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Décisions

CA Aix-en-Provence, 2e ch. civ., 5 mars 1998, n° 97-21594

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Ravil (SARL)

Défendeur :

Bellon Import (SARL), Biraghi (SPA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Dragon

Conseillers :

Mme Coux, M. Semeriva

Avoués :

Me Magan, SCP Aube-Martin-Bottai-Gereux

Avocats :

Mes Maurin, Baffert.

T. com. Marseille, du 5 nov. 1997

5 novembre 1997

Faits et procédure:

La société de droit italien Biraghi SPA et la société à responsabilité limitée Bellon Import ont assigné devant le Tribunal de commerce de Marseille la société à responsabilité limitée Ravil France afin de voir cette dernière condamnée, à peine d'astreinte, à cesser toute distribution de fromage râpé portant la mention "Grana Padano râpé frais" et à réparer le préjudice par elles subi du fait de cette distribution;

La société Ravil a soulevé in limine litis l'incompétence rationae materiae du tribunal et la nullité de la citation;

Par jugement du 5/11/1997, le tribunal s'est déclaré compétent et, ordonnant l'exécution provisoire, a:

- condamné la société Ravil France à payer:

* à la société Biraghi 400 000 F à titre de dommages et intérêts,

* à la société Bellon Import 100 000 F à titre de dommages et intérêts,

- dit que la société Ravil doit cesser toute distribution de parmesan râpé portant la mention "Grana Padano râpé frais" dans les quinze jours de la signification du jugement à peine d'une astreinte de 50 000 F par jour de retard;

Le tribunal a, en outre condamné la société Ravil France à payer aux demandeurs la somme globale de 25 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Le tribunal a relevé dans les motifs de sa décision que:

- la société Ravil ayant rompu l'égalité entre commerçants et faussé le jeu normal de la concurrence, l'action introduite est une action en concurrence déloyale de la compétence du tribunal de commerce,

- le défaut d'élection de domicile en France de la société Biraghi dans l'acte introductif d'instance ne fait aucun grief à la société Ravil France et ce d'autant que l'absence de domiciliation a été régularisée au début des conclusions en réponse;

- un décret de la présidence du Conseil italien du 4/11/1991 a étendu l'appellation d'origine du fromage Grana Padano à la typologie râpé et impose que les opérations de râpe soient effectuées dans la zone de production ainsi que celles de conditionnement qui doivent suivre immédiatement; cette appellation est protégée en France par application du traité, publié au journal officiel par décret du 24/04/1969, conclu entre le France et l'Italie le 28/04/1964 sur la protection des appellations d'origine, et, en conséquence, subordonne la distribution en France du Grana Padano au strict respect de la loi italienne;

- le consortium de tutelle du Grana Padano délivre les licences pour la commercialisation de ce fromage qui une fois obtenues permettent au vendeur d'apposer le logo du consortium sur l'emballage; la société Ravil France qui râpe et conditionne le fromage en France ne peut se prévaloir du logo du consortium; elle a, en conséquence, commis une faute qui rend fondée l'action des demandeurs, laquelle repose exclusivement sur la concurrence déloyale et rend inopérante l'objection suivant laquelle la société Bellon Import n'est pas titulaire des marques Grana Padano;

- faute de pouvoir considérer que l'absence de la société Ravil du marché aurait permis aux sociétés requérantes de se l'assurer, il n'est pas nécessaire de désigner un expert pour examiner la comptabilité des parties et rechercher, notamment, dans celle de la société Ravil le montant des ventes de Grana Padano râpé frais depuis 1992 afin de chiffrer le préjudice subi par les sociétés Biraghi et Bellon Import; il est incontestable que ces sociétés ont subi un préjudice lié directement à la concurrence déloyale dont s'est rendu coupable la société Ravil France et qui, compte tenu des éléments présentés, est fixé forfaitairement à la somme de 400 000 F pour la société Biraghi et 100 000 F pour la société Bellon Import;

Par déclaration du 13/11/1997, la société Ravil France a interjeté appel de cette décision qui lui a été signifiée le 12/11/1997;

Elle a déposé des conclusions, auxquelles elle a annexé des conclusions dites en réplique déposées devant le tribunal; ses demandes devant la cour sont contenues dans le dispositif de conclusions suivant:

"Au principal infirmer le jugement entrepris, dire l'exception d'incompétence ratione materiae soulevée in limine litis justifiée et bien fondée.

