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Décisions

TPICE, 3e ch. élargie, 14 avril 2005, n° T-141/03

TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Sniace (SA), Royaume d'Espagne

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Azizi

Juges :

MM. Jaeger, Dehousse, Czúcz, Mme Cremona

Avocat :

Me Baró Fuentes

TPICE n° T-141/03

14 avril 2005

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (troisième chambre élargie),

Faits, procédure et conclusions des parties

1 Sniace, SA, est une société ayant son siège social à Madrid (Espagne) et ses installations industrielles ainsi que ses bureaux administratifs à Torrelavega en Cantabrie (Espagne). Elle opère dans les secteurs de la gestion forestière et de la production de papier, des fibres synthétiques et des produits chimiques dérivés. De 1992 à 1996, Sniace a été mise en suspension de paiement. Dans le cadre d'un plan de viabilité approuvé par les parties intéressées en 1996, l'entreprise a renégocié ses dettes avec ses créanciers.

2 Dans ce contexte, la Caja de Ahorros de Santander y Cantabria (ci-après la " Caja Cantabria "), un établissement de crédit sans but lucratif qui a le statut juridique d'une fondation privée, a décidé, en janvier 1998, de concéder à Sniace un prêt de 12 020 242 euro d'une durée de huit ans.

3 Il s'agit d'un prêt participatif subordonné à une participation aux bénéfices qui ne sera remboursable qu'à l'échéance et qui, en cas de faillite de l'entreprise, prend rang après les créances ordinaires mais avant les droits des actionnaires. Le taux d'intérêt comprend un élément fixe de 2 % sur le principal à rembourser, payable par trimestre, et un élément variable dépendant des bénéfices de l'entreprise et qui est calculé à la fin de chaque exercice. Ce prêt peut être converti en actions ou en obligations participatives, si les parties le décident.

4 À la suite d'une plainte d'un concurrent de Sniace, la Commission a, par lettre du 13 mars 1998, invité les autorités espagnoles à lui donner des informations sur ce prêt. Ayant jugé ces dernières insuffisantes, la Commission a décidé d'ouvrir la procédure prévue à l'article 88, paragraphe 2, CE et a invité les intéressés à présenter leurs observations sur l'aide en cause (JO 2000, C 162, p. 15). À l'issue de cette procédure, la Commission a adopté la décision 2003-284-CE, du 11 décembre 2002, concernant l'aide d'État mise à exécution par l'Espagne en faveur de Sniace, SA (JO 2003, L 108, p. 35, ci après la " décision attaquée ").

5 Cette décision, dont le destinataire est le Royaume d'Espagne et qui a été notifiée à Sniace le 14 février 2003, prévoit dans son article 1er :

" L'aide d'État mise à exécution par l'Espagne en faveur de Sniace, pour un montant maximal de 7 388 258 euro, est compatible avec le Marché commun au sens de l'article 87, paragraphe 3, [sous] c), du traité. "

6 Le 14 avril 2003, Sniace a introduit le présent recours en concluant à ce qu'il plaise au Tribunal :

- déclarer le recours recevable ;

- annuler l'article 1er de la décision attaquée en ce qu'il énonce que l'Espagne lui a accordé une aide d'État pour un montant maximal de 7 388 258 euro ;

- subsidiairement, maintenir l'article 1er de la décision attaquée en ce qu'il déclare que l'aide d'État est compatible avec le Marché commun ;

- ordonner à la Commission de verser au dossier les documents administratifs préparatoires sur lesquels la décision attaquée est fondée et les autres documents administratifs relatifs à la politique de la Commission envers les caisses d'épargne espagnoles ;

- condamner la Commission aux dépens.

7 Pour sa part, la Commission a conclu à ce qu'il plaise au Tribunal :

- déclarer le recours irrecevable ;

- à titre subsidiaire, le rejeter comme non fondé ;

- condamner la partie requérante aux dépens.

8 Par acte déposé au greffe du Tribunal le 7 août 2003, le Royaume d'Espagne a demandé à intervenir dans l'affaire à l'appui des conclusions de la partie requérante. Par ordonnance du 15 septembre 2003, le président de la troisième chambre du Tribunal a fait droit à cette demande.

9 Dans son mémoire en intervention, déposé le 28 octobre 2003, le Royaume d'Espagne a conclu à ce qu'il plaise au Tribunal :

- faire droit au recours ;

- condamner la Commission aux dépens.

