CJCE, 5e ch., 9 octobre 1984, n° 91-83
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Heineken Brouwerijen BV
Défendeur :
Inspecteur der Vennootschapsbelasting à Amsterdam et à Utrecht
LA COUR,
1. Par deux jugements du 13 avril 1983, parvenus à la Cour les 24 mai et 7 juillet 1983, le Gerechtshof d'Amsterdam a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, quatre questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 92 et 93 du traité.
2. Ces questions sont soulevées dans le cadre de deux litiges qui opposent la société Heineken Brouwerijen BV, demanderesse au principal, aux inspecteurs der vennootschapsbelasting (inspecteurs de l'impôt sur les sociétés) d'Amsterdam et d'Utrecht, concernant les dettes d'impôt de la demanderesse pour la période 1977-1979.
3. Il ressort du dossier qu'en 1972, le Gouvernement néerlandais, pour alléger les problèmes que pose la congestion des régions urbaines situées dans la partie occidentale des Pays-bas et connues sous le nom de 'Randstad-Nederland', a déposé au parlement le projet d'une loi dénommée 'Wet Selectieve Investeringsregeling' (ci-après la SIR), par laquelle était introduit un impôt sur la plupart des investissements nouveaux dans ces régions. La SIR a été adoptée en 1974, mais n'a été mise en vigueur que pour une partie très limitée de son champ d'application, avant d'être suspendue en 1976.
4. Le 16 février 1977, le Gouvernement néerlandais a saisi le parlement du projet d'une loi dénommée 'Wet Investeringsrekening' (ci-après la WIR), qui prévoyait un régime de contributions à l'investissement ayant la forme de réductions d'impôts. En principe, ces contributions comprenaient une prime de base, accordée à tout investissement, et des primes sélectives, parmi lesquelles figurait une 'prime régionale générale', destinée aux seuls investissements effectués en dehors de la randstad.
5. Par lettre du 18 février 1977, le Gouvernement néerlandais a notifié à la Commission le projet de la WIR, en application de l'article 93, paragraphe 3, du traité. Par lettre du 26 mai 1977, celle-ci a répondu qu'elle avait entamé à l'encontre dudit projet la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité en ce qui concerne le mécanisme des primes sélectives et, en particulier, de la prime régionale générale, au motif que cette prime manquait de spécificité régionale. A la suite de la concertation entre la Commission et le Gouvernement néerlandais, ce dernier a renoncé à introduire la prime régionale générale et en a inclus le montant dans la prime de base. Après qu'il en eut informé la Commission par lettre du 16 mars 1978, celle-ci lui a signalé, le 21 avril suivant, que la procédure engagée à l'encontre du projet de la WIR avait été clôturée.
6. Lors des travaux parlementaires portant sur l'adoption de la WIR, il a été décidé de remettre en vigueur la taxation prévue par la SIR. A cette fin ont été insérées, dans le projet de la WIR, certaines modifications de la SIR visant à coordonner les deux régimes. En outre, il a été prévu à l'article 36 de la WIR que, pendant une période transitoire allant jusqu'à la réintroduction de l'impôt institué par la SIR, les contributions à l'investissement versées sous la forme d'une réduction fiscale seraient diminuées pour les investissements effectués dans la randstad. La WIR a été adoptée le 29 juin 1978 et elle est entrée en vigueur avec effet rétroactif au 24 mai 1978. La suspension de la SIR a été révoquée à compter du 29 juin 1978.
7. Il apparaît que la demanderesse au principal a effectué en 1978 et en 1979, dans les régions de la randstad, deux investissements, qui ont tous deux bénéficié des contributions prévues par la WIR. Toutefois, pour l'un d'eux, la contribution a été réduite en application de la règle transitoire contenue à l'article 36 de la WIR, et, pour l'autre, l'investissement a été soumis à l'impôt prévu par la SIR.
8. Devant la juridiction nationale, la demanderesse a revendiqué, pour ces deux investissements, les contributions intégrales sans application de l'impôt. Elle a fait valoir que, considérées ensemble, les mesures introduites avaient en fait institué une aide, dont l'effet était le même que celui de l'aide prévue initialement par le projet de la WIR, contre lequel la Commission avait formulé des objections. Par conséquent, la SIR, le tarif différencié de l'article 36 de la WIR ainsi que les effets factuels de cette dernière loi combinés avec ceux de la première devraient être considérés, isolément ou ensemble, comme une aide ou comme des aides, au sens de l'article 92 du traité, mises à exécution sans notification préalable comme le prescrit l'article 93, paragraphe 3, du traité.
9. Estimant qu'une interprétation à cet égard des articles 92 et 93 du traité lui est nécessaire pour rendre ses jugements, le Gerechtshof a sursis à statuer et a posé à la Cour les questions suivantes, identiques dans les deux affaires :
1) La 'wet selectieve investeringsregeling', les amendements apportés à cette loi sous l'angle de son effet en combinaison avec les dispositions de la 'wet investeringsrekening', le tarif différencié introduit à l'article 36 de cette dernière, ou bien l'effet factuel combiné de ces lois, peuvent-ils, pris isolément ou ensemble, être considérés comme une aide ou comme des aides au sens visé dans les motifs du présent jugement?
