CJCE, 10 décembre 1969, n° 6-69
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République française
LA COUR,
1. Attendu que, par une communication du 12 juin 1968, le Gouvernement de la République française a demandé l'accord de la Commission pour, notamment : " maintenir et même augmenter à titre provisoire l'avantage accordé aux exportateurs français par le taux de réescompte privilégié appliqué par la Banque de France aux crédits à court et à moyen termes consentis pour les exportations à destination des pays de la Communauté " ;
2. Que les 24 et 26 juin 1968 il a fait savoir qu'il rendait ces mesures applicables à la date du 1er juillet 1968 comme mesures de sauvegarde au titre des articles 108 et 109 du traité CEE ;
3. Que la Commission a, les 6 et 23 juillet 1968, adopté deux décisions, basées respectivement sur les articles 67 du traité CECA et 108, paragraphe 3, du traité CEE, autorisant ledit Gouvernement à maintenir un taux de réescompte préférentiel à l'exportation, d'une part, des produits sidérurgiques et d'autre part, des produits relevant du traité CEE ;
4. Que ces décisions précisent, que l'écart entre le taux préférentiel dont elles autorisent, à titre provisoire, le maintien et celui de droit commun, ne pourra excéder 1,5 point à partir du 1er novembre 1968 et devra avoir été éliminé au plus tard le 31 janvier 1969 ;
5. Attendu qu'il n'est pas contesté qu'après le 1er novembre 1968 un écart supérieur à 1,5 point a été maintenu ;
6. Que la Commission, considérant que le Gouvernement de la République française aurait alors manqué aux obligations lui incombant en vertu des traités, a pris le 18 décembre 1968, au titre de l'article 88 du traité CECA, une décision enjoignant à ce Gouvernement de se conformer à la décision du 6 juillet 1968 et a émis, en ce qui concerne la non-observation de la décision du 23 juillet 1968, l'avis motive prévu par l'article 169 du traité CEE ;
7. Qu'elle a ensuite sur base du même article 169 saisi la Cour du recours 6-69 ;
8. Que, de son côté, par le recours 11-69, le Gouvernement de la République française a, sur base de l'article 88 du traité CECA, demandé à la Cour d'annuler la décision du 18 décembre 1968 et de dire pour droit qu'il pouvait, sans contrevenir aux obligations dudit traité, maintenir un taux de réescompte préférentiel à l'exportation vers les autres pays membres ;
9. Attendu que les deux recours présentent dans une large mesure les mêmes questions à juger et qu'il y a lieu, dès lors, de les joindre aux fins de l'arrêt ;
A - sur le recours 6-69 (CEE)
10. Attendu qu'à l'encontre de la procédure conduite par la Commission dans le cadre du traité CEE, le Gouvernement de la République française, invoquant : " l'insuffisance des règles du traité dans le domaine monétaire ", fait valoir que le maniement du taux d'escompte relèverait directement de la politique monétaire ressortissant à la seule compétence des Etats membres et que, dès lors, en engageant les actions qui ont abouti à la décision du 23 juillet 1968, la Commission aurait agi sans droit en s'arrogeant une compétence que le traité lui refuse ;
11 attendu que la décision du 23 juillet 1968, n'ayant pas fait l'objet, dans le délai imparti par l'article 173, alinéa 3, du traité, d'un recours en annulation, doit être considérée comme définitive ;
12. Que sans contester qu'il a laissé s'écouler ce délai, le Gouvernement de la République française, invoquant d'une part l'ordre public communautaire et, estimant d'autre part qu'un : " attachement trop exclusif aux formes (serait) aussi contraire au véritable esprit communautaire que leur négligence ", affirme cependant que cette décision aurait été prise dans un domaine relevant de la seule compétence des Etats membres ;
13. Que si cette affirmation était fondée, la décision susvisée manquerait de toute base juridique dans l'ordre communautaire et que dans une procédure ou la Commission, dans l'intérêt de la communauté, poursuit un manquement d'état, c'est une exigence fondamentale de l'ordre juridique que la Cour contrôle si tel est le cas ;
14. Attendu que, si aux termes de l'article 104 du traité les Etats membres ont la responsabilité d'assurer l'équilibre de la balance globale de leurs paiements et le maintien de la confiance dans leur monnaie, ils n'en ont pas moins, en vertu des articles 105 et 107 l'obligation de coordonner à cet effet leurs politiques économiques et de traiter leurs politiques de change comme un problème d'intérêt commun ;
