CA Paris, 1re ch. H, 11 janvier 2005, n° ECOC0500079X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
France Télécom (SA), Ministre de l'Economie des Finances et de l'Industrie
Défendeur :
9 Télécom Réseau (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Pezard
Conseillers :
M. Remenieras, Mme Mouillard
Avoués :
SCP Grappotte-Benetreau, Me Teytaud
Avocats :
Mes Clarenc, Freget, de Boisse
L'Autorité de régulation des télécommunications (ART) a à la suite de l'expérimentation par la société France Télécom (ci-après France Télécom) de la technologie ADSL (Asymetric Digital Suscriberline), qui permet d'offrir un accès à haut débit à Internet, lancé en avril 1999 une consultation publique afin de recueillir l'avis des différents opérateurs concernés sur l'ouverture à la concurrence du marché considéré.
La synthèse des contributions, publiée en décembre 1999, a permis de mettre en évidence différentes options et notamment l'option de l'accès à un "circuit permanent virtuel" (" option 3 "), qui consiste en la fourniture de transport de données à haut débit entre l'abonné à Internet et un point de présence des opérateurs sur les équipements de France Télécom;
Saisi par la société 9 Télécom Réseau, opérateur de télécommunications et fournisseur d'accès à Internet, désormais et ci-après dénommée Neuf Télécom, le Conseil de la concurrence a, par décision n° 2000-MC-01 du 18 février 2000, enjoint à France Télécom de proposer aux opérateurs tiers, dans un délai maximum de huit semaines à compter de la notification de la décision, une offre technique et commerciale d'accès au circuit virtuel permanent pour la fourniture d'accès à Internet à haut débit par la technologie ADSL ou toute autre solution technique et économique équivalente permettant aux opérateurs tiers l'exercice d'une concurrence effective, tant par les prix que par la nature des prestations offertes.
A la suite de cette décision, France Télécom a proposé à ces opérateurs une première offre, intitulée"ADSL connect IP"' puis, une seconde, destinée à se substituer à la précédente, intitulée " ADSL connect ATM ".
Cette offre comportait une proposition tarifaire prévoyant, notamment, pour le raccordement à haut débit, d'une part, des frais forfaitaires d'accès au service et, d'autre part, un abonnement mensuel correspondant, sans les distinguer, à la mise à disposition de conduites de collecte locale intra-plaque et à celle des accès ADSL en fonction du nombre d'accès et du débit, soit 24 600 à 208 000 F (HT) mensuels. Reprochant à France Télécom, compte tenu des restrictions techniques et tarifaires que comporteraient ces offres, de n'avoir pas respecté l'injonction qui lui était adressée, la société 9 Télécom a saisi à nouveau le Conseil de la concurrence le 15 février 2001.
L'Autorité de régulation des télécommunications, saisie pour avis par le Conseil, a constaté, dans un avis n° 1-327 du 28 mars 2001:
- que l'offre ADSL connect IP ne constituait pas une offre équivalente à l'orne de circuit virtuel permanent en mode ATM visée par le Conseil;
- que l'offre ADSL connect ATM qui présentait bien, au plan technique, les caractéristiques requises par l'option 3, ne répondait cependant " ni aux demandes des opérateurs ni aux conditions posées par le Conseil dans sa décision du 18 février 2000 ".
Dans un complément d'avis du 12 novembre 2001, l'ART, a transmis des éléments méthodologiques et économiques sur le test de ciseau tarifaire appliqué à cette seconde offre, en rappelant que l'exigence de concurrence effective impliquait de vérifier que les conditions économiques de cette offre étaient telles qu'elles permettaient à des opérateurs tiers de fournir des prestations équivalentes à celles proposées par France Télécom.
Après avoir constaté que les niveaux relatifs des tarifs de France Télécom concernant l'offre ADSL connect ATM avaient constitué, par effet de ciseau, une barrière à l'entrée des opérateurs concurrents désireux d'offrir une concurrence effective aux services de France Télécom, le Conseil a statué comme suit:
"Article 1er - Il est établi que la société France Télécom n'a pas exécuté l'injonction prononcée par le Conseil de la concurrence dans sa décision n° 00-MC-01 du 18 février 2000.
