droit d'auteur et le droit de marque et, d'autre part, les dispositions relatives aux pratiques commerciales qui font l'objet de la loi n° 297 du 14 juin 1974, citée ci-dessus.
8. Les dispositions du traité concernées par cette question sont l'article 30, relatif à l'élimination des restrictions quantitatives à l'importation et des mesures d'effet équivalent, ainsi que l'article 36, pour autant qu'il concerne la matière des droits de protection de la propriété industrielle et commerciale. Par contre, il apparaît du dossier que le litige au principal ne met pas en cause les dispositions du droit communautaire relatives à la concurrence, à savoir l'article 85 du traité CEE et le règlement n° 67-67, invoquées par Dansk Supermarked ; il n'est donc pas nécessaire de prendre en considération ces dispositions pour répondre à la question posée.
9. Celle-ci doit donc être comprise comme visant à savoir si une marchandise légalement commercialisée dans un Etat membre, avec le consentement de l'entreprise qui est en droit d'en disposer, peut, en vertu d'une convention passée par cette entreprise avec le fabricant, être interdite à la commercialisation dans un autre Etat membre, soit sur base de la législation nationale relative à la protection du droit d'auteur ou du droit de marque, soit encore en vertu de la législation relative aux pratiques commerciales.
Sur la législation relative à la protection du droit d'auteur et du droit de marque
10. Les dispositions nationales relatives à la protection du droit d'auteur et du droit de marque ont été invoquées par Imerco en raison, d'une part, de l'effort créatif que représentent la conception et l'exécution du service et, d'autre part, de l'apposition sur celui-ci de son nom commercial.
11. A ce sujet, il suffit de renvoyer à la jurisprudence constante de la Cour, telle qu'elle s'est exprimée notamment dans l'arrêt du 22 juin 1976 (Terrapin Overseas Ltd., affaire 119-75, recueil 1976, p. 1039). Il est rappelé que, par l'effet des dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises et, en particulier, de l'article 30, sont prohibées entre Etats membres les mesures restrictives à l'importation et toutes mesures d'effet équivalent. Cependant, aux termes de l'article 36, cette disposition ne fait pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale. Il ressort toutefois de cet article, notamment de sa deuxième phrase, autant que du contexte que, si le traité n'affecte pas l'existence des droits reconnus par la législation d'un Etat membre en matière de propriété industrielle et commerciale, l'exercice de ces droits n'en peut pas moins, selon les circonstances, être limité par les interdictions du traité. En tant qu'il apporte une exception à l'un des principes fondamentaux du Marché commun, l'article 36 n'admet, en effet, des dérogations à la libre circulation des marchandises que dans la mesure où ces dérogations sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété. Or, le droit d'exclusivité garanti par la législation en matière de propriété industrielle et commerciale a épuisé ses effets lorsqu'un produit a été écoulé licitement sur le marché d'un autre Etat membre, par le titulaire même du droit ou avec son consentement.
12. Il convient donc de répondre, en premier lieu, à la question posée que les articles 30 et 36 du traité CEE sont à interpréter en ce sens que l'autorité judiciaire d'un Etat membre ne saurait interdire, en vertu d'un droit d'auteur ou d'un droit de marque, la commercialisation, sur le territoire de cet Etat, d'une marchandise couverte par un de ces droits lorsque cette marchandise a été écoulée de manière licite, sur le territoire d'un autre Etat membre, par le titulaire de ces droits ou avec son consentement.
Sur l'application des règles de commercialisation
13. La loi danoise du 14 juin 1974, invoquée par la société Imerco, impose aux entreprises l'obligation de respecter, dans leur activité, les exigences d'une pratique commerciale régulière. Elle autorise les juridictions compétentes à prononcer des injonctions prohibant tout acte commis en contravention aux dispositions de la loi et prévoit des pénalités applicables en cas de méconnaissance d'une telle injonction. Ainsi que le Gouvernement danois l'a expliqué, cette loi est comparable à certains égards aux législations en vigueur dans d'autres Etats membres relatives à la répression de la concurrence déloyale, mais elle poursuit encore d'autres objectifs dans le domaine, notamment, de la protection des consommateurs.