15. Que les articles 108, paragraphe 3, et 109, paragraphe 3, confèrent aux institutions communautaires des pouvoirs d'autorisation ou d'intervention qui seraient sans objet s'il était loisible aux Etats membres, sous prétexte que leur action relève de la seule politique monétaire, de déroger unilatéralement, et en dehors du contrôle de ces institutions, aux obligations dérivant pour eux des dispositions du traité ;
16. Que la solidarité, qui est à la base de ces obligations comme de l'ensemble du système communautaire conformément à l'engagement stipulé par l'article 5 du traité, trouve d'ailleurs son prolongement, à l'avantage des états, dans la procédure de concours mutuel prévue à l'article 108 en cas de menace grave de difficultés dans la balance des paiements d'un Etat membre ;
17. Que l'exercice des compétences retenues ne saurait donc permettre de prendre unilatéralement des mesures qu'interdit le traité ;
18. Attendu que, par l'article 92, les Etats membres ont convenu de l'incompatibilité avec le Marché commun de toutes aides accordées par eux sous quelque forme que ce soit qui faussent ou menacent de fausser la concurrence ;
19. Qu'en vertu de l'article 92, paragraphe 3, b, il n'en pourrait être autrement qu'en cas de perturbations graves de l'économie d'un Etat membre et sous les conditions prévues à l'article 93, c'est-à-dire après décision de la Commission et, le cas échéant, du conseil ;
20. Qu'un taux de réescompte préférentiel à l'exportation, octroyé par un état en faveur des seuls produits nationaux exportés en vue de les aider à concurrencer dans les autres Etats membres les produits originaires de ces derniers, constitue une aide au sens de l'article 92, dont la Commission a mission d'assurer le respect ;
21. Que ni la circonstance que le taux préférentiel litigieux est applicable à tous les produits nationaux exportés et à ceux-la seulement, ni celle qu'en l'instaurant le Gouvernement français se serait proposé de rapprocher ce taux de ceux pratiqués dans les autres pays membres, ne sauraient enlever à la mesure litigieuse le caractère d'une aide, interdite en dehors des cas et procédures prévus par le traité ;
22. Qu'en conséquence une autorisation préalable de la Commission était nécessaire pour instaurer ou maintenir un taux de réescompte préférentiel à l'exportation et qu'en l'assortissant de conditions appropriées la Commission n'a pas empiété sur les compétences retenues des Etats membres ;
23. Que la nécessité de cette autorisation peut d'autant moins être contestée que, par sa communication du 12 juin 1968, le Gouvernement français s'est lui-même adressé à la Commission pour lui demander de " maintenir et même augmenter " le taux de réescompte privilégié pour les exportations à destination des autres pays de la communauté ;
24. Attendu qu'il n'y a pas lieu, en raison du caractère définitif de la décision litigieuse, de s'arrêter aux autres moyens que le Gouvernement français a fait valoir en dehors des procédures et délais fixes par le traité et dont le respect s'impose dans l'intérêt tant des états eux-mêmes que de la communauté ;
25. Attendu que le Gouvernement de la République française invoque encore que le maintien, au-delà du 1er novembre 1968, de l'écart entre le taux de réescompte préférentiel et celui de droit commun constituait une nouvelle mesure de sauvegarde au sens de l'article 109 du traité, justifiée par la nouvelle crise monétaire intervenue au cours de l'automne 1968 ;
26. Que la Commission n'aurait pu interrompre les effets de cette mesure, en poursuivant une procédure en manquement d'état qui concernait une situation dépassée par ces évènements et qu'en émettant l'avis motivé du 18 décembre sans tenir compte de ces circonstances nouvelles, elle aurait violé l'article 109 du traité ;
27. Attendu que ce moyen est recevable puisque tiré d'éléments nouveaux postérieurs à la décision du 23 juillet 1968 ;
28. Attendu qu'en cas d'urgence, et lorsqu'une décision du conseil au sens de l'article 108, paragraphe 2, n'intervient pas immédiatement, l'article 109 permet, à titre conservatoire, une action unilatérale de l'Etat membre et laisse à ce dernier l'appréciation des circonstances qui rendent cette action nécessaire ;