2) L'article 93, paragraphe 3, du traité doit-il être interprété en ce sens que toute personne intéressée doit avoir été mise en mesure de connaître immédiatement et clairement une notification par un Etat membre à la Commission de l'intention d'instituer ou de modifier des aides?
3) Une telle notification doit-elle également s'étendre aux modifications apportées au projet d'aide au cours des débats parlementaires?
4) Lorsqu'une modification apportée à une nouvelle aide à instituer n'a pas été notifiée à la Commission, alors que cette dernière a reçu notification du projet d'aide auquel cette modification a été apportée, l'interdiction de mise à exécution prévue à l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase, du traité doit-elle être considérée comme applicable et, si oui, cette, interdiction s'applique-t-elle seulement à la partie de l'aide qui a été instituée par cette modification?
10. Il convient de rappeler que la Cour, statuant dans le cadre de l'article 177 du traité, ne peut pas se prononcer sur l'interprétation de dispositions législatives ou réglementaires nationales, ni sur la conformité de telles dispositions avec le droit communautaire, mais qu'elle peut uniquement fournir à la juridiction nationale les éléments d'interprétation relevant du droit communautaire qui permettront à celle-ci de résoudre le problème juridique dont elle se trouve saisie. Dans le cas d'espèce, il convient donc de fournir au Gerechtshof les éléments d'interprétation lui permettant de décider si la demanderesse au principal est justifiée à invoquer le non-respect, par le Gouvernement néerlandais, des dispositions du traité sur les aides étatiques pour s'opposer à l'application des législations en cause que les autorités fiscales lui ont faite.
11. Lesdites dispositions ne peuvent être invoquées par les particuliers que si les mesures nationales en cause constituent des aides au sens de l'article 92 et si la procédure de contrôle prévue par l'article 93, paragraphe 3, n'a pas été respectée (arrêt du 22. 3. 1977, Steinike et Weinlig, 78-76, Recueil 1977, p. 595). Dès lors qu'il apparaîtrait des faits de l'espèce au principal que les règles de procédure ont bien été suivies, il n'y aurait de toute façon pas lieu de s'interroger sur la nature de la mesure nationale en cause. Dans ces circonstances, la Cour estime utile d'examiner en premier lieu les questions relatives au respect des règles de procédure édictées par l'article 93, paragraphe 3, du traité.
Sur la deuxième question ;
12. Par cette question, le Gerechtshof demande si la notification d'un projet d'aide à la Commission, par un Etat membre, doit être portée immédiatement et clairement à la connaissance de toute personne intéressée.
13. Aux termes de l'article 93, paragraphe 3, du traité : 'La Commission est informée, en temps utile pour présenter ses observations, des projets tendant à instituer ou à modifier des aides. Si elle estime qu'un projet n'est pas compatible avec le Marché commun, aux termes de l'article 92, elle ouvre sans délai la procédure prévue au paragraphe précédent. L'Etat membre intéressé ne peut mettre à exécution les mesures projetées, avant que cette procédure ait abouti à une décision finale.'
14. Il convient de constater que ce texte ne fait pas Etat d'une obligation du type de celle mentionnée dans la deuxième question, ce qui est conforme aux objectifs des dispositions précitées et au contexte dans lequel elles s'insèrent. L'objet de la première phrase du paragraphe 3 est uniquement d'assurer à la Commission l'occasion d'exercer, en temps utile et dans l'intérêt général des Communautés, son contrôle sur tout projet tendant à instituer ou à modifier des aides. En revanche, les intérêts des particuliers concernés sont sauvegardés par le paragraphe 2, qui impose à la Commission, lorsque celle-ci ouvre la procédure prévue dans ce paragraphe, l'obligation de mettre les intéressés en demeure de présenter leurs observations.
15. Il y a donc lieu de répondre à la deuxième question que l'article 93, paragraphe 3, du traité n'exige pas que la notification à la Commission, par un Etat membre, de projets tendant à instituer ou à modifier des aides soit immédiatement portée à la connaissance de tout intéressé, une telle obligation incombant à la seule Commission lorsque celle-ci ouvre la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2.
Sur la troisième question ;
16. Par cette question, le Gerechtshof demande si l'obligation d'informer la commission des projets d'aides, qui est imposée aux Etats membres a l'article 93, paragraphe 3, première phrase, s'applique également aux modifications apportées à de tels projets au cours des débats parlementaires.
17. A cet égard, il suffit d'observer que l'article 93, paragraphe 3, ne concerne pas uniquement l'institution d'une aide, mais également sa modification et que l'objectif de la première phrase, tel qu'il est décrit ci-dessus, ne pourrait être atteint si la Commission n'était informée que des projets initiaux et non des modifications intervenues ultérieurement. Toutefois, il convient d'ajouter que de telles informations peuvent être fournies à la Commission dans le cadre des consultations entre celle-ci et l'Etat membre concerné, auxquelles la notification initiale a donné lieu.