Article 2. - Il est infligé à la société France Télécom une sanction pécuniaire de 20 millions d'euro"
Le 24 juin 2004, France Télécom a déposé un recours en annulation et/ou réformation contre cette décision.
Le ministre de l'Economie a, de son coté, formé suivant une déclaration déposée au greffe de la cour le 23 juillet 2004 un recours incident contre cette même décision.
Vu l'exposé des moyens de France Télécom, déposé le 22 juillet 2004;
Vu le mémoire en réponse, déposé le 4 octobre 2004 par Neuf Télécom;
Vu les observations de cette société en réponse au recours incident du ministre de l'Economie, déposées le 4 octobre 2004, puis déposées à nouveau le 6 octobre 2004;
Vu les observations du ministre de l'Economie, déposées le 11 octobre 2004;
Vu les observations du Conseil de la concurrence, déposées le 15 octobre 2004;
Vu le mémoire en réplique de France Télécom déposé le 8 novembre 2004;
Vu les observations du Ministère public tendant au rejet du recours;
Sur ce,
Sur la recevabilité des recours et du mémoire de la société Neuf Télécom
1 - Sur la recevabilité du recours de France Télécom
Considérant que, dans sa déclaration de recours, la requérante a mentionné qu'elle formait contre la décision du Conseil un recours en annulation et/ou en réformation puis précisé, dans son exposé des moyens, régulièrement déposé, qu'elle demandait à la cour d'annuler cette décision et, en tout état de cause, de supprimer ou de réduire substantiellement la sanction pécuniaire qui lui a été infligée;
Considérant que, contrairement à ce que soutient Neuf Télécom, France Télécom a bien ainsi satisfait aux exigences de formie de l'article 2 (2°) et (3°) du décret n° 87-849 du 19 octobre 1987 quant à la précision de l'objet du recours et au dépôt de l'exposé des moyens invoqués ; que, dans ces conditions, son recours sera déclaré recevable;
2 - Sur la recevabilité du recours incident du ministre de l'Economie
Considérant que France Télécom prétend que ce recours est irrecevable en raison d'un vice de forme affectant la décision critiquée et en raison de l'absence de moyens à l'appui du recours;
Mais considérant que s'il est vrai que la déclaration de recours du ministre mentionne, à la suite d'une erreur matérielle, qu'elle vise une décision du Conseil de la concurrence du 14 mai 2004, au lieu du 13 mai 2004, la requérante n'allègue aucune méprise sur la véritable décision visée, dont les références et l'intitulé exact et complet sont de toute façon rappelés; qu'au surplus, cette déclaration contient bien un exposé des moyens invoqués devant conduire à une aggravation de la sanction pécuniaire ; que, dès lors, le recours incident du ministre de l'Economie sera également déclaré recevable;
3 - Sur la recevabilité du mémoire déposé par la société Neuf Télécom:
Considérant que, dans son mémoire en réplique, France Télécom prie la cour de déclarer irrecevable le mémoire déposé par cette société en ce qu'il tendrait, non au rejet du recours, mais, en réalité, à la réformation de la décision du Conseil sur la sanction pécuniaire ; mais considérant que, dans les écritures critiquées, Neuf Télécom se borne à opposer à la requérante une série d'arguments sur l'absence de gravité des pratiques poursuivies ; que ce moyen, qui concerne, en fait, au delà de cette prétendue irrecevabilité, le débat au fond, doit en conséquence être rejeté;
Sur le fond:
I - Sur la violation du principe d'interprétation stricte des injonctions et sur le degré de précision de l'injonction du Conseil:
Considérant que France Télécom demande à la cour d'annuler la décision du Conseil en ce qu'elle a substitué à tort à la règle de la non-discrimination, pourtant formellement prévue par la décision d'injonction, la règle distincte "et non clairement et assurément prévisible" du ciseau tarifaire ; qu'en tout état de cause, l'imprécision de l'injonction en ce qui concerne les conditions tarifaires de l'offre ADSL connect ATM aurait dû lui bénéficier;
