Conseil Conc., 29 avril 2005, n° 05-D-18
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques mises en œuvre par la société Cinemat
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport oral de Mme Toulemont-Dakoure par M. Lasserre, président, Mmes Aubert, Perrot, vice-présidentes, M. Nasse, vice-président.
Le Conseil de la concurrence,
Vu la lettre du 23 mai 2001, enregistrée sous le n° F 1321, par laquelle le Syndicat national des exploitants de distributeurs automatiques de vidéogrammes et de DVD (SNEDAVI) a saisi le Conseil de la concurrence, de pratiques mises en œuvre par la société Cinemat France, susceptibles d'entrer dans le champ d'application des articles L. 420-1 et L. 420-2 du livre IV du Code de commerce ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence et le décret 2002-689 du 30 avril 2002 fixant ses conditions d'application ; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; La rapporteure, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du gouvernement entendus lors de la séance du 20 avril 2005, le SNEDAVI ayant été régulièrement convoqué ; Adopte la décision suivante ;
I. CONSTATATIONS
A. LE SECTEUR CONCERNÉ
1. Les distributeurs automatiques de vidéocassettes sont exploités soit par les vidéoclubs, en complément de leur offre globale, soit par d'autres commerçants, de façon autonome ou adossés à des commerces variés.
2. D'après les déclarations de M. X, président du syndicat saisissant, les premiers automates ont été installés en 1995. Ils présentent quelques spécificités par rapport à l'offre classique : confidentialité des choix, disponibilité 24 heures sur 24, prix moindre, encombrement minime.
3. La demande est principalement constituée de chaînes de vidéoclubs avec enseigne : Videofutur, Videomat, Videopilot et Univers Vidéo, mais la clientèle est également composée de non-professionnels de la vidéo (commerçants, investisseurs...), auxquels les offreurs proposent l'adoption d'une enseigne sans, toutefois, qu'elle leur soit imposée.
4. La société Cinemat France, créée en 1995, dont le nom commercial est Cinebank, est le représentant exclusif de la société italienne Videosystem Italia. Cette société fournit un grand nombre d'enseignes dont Videofutur, Videopilot, Videobooster, Cinebank.
5. D'autres sociétés fournissent également le marché français : la société Direct Video, créée en 1996, la société France Distributeur Automatique, créée en 1999, la société Golden Video créée en 2000, la société Derby, créée en 1997, ainsi que la société Rush Diffusion, créée en 2001.
6. Dans sa saisine initiale du 23 mai 2001, le SNEDAVI avait évalué le parc français des distributeurs automatiques de vidéos et DVD à 2500 machines, dont 1 300 auraient été vendues par la société Cinemat. D'après le SNEDAVI, ce chiffre aurait été confirmé par la société Cinemat elle-même. Puis, lors de son audition du 10 avril 2002, le SNEDAVI a donné une nouvelle estimation du parc total, soit 4000 automates. L'ensemble des données recueillies au cours de l'enquête administrative permet d'estimer, comme suit, les ventes d'automates en 2001 et leur répartition par fabricant.
<emplacement tableau>
7. Les prix des machines varient en fonction de la capacité de stockage des cassettes et sont compris entre 15 000 et 68 600 euro.
<emplacement tableau>
8. L'étude Xerfi relative à ce marché fait état, pour l'année 2001, d'une part de marché en valeur de Cinemat de 30 %, contre 27% pour Direct Video.
9. Enfin, M. X, président du SNEDAVI, déclare : " Il me semble qu'il est aisé de s'installer comme constructeur de distributeurs. La machine Cinebank a une certaine avance, une certaine qualité par rapport à la concurrence : le look, l'apparence extérieure. Il y a un accueil plus convivial pour l'utilisateur. Au niveau technique en revanche, toutes les machines sont également fiables ".
B. LES FAITS RELEVÉS
10. Dans sa saisine, le SNEDAVI reproche à la société Cinemat d'abuser de la position dominante qu'elle détiendrait sur le marché de la vente d'automates en obligeant ses clients à passer par elle pour les services associés à l'exploitation des automates, c'est-à-dire la fabrication et l'encodage de cartes permettant le retrait des cassettes, la numérisation des jaquettes et la réparation des machines.