En droit

Arguments des parties

10 Dans son mémoire en défense, la Commission, sans soulever formellement une exception d'irrecevabilité, émet des doutes sérieux sur le fait que la requérante ait un intérêt direct pour exercer le présent recours.

11 La Commission fait valoir que le recours visé à l'article 230 CE ne peut être exercé qu'à l'encontre d'un acte faisant grief. Or, on ne saurait considérer comme tel une décision d'autorisation inconditionnelle d'une aide. En tout état de cause, la requérante n'aurait absolument pas démontré que la décision a affecté, de manière concrète et effective, sa situation juridique.

12 La requérante estime que la Commission a déposé, quoique de manière informelle, une demande incidente d'exception d'irrecevabilité du recours, au sens de l'article 114, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal. Elle s'en remet au Tribunal quant à l'irrecevabilité de cette demande pour vice de forme.

13 La requérante affirme que la Commission a commis une erreur en qualifiant le prêt en cause d'aide d'État. Cette qualification serait de nature à affecter de manière concrète et effective sa situation juridique.

14 En effet, l'assimilation de la mesure à une aide d'État, l'affirmation de sa mise en œuvre illégale et la reconnaissance de son aptitude à fausser la concurrence feraient courir à la requérante le risque que des tiers concernés par l'aide soumettent au contrôle de légalité du juge communautaire la décision attaquée, ce qui pourrait finalement aboutir à une décision d'incompatibilité et, même, au remboursement des aides perçues illégalement.

15 Selon la requérante, un tiers concerné par l'aide pourrait même intenter un recours devant les juridictions espagnoles, en vue de faire constater la nullité de plein droit de l'acte d'octroi du prêt, puisque celui-ci aurait été accordé en violation de l'article 88, paragraphe 3, CE.

16 Par ailleurs, le fait que la Caja Cantabria ait été qualifiée par la Commission d'entreprise publique modifierait la position de la requérante vis-à-vis de cette institution et conditionnerait pour l'avenir la nature des relations commerciales avec cet établissement de crédit.

17 La requérante affirme également avoir subi un préjudice réel et déterminé, qui reste à quantifier, dans la mesure où la procédure administrative a duré plusieurs années et l'a obligée à affecter des ressources humaines, financières et techniques, tant internes qu'externes, qui ne sont en principe pas prévues dans le cadre de l'activité normale de l'entreprise.

18 En outre, l'entreprise aurait subi un préjudice moral découlant de la perte de confiance de ses associés, actionnaires, fournisseurs et clients, du fait du déroulement de la procédure administrative.

19 Le Royaume d'Espagne ne s'est pas prononcé sur la question de la recevabilité du recours.

Appréciation du Tribunal

20 À titre liminaire, il y a lieu de relever que la Commission n'a pas soulevé d'exception d'irrecevabilité au titre de l'article 114 du règlement de procédure. Cet article prévoit dans son paragraphe 1 que, " [s]i une partie demande que le Tribunal statue sur l'irrecevabilité [...] sans engager le débat au fond, elle présente sa demande par acte séparé ". Il n'oblige dès lors pas la partie concernée à contester la recevabilité par acte séparé.

21 La Commission pouvait donc se contenter, dans son mémoire en défense, d'émettre, avant l'examen au fond, des doutes sérieux sur la recevabilité de ce recours et de soumettre à l'appréciation du Tribunal la possibilité de le déclarer irrecevable. Il n'y a, par conséquent, pas lieu de se prononcer sur le caractère recevable ni sur le bien-fondé d'une demande incidente au titre de l'article 114 du règlement de procédure, selon la procédure prévue par cet article.

22 En tout état de cause, le Tribunal peut à tout moment, en vertu de l'article 113 de son règlement de procédure, examiner d'office les fins de non-recevoir d'ordre public, tel le défaut d'intérêt à agir.

23 Il y a lieu d'observer que, par le présent recours, la requérante, sans contester ni la déclaration de compatibilité contenue dans le dispositif de la décision attaquée ni la déclaration d'ouverture de la procédure formelle d'examen, estime que la décision lui fait grief en ce qu'elle constate que la mesure en cause est une aide d'État au sens de l'article 87, paragraphe 1, CE.