Renvoyer les sociétés Biraghi et Bellon Import à saisir le Tribunal de grande instance de Marseille de leurs demandes.

Subsidiairement, infirmer le jugement entrepris et déclarer nulle la citation introductive d'instance.

Très subsidiairement au fond infirmer le jugement entrepris, dire et juger qu'il n'y a ni concurrence déloyale ni préjudice et que la société Bellon n'a pas qualité pour agir et débouter les parties demanderesses des fins de leurs assignation et conclusions.

Reconventionnellement, faire droit à l'appel de la société Ravil et condamner conjointement et solidairement les sociétés Biraghi et Bellon Import à lui payer une somme de 100 000 F à titre de dommages et intérêts ainsi qu'une indemnité de 25 000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile".

Elle fait valoir que:

- elle exploite la dénomination Grana Padano râpé frais, qu'elle appose sur les sachets de fromage qu'elle distribue, dans le cadre de la licence de la marque Grana Padano que lui a accordé, en juillet 1990, sous le numéro 04F/90, le consorzio de Grana Padano; le litige porte sur le droit des marques et est de la compétence exclusive de tribunal de grande instance qui est compétent pour connaître de l'action connexe en concurrence déloyale;

- l'acte introductif d'instance, qui ne contient pas d'élection de domicile de la société Biraghi en France, est nul pour vice de forme, les dispositions de l'articles 855 du nouveau Code de procédure civile n'ayant pas été observées alors qu'elles sont impératives;

- elle justifie de la validité de sa licence octroyée le 1/07/1990 par les autorités officielles italiennes et est parfaitement en droit d'apposer sur l'emballage le logo du consortium pour la commercialisation du Grana Padano râpé frais; elle est titulaire de toutes les autorisations nécessaires pour la commercialisation en France de ce fromage qu'elle distribue dans le respect de la loi italienne; en effet sa licence concerne non le Grana Padano en portions mais le grana padano râpé ainsi que cela résulte d'un courrier lui ayant été adressé par le consorzio le 10/05/1991;

- elle est fondée à poursuivre la commercialisation du Grana Padano râpé frais sur le fondement du droit français de marques, du droit italien des appellations d'origine et du droit européen des marques, le règlement n° 2081-92 du 14/07/1992 permettant, en son article 14, la poursuite de l'usage d'une marque enregistrée de bonne foi avant la date du dépôt de la demande d'enregistrement d'appellation d'origine ou de l'indication géographique;

- la société Bellon Import, qui n'est pas propriétaire des marques Grana Padano n'a pas qualité pour agir; l'action en concurrence déloyale des sociétés Biraghi et Bellon Import, qui ne pourrait être tranchée que par le tribunal de grande instance après avoir statué sur la fraude alléguée, est dénuée de toute justification dès lors qu'elle seule a été autorisée depuis juillet 1990 à commercialiser en France du Grana Padano et qu'il n'est pas démontré une " importante distorsion de concurrence "

- même si le tribunal de commerce avait été compétent l'action n'aurait pas été fondée; en effet, les sociétés Biraghi et Bellon Import, invoquent une perte de chance quant à l'attribution des marchés de Grana Padano en France depuis 1992, en oubliant les règlements communautaires numéros 2081-92 du 14/07/1992 et 3945-92 du 22/12/1992, lesquels excluent expressément toute violation de loi italienne, et ne caractérisent pas les faits de concurrence déloyale; par ailleurs le règlement CEE n° 537-97 permet aux entreprises commercialisant légalement les produits sans les dénominations protégées de continuer à le faire jusqu'au 21/06/2001;

- l'action des sociétés Biraghi et Bellon Import, qui ne justifient pas de l'existence d'un préjudice, a pour objet de la discréditer alors qu'elle n'a eu de cesse de promouvoir et commercialiser la marque d'appel Grana Padano sur le territoire français, ce qui justifie sa propre demande de dommages et intérêts;

Les sociétés Bellon Import et SPA Biraghi demandent à la cour de:

"Confirmer le jugement en toutes ses dispositions et notamment dans l'interdiction faite à la société Ravil de commercialiser un produit sous l'appellation "Grana Padano râpé frais" et ce sous la même astreinte que fixée par les premiers juges.

Réformer le jugement sur le montant des dommages et intérêts et désigner un expert avec mission de fournir les éléments permettant d'apprécier le préjudice qu'elles ont subi, notamment après consultation de la comptabilité de la société Ravil, permettant de connaître l'importance et la réalité des marchés de cette société dans le cadre de cet objet "râpé frais Grana Padano".