29. Que cependant, s'agissant de mesures dérogatoires de nature à provoquer des troubles dans le fonctionnement du Marché commun, elles sont à la fois exceptionnelles et conservatoires et, dès lors, de caractère provisoire dans l'attente du contrôle aussi rapide que possible de leur bien-fondé et d'une action éventuelle au titre des articles 108 et 109 ;
30. Qu'en matière d'action unilatérale des états, dérogatoire au traité, l'intervention dans les plus brefs délais des institutions communautaires répond à une exigence fondamentale du fonctionnement du Marché commun ;
31. Que le respect de cette exigence impose à l'état, qui se prévaut de la faculté exceptionnelle visée au paragraphe 1 de l'article 109, d'en informer immédiatement - ou, au plus tard, lors de l'entrée en vigueur de ces mesures - la Commission et les autres Etats membres en se référant expressément à cette disposition ;
32. Que ces prescriptions, qui dérivent de la nature même des mesures unilatérales de sauvegarde, n'ont pas été observées en l'espèce ;
33. Qu'en effet, si la portée de la communication verbale du 5 novembre 1968 est contestée entre parties et n'a pu être établie, il est en tout cas constant que la lettre du Gouvernement français du 13 décembre 1968 justifie le maintien de l'écart incriminé seulement par la nécessité d'éviter des bouleversements dans les prévisions des entreprises françaises et par la considération que la hausse du taux de réescompte de droit commun de 5 à 6 pourcent, intervenue depuis le 12 novembre 1968, posait de façon différente la question de la fixation du taux de réescompte à l'exportation ;
34. Que des lors, le moyen déduis de l'article 109 n'est pas fondé ;
35. Attendu que le Gouvernement de la République française fait valoir ensuite qu'il est en tout cas recevable et fonde à contester la légalité de l'avis motive du 18 décembre 1968 ;
36. Attendu que cet avis ne constitue qu'une phase précontentieuse d'une procédure aboutissant éventuellement à la saisine de la Cour de justice et que l'appréciation du bien-fondé de cet avis se confond avec celle du bien-fondé du recours lui-même dont la Commission a saisi la Cour de justice en vertu de l'article 169 ;
37. Que dès lors le moyen tiré de l'illégalité de l'avis motivé doit être écarté ;
38. Attendu en conséquence que le maintien après le 1er novembre 1968 d'un écart supérieur à 1,5 point entre le taux de réescompte préférentiel à l'exportation vers les autres Etats membres et celui de droit commun constitue un manquement aux obligations découlant de la décision 68-301 CEE du 23 juillet 1968 ;
B - sur le recours 11-69 (CECA)
39. Attendu qu'à l'appui de son recours en annulation le Gouvernement français invoque en premier lieu qu'il n'était pas tenu, pour faire bénéficier les exportations de produits sidérurgiques d'un taux de réescompte préférentiel, de solliciter au titre du traité CECA l'autorisation que la Commission lui a accordée le 6 juillet 1968 parce que l'avantage octroyé à ces produits était compris dans une mesure générale, non spécifique au secteur CECA, qui ressortissait dès lors, au regard de ce traité, à la compétence retenue des états ;
40. Attendu que la décision du 6 juillet 1968 n'ayant pas fait l'objet dans les délais impartis par l'article 33 du traité d'un recours en annulation, doit être considérée comme définitive ;
41. Attendu que les Etats membres, dans l'exercice de leurs compétences retenues, ne peuvent déroger aux obligations dérivant pour eux des dispositions du traité, que dans les conditions prévues au traité lui-même ;
42. Que, notamment, l'article 4 déclare incompatibles avec le Marché commun du charbon et de l'acier, les subventions ou aides accordées par les états ou les charges spéciales imposées par eux : " sous quelque forme que ce soit " ;
43. Que l'article 67 en prévoyant dans son paragraphe 2, alinéa 2, des situations permettant à la Commission d'autoriser les Etats membres, par dérogation à l'article 4, à octroyer des aides, ne distingue pas entre les aides spécifiques au secteur du charbon et de l'acier et celles qui s'y appliquent par l'effet d'une mesure générale ;
44. Qu'un taux de réescompte préférentiel à l'exportation constitue dès lors une aide qui, au sens de l'article 67, doit être autorisée par la Commission dans la mesure où elle concerne le secteur du charbon et de l'acier ;