24 À cet égard, le Tribunal a déjà jugé, en matière de concentration, que le seul fait qu'une décision déclare une concentration compatible avec le Marché commun et ne fait donc pas grief, en principe, aux parties à la concentration ne dispense pas le Tribunal d'examiner si les constatations contestées reprises dans les motifs produisent des effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts de celles-ci (arrêt du Tribunal du 22 mars 2000, Coca-Cola-Commission, T-125-97 et T-127-97, Rec. p. II-1733, point 79).

25 Dans le cadre de l'examen de la recevabilité du présent recours, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, un recours en annulation intenté par une personne physique ou morale n'est recevable que dans la mesure où le requérant a un intérêt à voir annuler l'acte attaqué (arrêts du Tribunal du 14 septembre 1995, Antillean Rice Mills e.a.-Commission, T-480-93 et T-483-93, Rec. p. II-2305, point 59 ; du 25 mars 1999, Gencor-Commission, T-102-96, Rec. p. II-753, point 40, et du 30 janvier 2002, Nuove Industrie Molisane-Commission, T-212-00, Rec. p. II-347, point 33). Cet intérêt doit être né et actuel (arrêt du Tribunal du 17 septembre 1992, NBV et NVB-Commission, T-138-89, Rec. p. II-2181, point 33) et s'apprécie au jour où le recours est formé (arrêt de la Cour du 16 décembre 1963, Forges de Clabecq-Haute Autorité, 14-63, Rec. p. 719, 748, et arrêt du Tribunal du 24 avril 2001, Torre e.a.-Commission, T-159-98, RecFP p. I-A-83 et II-395, point 28).

26 Il y a lieu d'ajouter que, si l'intérêt dont se prévaut un requérant concerne une situation juridique future, celui-ci doit établir que l'atteinte à cette situation se révèle, d'ores et déjà, certaine. Dès lors, un requérant ne saurait invoquer des situations futures et incertaines pour justifier son intérêt à demander l'annulation de l'acte attaqué (arrêt NBV et NVB-Commission, point 2525 supra, point 33).

27 Or, force est de constater que la requérante n'a pas établi qu'elle avait, au jour où elle a formé son recours, un intérêt né et actuel à voir l'acte attaqué annulé, dès lors que celui-ci autorise, sans condition ni restriction temporelle, la mesure en cause en sa faveur.

28 En premier lieu, la requérante n'a nullement démontré que le risque d'actions en justice était, dans le cas d'espèce, né et actuel au sens de la jurisprudence.

29 Certes, la procédure d'examen de la Commission a été déclenchée par une plainte d'un concurrent de la requérante, sans qu'il y ait eu notification de la part du Gouvernement espagnol. Des tiers, comme le concurrent de Sniace auteur de la plainte devant la Commission, auraient donc pu invoquer l'effet direct de l'article 88, paragraphe 3, dernière phrase, CE devant les juridictions nationales afin d'obliger l'État membre concerné à récupérer l'aide illégalement versée (voir arrêt de la Cour du 21 novembre 1991, Fédération nationale du commerce extérieur des produits alimentaires e.a., C-354-90, Rec. p. I-5505, points 14 à 17).

30 Toutefois, la requérante n'a pas allégué que des actions sur le fondement de l'article 88, paragraphe 3, dernière phrase, CE étaient pendantes devant les juridictions espagnoles. Dans ses écritures, elle s'est bornée à faire valoir de manière purement hypothétique que de telles actions pourraient se produire.

31 Or, il y a lieu de rappeler que, selon la jurisprudence, c'est à la requérante qu'il appartient d'apporter la preuve de son intérêt à agir, qui constitue la condition essentielle et première de tout recours en justice (ordonnance du président de la deuxième chambre de la Cour du 31 juillet 1989, S.-Commission, C-206-89 R, Rec. p. 2841, point 8).

32 En deuxième lieu, les effets prétendus de la qualification d'aide d'État sur les relations de la requérante avec l'institut de crédit en cause doivent être considérés comme futurs, hypothétiques et incertains.

33 En effet, contrairement à ce que prétend la requérante, le fait que la Commission ait, dans le cas d'espèce, qualifié la Caja Cantabria d'entreprise publique ne saurait entraîner l'obligation de lui notifier à l'avenir toute mesure prise par cet institut de crédit en faveur de la requérante.

34 D'une part, tous les avantages octroyés par une entreprise publique ne constituent pas nécessairement une aide d'État au sens de l'article 87, paragraphe 1, CE.