En tout état, augmenter les dommages et intérêts.

Condamner la société Ravil au paiement de la somme de 5 000 000 F pour la société Biraghi et 25 000 000 F pour la société Bellon.

Condamner en outre la société Ravil au paiement d'une somme de 50 000 F au titre de l'article 700 en cause d'appel".

Elles soutiennent que:

- l'exception d'incompétence ne peut aboutir dès lors qu'elles agissent en concurrence déloyale et ne se prévalent pas d'un droit sur une marque "Grand Padano" dont elles ne sont d'ailleurs pas titulaires;

- l'appelante ne justifie pas que l'omission réparée d'élection de domicile dans la citation lui cause un grief;

- la société Ravil ne conteste pas fabriquer et conditionner son râpé frais Grana Padano en France; or le décret italien du 4/11/1991 a étendu l'appellation d'origine Grana Padano à la typologie "râpé" à la condition que les opérations de râpe et de conditionnement qui doivent suivre immédiatement, sans aucun traitement, se fassent dans la région de production; le fait pour la société Ravil de ne pas respecter la législation applicable constitue un acte de concurrence déloyale que tous les concurrents sont en droit de dénoncer et de faire cesser;

- la société Ravil ne justifie pas avoir la licence dont elle se prévaut, les documents qu'elle produit faisant état d'une licence accordée à la société de droit italien Fedital SPA; quand bien même elle aurait obtenu une licence, elle est tenue d'observer le décret italien de novembre 1991 sur le râpé frais applicable en France conformément à la convention franco-italienne du 24/04/1969; les courriers du consortium en date des 10 mai et juin 1991, antérieurs au décret du 4/11/1991 ne prouvent pas qu'elle avait une licence pour commercialiser le râpé frais;

- les dispositions européennes ne font pas obstacle à l'application de la réglementation italienne et de la convention franco-italienne, mais renforce la protection de l'appellation d'origine Grana Padano; le règlement communautaire 2081-92 protège toutes les appellations d'origine et le règlement communautaire 1107-96 a enregistré le Grana Padano comme appellation d'origine sur le plan européen laquelle est protégée y compris en sa forme râpée; les dispositions transitoires du règlement 2080-92 relatives aux produits commercialisés légalement depuis 5 ans, ne sont pas applicables à la société Ravil qui commercialise illégalement du Grana Padano sous forme de râpé depuis le décret de novembre 1991;

- la société Bellon Import, importateur exclusif de produits fabriqués et commercialisés par la société Biraghi, est directement frappée par la concurrence déloyale et a un intérêt à agir;

- elles démontrent compte tenu du pourcentage du marché de Grana Padano râpé frais détenu par la société Biraghi en Italie et de son chiffre d'affaire à l'exportation, de l'importance des ventes réalisées par la société Ravil, du prix de vente au kilo, qu'elles sont fondées à prétendre à une indemnisation supérieure à celle allouée par le tribunal et qui, à défaut d'expertise, ne saurait être inférieure à 5 000 000 F pour la société Biraghi et à 4 000 000 F pour la société Bellon Import;

Motifs de la décision:

Attendu que l'appel interjeté le lendemain de la signification du jugement est recevable;

Attendu que par des motifs exacts en faits et fondés en droit le premier juge a pertinemment répondu aux moyens soulevés devant lui et repris en cause d'appel par les parties; qu'à ces justes motifs que la cour adopte, il convient d'ajouter que:

- l'action des sociétés Biraghi et Bellon Import n'est pas une action civile relative à une marque, mais bien une action en concurrence déloyale à l'encontre de la société Ravil à laquelle elles reprochent d'utiliser sans droit, pour du fromage qu'elle râpe et conditionne en France, l'appellation d'origine "Grana Padano râpé frais", donnée par les textes applicables en France, en Italie et dans la Communauté Economique Européenne, exclusivement, à du fromage râpé provenant de meules ayant droit à l'appellation d'origine Grana Padano et conditionné dans la zone de production, et de fausser ainsi le jeu de la concurrence en éludant les contraintes légales et se plaçant dans une situation anormalement favorable par rapport à ses concurrents qui respectent la réglementation relative aux appellations d'origine;