18. Il y a donc lieu de répondre à la troisième question que l'obligation, prévue à la première phrase de l'article 93, paragraphe 3, d'informer la Commission des projets tendant à instituer ou à modifier des aides ne s'applique pas uniquement au projet initial, mais s'étend également aux modifications apportées ultérieurement à ce projet, étant entendu que de telles informations peuvent être fournies à la Commission dans le cadre des consultations auxquelles donne lieu la notification initiale.
Sur la quatrième question ;
19. Cette question concerne l'interdiction, prévue à l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase, de mettre à exécution les mesures projetées avant que les procédures prescrites aux paragraphes 2 et 3 n'aient abouti à une décision finale. Le Gerechtshof demande si cette interdiction de mise à exécution s'applique à un projet d'aide régulièrement notifié dans sa version initiale mais modifié ultérieurement sans que la Commission en ait été informée et si, dans ce cas, l'interdiction s'applique uniquement à la partie de l'aide qui a été instituée par cette modification.
20. Ainsi que la Cour l'a déjà souligné, entre autres dans son ordonnance du 20 septembre 1983 (Commission/République française, 171-83 r, Recueil 1983, p. 2621), la dernière phrase du paragraphe 3 de l'article 93 constitue la sauvegarde du mécanisme de contrôle institué par cet article, lequel, à son tour, est essentiel pour garantir le fonctionnement du Marché commun. L'interdiction de mise à exécution prévue par cet article vise à garantir que les effets du régime d'aides ne se produisent pas avant que la Commission n'ait eu un délai raisonnable pour examiner le projet en détail et, le cas échéant, entamer la procédure prévue au paragraphe 2 de ce même article.
21. Il s'ensuit que l'interdiction en cause vise le régime d'aides dans sa totalité et dans sa version finale arrêtée par les autorités nationales. Si le projet initial a été modifié, l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase, s'applique donc au projet ainsi modifié. Dans le cas ou le projet a été notifié sans que la Commission ait formulé des objections contre ce projet, mais où l'Etat membre concerné y a apporté des modifications dont la Commission n'a pas été informée, ladite disposition s'oppose à la mise à exécution du régime d'aides dans sa totalité.Il ne peut en être autrement que dans l'hypothèse ou la prétendue modification constitue en réalité une mesure d'aide distincte qui devrait faire l'objet d'une appréciation séparée et qui ne serait donc pas susceptible d'influencer l'appréciation que la Commission a déjà portée sur le projet initial.
22. Il y a donc lieu de répondre à la quatrième question que l'interdiction de mise a exécution prévue à l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase, s'applique au régime d'aides projeté dans sa totalité et dans sa version finale arrêtée par les autorités nationales. Si le projet initialement notifié a subi entre-temps des modifications dont la Commission n'a pas été informée, l'interdiction s'applique au projet ainsi modifié, à moins que la prétendue modification ne constitue en réalité une mesure d'aide distincte qui devrait faire l'objet d'une appréciation séparée et qui ne serait donc pas susceptible d'influencer l'appréciation que la Commission a déjà portée sur le projet initial ; dans ce dernier cas, l'interdiction ne s'applique qu'à la mesure d'aide instituée par la modification.
23. Compte tenu des réponses données aux deuxième, troisième et quatrième questions, la Cour n'estime plus nécessaire d'examiner la première question.
Sur les dépens
24. Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume des Pays-bas, par le Gouvernement de la République italienne et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (5e chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Gerechtshof d'Amsterdam, par jugements du 13 avril 1983, dit pour droit :
1) L'article 93, paragraphe 3, du traité n'exige pas que la notification à la Commission, par un Etat membre, de projets tendant à instituer ou à modifier des aides soit immédiatement portée à la connaissance de tout intéressé, une telle obligation incombant à la seule Commission lorsque celle-ci ouvre la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2.
2) L'obligation prévue à la première phrase de l'article 93, paragraphe 3, d'informer la Commission des projets tendant à instituer ou à modifier des aides ne s'applique pas uniquement au projet initial, mais s'étend également aux modifications apportées ultérieurement à ce projet, étant entendu que de telles informations peuvent être fournies à la Commission dans le cadre des consultations auxquelles donne lieu la notification initiale.
3) L'interdiction de mise à exécution prévue à l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase, s'applique au régime d'aides projeté dans sa totalité et dans sa version finale arrêtée par les autorités nationales. Si le projet initialement notifié a subi entre-temps des modifications dont la Commission n'a pas été informée, l'interdiction s'applique au projet ainsi modifié, à moins que la prétendue modification ne constitue en réalité une mesure d'aide distincte qui devrait faire l'objet d'une appréciation séparée et qui ne serait donc pas susceptible d'influencer l'appréciation que la Commission a déjà portée sur le projet initial ; dans ce dernier cas, l'interdiction ne s'applique qu'à la mesure d'aide instituée par la modification.