CA Paris, 5e ch. B, 12 juin 2003, n° 2001-00407
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Esso Saf (SA)
Défendeur :
Broussard (ès qual.), Jacques Broussard (SARL), CIC Agence de Cergy-Pontoise (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Main
Conseillers :
MM. Faucher, Remenieras
Avoués :
SCP Taze-Bernard-Belfayol-Broquet, SCP Roblin-Chaix de Lavarene, SCP Duboscq-Pellerin
Avocats :
Mes Damerval, Le Assaad, Pinto.
LA COUR statue sur les appels interjetés par la société Esso Saf et par la société Jacques Broussard contre le jugement contradictoire rendu le 11 octobre 2000 par le Tribunal de commerce de Paris qui a :
- rejeté les demandes de la société Jacques Broussard à l'encontre d'Esso,
- rejeté la demande en paiement de la société Esso Saf à l'encontre du Crédit Industriel et Commercial,
- débouté les parties de leurs autres demandes,
- laissé à chacune des parties la charge de ses dépens.
La société Esso Saf a assigné le CIC et la société Jacques Broussard afin d'obtenir leur condamnation solidaire au paiement de la somme de 415 612,92 F représentant des factures impayées, ainsi que d'une indemnité de 20 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
De son côté, la société Jacques Broussard a assigné Esso Saf afin d'obtenir sa condamnation au paiement :
- de la somme de 750 000 F, représentant des pertes d'exploitation cumulées pour les exercices 1995,1996 et 1997, et cela par application de l'article 2000 du Code civil;
- à titre subsidiaire, si cet article était inapplicable, de la somme de 750 000 F à titre de dommages et intérêts,
- de la somme de 650 000 F représentant le montant d'une indemnité de fermeture.
Le 9 juin 1995, la société Esso Saf, propriétaire d'un fonds de commerce de station-service situé à Orly (Val-de-Marne), renouvelant un accord précédent, en a confié l'exploitation pour une durée de trois ans à la société Jacques Broussard sous forme de location gérance en ce qui concerne la vente de lubrifiants et d'articles divers et sous le régime du mandat pour la distribution de carburants.
La société Broussard qui, selon les conditions particulières du contrat d'exploitation de la station service, percevait une commission couvrant forfaitairement sa rémunération et ses frais, devait, de son côté, verser une redevance mensuelle à Esso et était, par ailleurs, tenue de fournir à cette société une caution bancaire de 710 000 F.
C'est ainsi que, par acte sous seings privés du 27 juin 1996, le CIC s'est porté caution solidaire de l'ensemble des engagements de la société Broussard.
A la fin de 1996, la société des Aéroports de Paris n'a pas renouvelé la concession dont bénéficiait la société Esso Saf pour l'exploitation de la station service. La société Broussard, dont le bilan arrêté au 31 décembre 1995 révélait une perte d'exploitation à hauteur de 156 000 F, a alors cessé son activité.
Vu les dernières écritures, signifiées le 26 novembre 2002, selon lesquelles la société Esso Saf, première appelante, prie la cour :
- de confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a débouté la SARL Broussard de l'ensemble de ses demandes,
- de l'infirmer pour le surplus et statuant à nouveau,
- de dire recevable et bien fondée la demande reconventionnelle de la société Esso dirigée contre Monsieur Jacques Broussard ès qualités de liquidateur de la société Broussard et contre le CIC,
- de les condamner solidairement à lui payer la somme de 63 359,67 euro (415 612,22 F) avec intérêts de droit sur la somme de 62 787,59 euro (411 859,62 F) à compter du 27 octobre 1997 et à compter du jugement pour le surplus,
- de les condamner, enfin, à lui payer une somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et de les condamner aux dépens.