- l'assignation a été délivrée à la requête, et, de la société Biraghi, et, de la société Bellon Import; l'absence des mentions relatives à l'élection de domicile en France de la société Biraghi n'entache pas la validité de l'assignation en ce qu'elle concerne la société Bellon Import; par ailleurs la nullité invoquée a été couverte, conformément aux dispositions de l'article 115 du nouveau Code de procédure civile, par la régularisation ultérieure de l'acte intervenue avant toute forclusion et qui n'a laissé subsister aucun grief, l'appelante d'ailleurs n'en invoquant pas;

- la société Ravil, qui ne conteste pas râper et conditionner en France du fromage italien bénéficiant de l'appellation d'origine Grana Padano et reconnaît dans ses écritures que la commercialisation de ce fromage est protégée en France par application du traité Franco-Italien du 24/04/1969, invoque à tort une lettre du consortium du 10/05/1991 pour affirmer qu'elle a reçu, suite à la licence accordée le 1/07/1990 sous le numéro 04-E/90, l'autorisation et le droit de commercialiser du fromage sous l'appellation "Grana Padano râpé frais"; en effet cette lettre réitère un fax que lui avait adressé le consortium le 11/07/1990 pour lui demander d'attendre l'autorisation formelle avant de procéder à l'impression de ses emballages en lui rappelant que sa demande qui restait encore valide devait s'entendre pour seulement et exclusivement de Grana Padano râpé frais; par suite le consortium lui a adressé, le 10/06/1992, une lettre où, faisant état du décret du 4/11/1991, il écrit que la licence accordée sous le numéro 04-E/90, telle que figurant sur ses emballages, n'a été accordée que pour l'activité de découpe en portions et pré-conditionnement du Grana Padano et "non pas, à l'évidence" pour du râpé, puis, le 22/07/1992, une lettre lui rappelant qu'il lui avait été demandé d'attendre l'autorisation avant de procéder à l'impression des emballages et lui transmettre une copie du décret du 4/11/1991 en précisant que les opérations de "râpe" devaient être effectuées dans la zone de production pour ne pas interrompre les méthodologies de production traditionnelle ;

- il résulte de ces correspondances que la société Ravil ne peut pas se prévaloir, de bonne foi, d'une autorisation qui manifestement ne lui a pas été accordée; en conséquence, elle n'est pas fondée à invoquer le bénéfice des règlements communautaires tendant à renforcer la protection des appellations d'origine et qui ne s'opposent pas à l'application des règles édictées par les conventions bilatérales entre Etats membres relatives à la protection des appellations d'origine (si celles ci n'ont pas acquis un caractère générique ) telle la convention Franco-Italienne du 24/04/1969 qui protège celle du Grana Padano; en effet l'article 14 du règlement n° 2081-1992 impose l'existence d'une bonne foi et les dispositions transitoires du règlement n° 537-97 ne sont applicables qu'en cas de commercialisation légale pendant une durée d'au moins 5 ans

- les faits de concurrence déloyale sont suffisamment caractérisés par la distribution de fromage râpé et conditionné en France, dans un emballage supportant l'appellation "Grana Padano râpé frais" et un logo avec numéro de licence délivré exclusivement pour du Grana Padano en portions, faite, en toute connaissance de cause, par la société Ravil qui s'est ainsi affranchie de la réglementation et des prohibitions légales pour effectuer des opérations qui auraient dues être réalisées en Italie afin de distribuer le produit à moindre coût et gagner le marché sur des concurrents respectueux de la réglementation leur causant ainsi un incontestable préjudice;

- les intimées n'apportent en cause d'appel aucun nouveau élément d'appréciation de nature à modifier le montant des dommages et intérêts justement évalué par le tribunal;

Attendu que le jugement doit être confirmé et les dépens mis à la charge de la société Ravil France, qui succombe, avec fixation de l'indemnité lui incombant par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile à la somme équitable de 20 000 F;

Par ces motifs, LA COUR statuant publiquement et contradictoirement - reçoit l'appel, - confirme le jugement, - condamne la société Ravil France à payer aux sociétés Biraghi et Bellon Import une somme de 20 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile pour les frais irrépétibles d'appel, - déboute les parties de toutes autres demandes, fins et conclusions, - condamne la société Ravil France aux dépens d'appel, lesquels pourront être recouvrés par la SCP d'avoués Aube-Martin, Bottai, Gereux conformément aux dispositions de l'article 699 nouveau Code de procédure civile.