35 D'autre part, pour apprécier la légalité des mesures éventuellement accordées à l'avenir par la Caja Cantabria, la Commission ne pourrait en aucun cas se fonder sur les seuls motifs de la décision attaquée. Elle devrait effectuer une nouvelle appréciation en fonction des circonstances prévalant au moment de cet examen ultérieur.

36 Par ailleurs, l'obligation de notification qui incombe aux États membres porte sur les aides d'État. Il s'ensuit qu'il leur appartient d'apprécier dans chaque cas d'espèce si une mesure constitue ou non une aide d'État et d'agir en conséquence. Les conditions qui ont pu rendre obligatoire la notification de telle mesure accordée par telle entreprise publique peuvent évoluer. Ainsi, toute modification qui serait apportée par la suite au statut de l'entreprise publique concernée et lui ferait perdre cette qualité pourrait modifier la qualification des mesures prises, faisant ainsi disparaître l'obligation de notifier ces dernières à la Commission.

37 C'est donc à tort que la requérante affirme que la qualification d'entreprise publique de la Caja Cantabria modifie sa position vis-à-vis de cette institution et conditionne pour l'avenir la nature de ses relations commerciales avec celle-ci.

38 En dernier lieu, ni le préjudice financier ni le préjudice moral, qui résulteraient selon la requérante du déroulement de la procédure administrative, ne sauraient être reliés à la qualification d'aide d'État contenue dans la décision attaquée.

39 Enfin, il y a lieu d'observer que c'est à raison que la requérante invoque son droit à une protection juridictionnelle effective. En effet, il convient de rappeler que la Communauté européenne est une communauté de droit dans laquelle ses institutions sont soumises au contrôle de la conformité de leurs actes avec le traité et les principes généraux du droit dont font partie les droits fondamentaux. Dès lors, les particuliers doivent pouvoir bénéficier d'une protection juridictionnelle effective des droits qu'ils tirent de l'ordre juridique communautaire, le droit à une telle protection faisant partie des principes généraux de droit qui découlent des traditions constitutionnelles communes aux États membres. Ce droit a également été consacré par les articles 6 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (arrêts de la Cour du 15 mai 1986, Johnston, 222-84, Rec. p. 1651, point 18 ; du 27 novembre 2001, Commission-Autriche, C-424-99, Rec. p. I-9285, point 45, et du 25 juillet 2002, Unión de Pequeños Agricultores-Conseil, C-50-00 P, Rec. p. I-6677, points 38 et 39).

40 Toutefois, il y a lieu de souligner que même si, malgré le temps écoulé depuis la décision attaquée et la déclaration de compatibilité qu'elle contient, des actions judiciaires devaient encore être introduites devant les juridictions nationales la requérante ne serait nullement privée de toute protection juridictionnelle effective. En effet, d'une part, elle pourrait invoquer tous les moyens de défense tirés du droit national en vue de s'opposer au remboursement de l'aide. D'autre part, le présent recours étant déclaré irrecevable, rien ne s'opposerait à ce qu'elle propose au juge national, dans le cadre d'un litige devant une juridiction nationale, de procéder à un renvoi préjudiciel au titre de l'article 234 CE, pour remettre en cause la validité de la décision en ce qu'elle constate que la mesure en cause est une aide (arrêt de la Cour du 9 mars 1994, TWD Textilwerke Deggendorf, C-188-92, Rec. p. I-833, points 17 et 18 ; voir, pour des actes de portée générale, arrêt Unión de Pequeños Agricultores-Conseil, point 39 supra, point 40, et arrêt de la Cour du 1er avril 2004, Commission-Jégo-Quéré, C-263-02 P, non encore publié au Recueil, points 30 à 35).

41 Il ressort de l'ensemble des considérations qui précèdent que la requérante n'a pas fait la preuve de son intérêt né et actuel à agir. Il y a donc lieu de déclarer le recours irrecevable.

Sur les dépens

42 En application de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé, il y a lieu de la condamner à supporter les dépens de l'instance, conformément aux conclusions de la Commission.

43 En application de l'article 87, paragraphe 4, du règlement de procédure, les États membres et les institutions qui sont intervenus au litige supportent leurs dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (troisième chambre élargie)

déclare et arrête :

1) Le recours est rejeté comme irrecevable.

2) La requérante est condamnée aux dépens.

3) Le Royaume d'Espagne supportera ses propres dépens.