14. La question posée par le Hoejesteret vise à savoir si peut être considérée comme une pratique commerciale irrégulière la mise en vente, au Danemark, d'une marchandise écoulée dans un autre Etat membre, avec l'accord d'une entreprise danoise, mais à condition que cette marchandise ne soit pas exportée vers le Danemark, de manière à y concurrencer une marchandise commercialisée en exclusivité par l'entreprise intéressée.
15. En vue de répondre à cette question, il y a lieu de faire remarquer, à titre préliminaire, que le droit communautaire n'a pas, en principe, pour effet d'empêcher l'application, dans un Etat membre, aux marchandises importées d'autres Etats membres, des règles de commercialisation en vigueur dans l'Etat d'importation. Il en résulte que la commercialisation de marchandises importées peut être interdite lorsque les conditions dans lesquelles leur mise en vente est réalisée constituent une infraction aux usages commerciaux considérés comme réguliers et loyaux dans l'Etat membre d'importation.
16. Il convient cependant de souligner, ainsi que la Cour l'a fait ressortir dans un autre contexte par son arrêt du 25 novembre 1971 (Beguelin, affaire 22-71, recueil 1971, p. 949), que le fait même de l'importation d'une marchandise, légalement commercialisée dans un autre Etat membre, ne saurait être considéré comme un acte commercial irrégulier ou déloyal, une telle qualification ne pouvant être attachée à la mise en vente qu'en raison de circonstances distinctes de l'importation proprement dite.
17. Il importe de faire remarquer, au surplus, qu'en aucun cas, des conventions entre particuliers ne sauraient déroger aux dispositions impératives du traité relatives à la libre circulation des marchandises. Il en résulte qu'une convention portant interdiction d'importer, dans un Etat membre, une marchandise licitement commercialisée dans un autre Etat membre ne saurait être invoquée ou prise en considération pour qualifier l'écoulement de cette marchandise comme une pratique commerciale irrégulière ou déloyale.
18. Il convient donc de répondre, en second lieu, à la question posée que l'article 30 du traité doit être interprété en ce sens
- que l'importation, dans un Etat membre, d'une marchandise écoulée de manière licite dans un autre Etat membre, ne saurait, comme telle, être qualifiée de pratique commerciale irrégulière ou déloyale, sans préjudice, toutefois, de l'application éventuelle de la législation de l'état d'importation répriment de telles pratiques en raison de circonstances ou modalités de la mise en vente indépendantes du fait même de l'importation, et
- qu'une convention entre particuliers, visant à interdire l'importation d'une telle marchandise, ne saurait être invoquée ou prise en considération pour qualifier l'écoulement de cette marchandise comme une pratique commerciale irrégulière ou déloyale.
Sur les dépens
19. Les frais exposés par le Gouvernement du royaume de Danemark et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (deuxième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par le Hoejesteret par ordonnance du 14 février 1980, dit pour droit :
1) les articles 30 et 36 du traité CEE sont à interpréter en ce sens que l'autorité judiciaire d'un Etat membre ne saurait interdire, en vertu d'un droit d'auteur ou d'un droit de marque, la commercialisation, sur le territoire de cet état, d'une marchandise couverte par un de ces droits lorsque cette marchandise a été écoulée de manière licite, sur le territoire d'un autre Etat membre, par le titulaire de ces droits ou avec son consentement.
2) l'article 30 du traité CEE doit être interprété en ce sens
- que l'importation, dans un Etat membre, d'une marchandise écoulée de manière licite dans un autre Etat membre, ne saurait, comme telle, être qualifiée de pratique commerciale irrégulière ou déloyale, sans préjudice, toutefois, de l'application éventuelle de la législation de l'Etat d'importation réprimant de telles pratiques en raison de circonstances ou de modalités de la mise en vente indépendantes du fait même de l'importation, et
- qu'une convention entre particuliers, visant à interdire l'importation d'une telle marchandise ne saurait être invoquée ou prise en considération pour qualifier l'écoulement de cette marchandise comme une pratique commerciale irrégulière ou déloyale.