Considérant qu'il est vrai que le Conseil de la concurrence s'est référé dans sa décision du 18 février 2000 à un avis de l'ART dans lequel cette autorité rappelait qu'il était nécessaire de mettre à disposition des opérateurs entrants une solution qui leur permette d'offrir aux fournisseurs d'accès à Internet des services de collecte ADSL dans des conditions équivalentes à celles dans lesquelles France Télécom a été autorisée à fournir ses propres services;
Considérant, cependant, que la prestation en cause n'étant pas fournie par France Télécom à elle-même ou à une de ses filiales, la vérification sollicitée par la requérante de son caractère non discriminatoire, a, en l'absence de possibilité d'une comparaison de tarifs, été justement écartée par le Conseil ; qu'il convient seulement, en effet, pour apprécier l'exigence claire et précise de concurrence effective tant par les prix que par la nature des prestations offertes, d'une part, d'évaluer, comme l'a fait par ailleurs l'ART, les coûts supportés pour la fourniture de cette prestation aux opérateurs tiers afin de fixer un prix plancher en dessous duquel cette offre ne pouvait être commercialisée et, d'autre part, d'estimer le niveau de prix que cette offre ne pouvait dépasser pour permettre à ces opérateurs, en y ajoutant leurs coûts propres, de proposer aux fournisseurs d'accès à Internet des offres ADSL compétitives par rapport à celles de France Télécom ; que, s'agissant du test critiqué de ciseau tarifaire, les services d'enquête, qui disposaient par ailleurs du modèle de l'ART, permettant de conclure à un tel effet de ciseau, ont pris le soin, à partir des modèles fondés sur des hypothèses diverses qui étaient communiqués par les opérateurs d'élaborer un modèle commun qui offrait la possibilité de procéder à une analyse comparative de ces différentes hypothèses;
Qu'au demeurant, le Conseil a relevé que le modèle, distinct, qui était mis en avant par France Télécom, ne permettait de dégager au profit des opérateurs, en dépit de ses hypothèses favorables, qu'une marge à peu près nulle à la suite de la souscription de l'offre considérée ; que le premier moyen d'annulation de la décision attaquée ne peut être dès lors être accueilli;
2 - Sur l'imputation d'un effet de barrière à l'entrée aux conditions tarifaires de l'offre ATM
Considérant que France Télécom soutient encore que le Conseil lui a imputé un tel effet à la suite de plusieurs erreurs manifestes, consistant à avoir écarté l'hypothèse, pourtant pertinente, d'un déploiement prioritaire des opérateurs en zones urbaines qui leur permettait de réaliser une marge positive;
Mais considérant qu'eu égard à l'exigence de concurrence effective, formulée dans l'injonction de manière générale et sans réserve ou restriction particulière concernant une zone géographique délimitée, la requérante n'est pas fondée à revendiquer k bénéfice d'une exception qui n'a pas été prévue par le Conseil ;
Considérant que France Télécom fait ensuite vainement grief au Conseil d'avoir ignoré une étude mise en exergue pour démontrer que les conditions tarifaires ne constituaient pas le seul élément déterminant le choix de l'offre ADSL connect ATM;
Que cette étude relate, en effet, seulement l'avis, étranger à l'appréciation du respect de l'injonction, d'un opérateur sur les raisons qui l'ont spécialement conduit, dans le cadre de sa propre stratégie de développement de l'ADSL, à ne pas "déployer" l'offre en cause;
Que le deuxième moyen d'annulation est ainsi inopérant;
3 - En ce qui concerne les conditions de fixation du tarif des offres ADSL connect ATM et IP/ADSL
Considérant que France Télécom fait enfin valoir que la décision déférée est également entachée d'une erreur manifeste en ce que le Conseil a, d'une part, ignoré que, depuis l'avis de l'ART du 2 mars 2001, elle ne disposait plus de la maîtrise des tarifs des offres en cause et, d'autre part, également ignoré que les conditions tarifaires des offres faites ultérieurement n'appelaient plus de critiques;