Vu les dernières conclusions, signifiées le 19 avril 2001, aux termes desquelles Monsieur Jacques Broussard, intervenant volontaire, agissant en qualité de liquidateur de la société Jacques Broussard, seconde appelante, demande à la cour :
Vu les articles 1131,1134,1984,1999 et 2000 du Code civil,
Vu les Accords Interprofessionnels,
- de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a admis le principe de l'indemnisation des pertes d'exploitation essuyées par la SARL Jacques Broussard,
- d'infirmer le jugement pour le surplus,
- Statuant à nouveau
- de condamner la société Esso à lui payer, ès qualités de liquidateur de la société Jacques Broussard, la somme de 756 000 F (115 251,45 euro) au titre des pertes d'exploitation ainsi qu'une somme de 65 000 F HT (9 909,19 euro) au titre de l'indemnité de fermeture,
- de dire que ces sommes porteront intérêts au taux légal à compter de l'assignation, avec capitalisation des intérêts échus,
- de condamner la société Esso à lui payer, ès qualités, une somme de 100 000 F (15 244,90 euro) à titre de dommages et intérêts "pour ne pas avoir respecté son obligation de fixer des conditions d'exploitation équitables",
- de la condamner, enfin, à lui payer une indemnité de 50 000 F (7 622,45 euro) sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et de la condamner aux dépens de première instance et d'appel ;
Vu les dernières écritures, signifiées le 10 septembre 2001, aux termes desquelles le CIC, intimé, et incidemment appelant, prie la cour :
- Vu les articles 1289, 1291, 1294 et 2036 du Code civil,
- de dire recevable et bien fondée la société Jacques Broussard en son appel,
En conséquence:
- de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a admis le principe de l'indemnisation des pertes d'exploitation subies par cette société,
- de confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société Esso Saf de sa demande de condamnation à l'encontre de la société Jacques Broussard et du CIC,
- d'infirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société Jacques Broussard de ses demandes;
Statuant à nouveau :
- de condamner la société Esso Saf à payer à Monsieur Jacques Broussard, ès qualités de liqudiateur de la SARL Jacques Broussard, la somme de 821 000 F (125 160,64 euro) ;
En tout état de cause et à titre subsidiaire,
Si la cour condamnait la SARL Jacques Broussard à payer à la société Esso Saf le solde des factures,
- de constater que la compensation légale s'opère de plein droit,
- de constater que le CIC est libéré de son engagement de caution,
- de condamner, enfin, la société Esso au paiement d'une somme de 10 000 F (1 524,49 euro) au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
Sur la demande d'indemnisation des pertes d'exploitation :
Considérant que Monsieur Jacques Broussard impute à la société Esso, qui aurait augmenté sensiblement le prix des carburants afin de détourner la clientèle vers d'autres stations services voisines, la responsabilité des pertes d'exploitation cumulées de l'entreprise qu'il dirigeait pour les exercices 1994,1995 et 1996 ; qu'à cet égard, il soutient que l'exclusion contractuelle des dispositions de l'article 2000 du Code civil, en contradiction avec les Accords Interprofessionnels ainsi qu'avec l'obligation de lui verser des commissions destinées à faire face à ses charges, ne peut lui être opposée ;
Qu'en outre, une telle exclusion contrevient, selon lui, aux dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce sanctionnant les pratiques découlant d'un abus de l'état de dépendance économique d'une entreprise ;
Considérant qu'aux termes des conditions générales (3-Cadre Juridique) du contrat pour l'exploitation d'une station-service liant les parties, cet acte est soumis aux dispositions de la loi du 20 mars 1956 ainsi qu'aux dispositions de l'Accord Interprofessionnel du 12 janvier 1994 relatif aux exploitants mandataires de stations-service et, pour la distribution des produits énergétiques, aux articles 1984 et suivants du Code civil, à l'exception des articles 1999 et 2000;
Mais considérant, en premier lieu, que le préambule du " protocole relatif à l'exploitation en location- gérance d'un fonds de commerce de station-service de société pétrolière", qui est invoqué par Monsieur Broussard, énonce simplement que " la société constate que l'exploitant, s'il se comporte en bon commerçant et en bon gestionnaire, dégage un résultat annuel d'exploitation positif. En conséquence, la société s'engage à étudier à tout moment le cas de toute station qui pourrait lui être soumis par l'exploitant qui estimerait ne pas dégager un tel résultat."