45. Attendu que l'espèce concerne l'hypothèse prévue à l'alinéa 2 et non à l'alinéa 3 du paragraphe 2 de l'article 67, de sorte que la Commission devait intervenir par voie de décision et non de recommandation ;
46. Que la Commission n'a donc pas empiété sur le domaine réservé aux états en agissant auprès du Gouvernement de la République française pour lui demander de se conformer aux dispositions du traité et en assortissant sa décision du 6 juillet 1968 de conditions appropriées ;
47. Qu'en raison du caractère définitif de cette décision, il n'y a pas lieu de s'arrêter aux autres moyens d'illégalité soulevés contre elle ;
48. Attendu, cependant, que la requérante fait valoir, que même en cas d'irrecevabilité des exceptions d'illégalité contre la décision du 6 juillet 1968, elle serait en tout cas recevable à contester la légalité de la décision du 18 décembre 1968 qui serait affectée des mêmes vices que celle du 6 juillet 1968 ;
49. Attendu qu'aux termes de l'article 88, la décision dont s'agit a pour unique objet de constater le manquement par un état à une obligation préexistante et de lui impartir un dernier délai pour le faire cesser ;
50. Que cette décision n'a pas, en l'espèce, crée à charge de l'état, d'autres obligations que celles auxquelles il était précédemment tenu ;
51. Que si l'état, à qui un manquement a été reproche, est en droit de contester, au cours de la procédure de l'article 88, les modalités nouvelles d'exécution que la décision lui aurait imposées, cette faculté ne saurait aboutir à rouvrir, hors délai du recours en annulation, le débat sur la légalité de la mesure à laquelle l'état s'est soustrait ;
52. Que les griefs articules contre la décision du 18 décembre 1968 sont identiques en tous points à ceux formulés contre la décision du 6 juillet 1968 dont celle du 18 décembre ne fait qu'assurer l'exécution ;
53. Que ces moyens doivent dès lors être écartés comme irrecevables ;
54. Attendu qu'à titre subsidiaire le Gouvernement français fait encore valoir qu'aux termes de l'article 67, paragraphe 2, alinéa 2, du traité, le montant, les conditions et la durée des aides autorisées par la Commission doivent être fixés par cette dernière en accord avec l'état intéressé et que, même s'il avait donné son accord à la décision du 6 juillet 1968, un fait nouveau serait intervenu en octobre 1968 sous forme d'une nouvelle crise monétaire ;
55. Qu'il aurait fait savoir les 5 novembre et 13 décembre 1968 que ces circonstances nouvelles l'amenaient à ne pas réduire l'écart entre les taux de réescompte et qu'il aurait ainsi retiré l'accord qu'il avait précédemment donné ;
56. Attendu qu'indépendamment de la question du degré de gravité de ces circonstances, il ne résulterait pas pour autant de leur survenance que les conditions de l'autorisation accordée le 6 juillet 1968 auraient été frappées de caducité ou que l'état intéressé aurait pu se dégager unilatéralement des obligations qu'il avait acceptées ;
57. Que, dans le cadre du seul traité CECA, ces circonstances ne pouvaient justifier, de la part du Gouvernement français, qu'une demande en révision de la décision du 6 juillet 1968 ;
58. Que ce Gouvernement n'ayant pas recouru à cette possibilité, le retrait de son accord n'aurait eu d'autres effets que de mettre fin à la faculté d'octroyer des aides ;
59. Que le recours du Gouvernement français doit donc être rejeté ;
Sur les dépens
60. Attendu qu'aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens ;
61. Que le Gouvernement de la République française a succombé en ses moyens ;
LA COUR,
Rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires, déclare et arrête :
1) en maintenant après le 1er novembre 1968, contrairement à la décision de la Commission du 23 juillet 1968, un écart supérieur à 1,5 point entre le taux de réescompte pour les créances à l'exportation vers les autres Etats membres et le taux de droit commun, la République française a manqué à une des obligations qui lui incombent en vertu du traité instituant la Communauté économique européenne ;
2) le recours du Gouvernement de la République française contre la décision prise par la Commission le 18 décembre 1968 au titre du traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l'acier, est rejeté comme non fondé.
3) le Gouvernement de la République française est condamné aux dépens.