Mais considérant que le Conseil, saisi par Neuf Télécom des griefs portant sur les offres ADSL connect IP du 18 avril 200 ainsi que sur l'offre ADSL connect ATM du 1er décembre 2000, était fondé à relever, à ces dates, leur non-conformité à son injonction, enfermée dans un délai réduit de huit semaines, sans avoir à se référer aux offres ultérieures de France Télécom, de toute façon négociées ; qu'il pouvait, en revanche, parfaitement évaluer ces offres pour apprécier, au regard de la gravité des faits poursuivis, la persistance du non-respect de l'injonction;
Que, dès lors, ce dernier moyen d'annulation sera également rejeté;
Sur la sanction pécuniaire
Considérant qu'à titre subsidiaire, la requérante prie la cour de réduire le montant de la sanction qui lui a été infligée, le Conseil n'ayant pas exactement apprécié les faits dénoncés et le dommage à l'économie;
Qu'à l'opposé, le ministre de l'Economie expose, à l'appui de son recours incident tendant à porter cette sanction à 75 millions d'euro, que le Conseil n'a pas suffisamment tenu compte de la gravité des faits;
Considérant qu'aux termes de l'article L. 464-2 de Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à l'entrée en vigueur de la loi du 15 mai 2001, qui est applicable en l'espèce:
"Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement soit ce cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos (...)"
Qu'aux termes de l'article L. 464-3 du même Code "Si les mesures et injonctions prévues aux articles L. 464-1 et L. 464-2 ne sont pas respectées, le Conseil peut prononcer une sanction pécuniaire dans les limites fixées à l'article L. 464-2";
Considérant que, s'agissant de la gravité des faits, le Conseil a exactement relevé, notamment, que le non-respect de son injonction qui, en soi, constitue une pratique d'une gravité exceptionnelle, a permis à France Télécom de fermer à la concurrence le seul canal technique, constitué par l'option 3 qui restait ouvert, et de rester sur le marché en situation proche du monopole;
Que, s'agissant du dommage à l'économie, le Conseil ajustement observé que le marché de l'option 3 est resté durablement fermé jusqu'à ce que l'ART obtienne, à compter d'octobre 2002, un ensemble de baisse de prix permettant de débloquer la situation, que les opérateurs tiers ont été exclus du marché naissant de la fourniture en gros des accès ADSL et que les fournisseurs d'accès à Internet ont dû faire face à un fournisseur se maintenant artificiellement en situation de quasi monopole pour des prestations qui constituent une part importante de leurs charges et conditionnent largement leur rentabilité ou les prix qu'ils sont en mesure de proposer aux consommateurs;
Considérant, cependant, qu'en l'état de ces éléments généraux, la cour, portant sur la gravité de la pratique poursuivie, caractérisée par le non respect délibéré d'une injonction claire, précise, et dépourvue d'ambiguïté et par la persistance du comportement anticoncurrentiel de France Télécom, une appréciation différente de celle du Conseil, portera, eu égard au montant du chiffre d'affaires hors taxes de cette entreprise en 2002 s'élevant à 19 659 325 095 euro, le montant de la sanction pécuniaire à 40 millions d'euro;
Sur l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile
Considérant que l'équité commande d'allouer à la société Neuf Télécom une indemnité au titre de ses frais irrépétibles;
Par ces motifs, Déclare les recours recevables, Rejette le recours de la société France Télécom, Réforme la décision n° 04-D-18 du 13 mai 2004 du Conseil de la concurrence du chef du montant de la sanction pécuniaire prononcée contre la société requérante, Inflige à la société France Télécom une sanction pécuniaire de 40 millions d'euro; Condamne la société France Télécom à verser à la société Neuf Télécom une indemnité de 15 000 euro en application de l'article 100 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la requérante aux dépens.