Qu'ainsi, contrairement à ce que prétend Monsieur Broussard, ce protocole ne mettait pas à la charge de la société Esso " l'obligation de fixer les conditions commerciales et financières lui permettant de dégager des résultats positifs", mais lui imposait, tout au plus, sur demande de sa part, non justifiée au cas d'espèce, d'examiner la situation financière de son entreprise; qu'il ne peut, dès lors, invoquer de telles dispositions à l'appui de sa demande d'indemnisation;
Considérant, en deuxième lieu, qu'aux termes de l'article 2000 du Code civil le mandant doit indemniser le mandataire des pertes que celui-ci a essuyées à l'occasion de sa gestion, sans imprudence qui lui soit imputable;
Que de telles dispositions n'étant pas d'ordre public, il peut valablement y être dérogé par la convention des parties, comme cela a été le cas en l'espèce ;
Qu'en l'occurrence, Monsieur Broussard, qui déclare, dans ses écritures, exploiter un fonds de commerce de station-service depuis 1986, n'allègue nullement l'existence d'un vice du consentement qui l'aurait déterminé à accepter une telle dérogation, lors du renouvellement de son contrat en 1995 que de surcroît, il ne démontre pas non plus la mise en place délibérée par Esso Saf d'une politique commerciale et de prix qui aurait nécessairement engendré des pertes d'exploitation pendant la période considérée;
Considérant, en troisième lieu, qu'il n'établit pas plus l'existence de l'exploitation abusive d'un état de dépendance économique prohibée par les dispositions de l'article L. 420-21 du Code de commerce (ancien article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986), étrangères à la présente instance ;
Considérant, en conséquence, que Monsieur Broussard, qui, contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, ne peut revendiquer le bénéfice des dispositions de l'article 2000 du Code civil, auxquelles il a renoncé expressément, doit être débouté de sa demande de dommages et intérêts ;
Sur l'indemnité de fermeture :
Considérant que l'appelant ne démontrant pas qu'il se trouvait dans l'un des trois cas limitativement énumérés par l'article 5 - 4 du protocole déjà cité (fermeture définitive de la station-service, non-renouvellement à l'initiative de la société du fonds de commerce appartenant à un tiers, refonte complète de la station-service) qui ouvrent seuls droit au versement d'une telle indemnité, c'est, en revanche, à juste titre que le tribunal l'a débouté de cette demande ;
Sur la demande d'Esso Saf :
Considérant que la société appelante a produit à l'appui de sa demande en paiement de la somme de 63 359,67 euro, représentant le montant des engagements dont la société Broussard était débitrice envers elle lors de la cessation de leurs relations, trois relevés de compte précis et détaillés corroborés par des factures ;
Que Monsieur Broussard s'était pour sa part borné à préciser, à ce sujet, au CIC, mis en demeure par la société pétrolière de lui régler cette somme en vertu de son engagement de caution, que la somme qui lui était due était largement supérieure" à celle due à Esso, puis, ensuite, à cette société elle-même, alors qu'un décompte précis lui avait été adressé, qu'il n'y avait pas eu de reddition de compte contradictoire et qu'avaient été " facturés des débits" dont il ignorait la teneur ;
Qu'il se contente d'indiquer à la cour, sur ce point, qu'il fait "les plus grandes réserves concernant le solde établi unilatéralement par la société Esso dont elle devra rapporter la preuve" sans préciser pour autant ses points de désaccord ;
Qu'enfin, le CIC s'est de son côté borné à revendiquer les effets à son égard de la compensation légale entre les créances des deux appelants ;
Considérant qu'au vu des pièces justificatives produites, et en l'absence de toute contestation sérieuse de Monsieur Broussard, le tribunal a, à tort, rejeté la demande en paiement présentée par la société Esso Saf ;
Qu'en conséquence, la cour, réformant sur ce point le jugement dont appel, condamnera solidairement Monsieur Jacques Broussard ès qualités de liquidateur de la société Jacques Broussard et le CIC à payer à cette société la somme de 63 359,67 euro avec, comme cela est demandé et justifié, intérêts au taux légal à compter du 29 octobre 1997, date de la réception de la mise en demeure à hauteur de 62 787,59 euro ( 411 859,62 F) et à compter de la date du jugement sur le solde;
Sur les autres demandes des parties :
Considérant que la demande en paiement de la somme de 15 244,90 euro (100 000 F) présentée par l'appelant pour la première fois devant la cour, bien que qualifiée de demande "additionnelle", constitue en réalité une prétention nouvelle, comme telle prohibée par l'article 564 du nouveau Code de procédure civile et ne peut, dès lors, qu'être déclarée irrecevable, ainsi que le soutient la société Esso ;
Que Sacques Broussard et le CIC, qui succombent seront, en outre, déboutés de leur demande d'indemnité au titre des frais irrépétibles ;
Qu'enfin, aucune circonstance d'équité ne commande de faire application au profit de la société Esso Saf des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Par ces motifs, substitués en tant que de besoin à ceux des premiers juges, Confirme le jugement attaqué sauf en ce qu'il a débouté la société Esso Saf de sa demande en paiement, Réformant de ce seul chef le jugement et y ajoutant, Condamne solidairement Jacques Broussard ès qualités de liquidateur de la société Broussard et le CIC à payer à la société Esso Saf la somme de 63 359,67 euro avec intérêts au taux légal sur la somme de 62 787,59 euro à compter du 29 octobre 1997 et à compter du il octobre 2000 sur le solde, Déclare irrecevable la demande de dommages et intérêts de Monsieur Jacques Broussard, Déboute les parties de leurs autres demandes, Condamne in solidum le CIC et Jacques Broussard, ès qualités de liquidateur de la société Jacques Broussard aux dépens d'appel et admet la SCP Taze Bernard Belfayol Broquet, avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.