1. LA VENTE DES CARTES CRYPTÉES PAR CINEMAT
a) Le système mis en place par Cinemat
11. La carte d'adhésion permet d'effectuer des retraits locatifs de cassettes ou DVD à tous moments. Elle sert d'identifiant, de titre de paiement et de caution, la carte étant restituée au consommateur final une fois le film rendu. Tous les vendeurs d'automates proposent des cartes d'adhésion.
12. Le fonctionnement des cartes d'adhésion de la société Cinemat est ainsi décrit par M. X, président du syndicat saisissant : " L'exploitant achète la carte auprès de Cinemat et la vend ou la cède gratuitement au consommateur...Quand un exploitant a acheté plusieurs machines et les a mises en réseau, la carte d'adhésion est valable sur toutes les machines de l'exploitant. Chaque année, il faut racheter les cartes d'adhésion auprès de Cinemat et détruire les anciennes (...) Les cartes sont cryptées dans les locaux de Cinemat pour telle machine et sont ensuite envoyées cryptées auprès de l'exploitant qui les a commandées (...) Nous sommes obligés de nous fournir en cartes d'adhésion auprès de Cinemat et nous ne pouvons pas faire appel à des entreprises extérieures. Le logiciel de Cinemat est protégé et donc, nous ne pouvons pas du tout intervenir pour le modifier de quelque manière que ce soit ".
13. Cinemat proposait, dans un premier temps, une seule carte valable 400 jours à partir de la date d'émission. Cinemat a ensuite introduit un deuxième type de carte dite " à 400 jours à la dernière recharge ", qui a une durée d'utilisation illimitée.
14. Cinemat précise également que " les machines sont à la fois utilisables par cartes bleues ou cartes privatives ".
15. Les autres automates sont fournis avec un système de cartes d'adhésion à durée illimitée. Certaines cartes utilisées sont à code barre et n'utilisent pas de piste magnétique : elles ne nécessitent donc pas de codage particulier. Dans certains cas, la carte bancaire peut être utilisée directement. M. Y, directeur général de Direct Vending, précise : " Nos automates fonctionnent avec des cartes privatives et des cartes bancaires. Nos cartes privatives sont à code barre. Il n'y a pas de piste magnétique. Dans le principe la carte est perpétuelle. L'exploitant paramètre après la carte comme il le souhaite ".
b) L'accord avec Videofutur
16. Videofutur et Cinemat ont conclu un accord commercial de partenariat et de coopération qui stipule, en particulier, que les automates de cette chaîne sont équipés dès leur installation d'une carte à durée illimitée. M. Z, PDG de Cinemat précise : " En vertu de notre accord avec GDS [enseigne Videofutur], tous les automates de la chaîne Videofutur étaient équipés dès leur installation d'une carte à 400 jours à partir de la dernière recharge ". Ce logiciel était également proposé aux exploitants d'automates équipés d'un système de carte à durée limitée, cette mise en place étant alors facturée en sus du contrat de base. Cette option n'a jamais été souscrite par les exploitants concernés.
17. Le PDG de Cinemat indique dans son audition : " Toutes les prestations sont facturées de la même manière à Videofutur et à nos autres clients, sauf pour le contrat jaquettes ".
18. Cependant, la société Cinemat dispose d'un tarif général et d'un tarif différencié pour les enseignes Videofutur. Selon l'accord initialement conclu entre Cinemat et Videofutur, en date du 5 mai 1997, les tarifs des cartes d'adhésion étaient dégressifs en fonction du nombre d'automates acquis par les exploitants du réseau Videofutur, avec un objectif minimum de 5 machines par mois. Le contrat a ensuite été adapté à partir de 1999, le tarif étant dégressif en fonction du nombre de cartes consommées par an.
19. Cinemat facture la prestation de cryptage des cartes aux exploitants du réseau Videofutur, mais le réseau assure lui-même la fabrication des cartes. Cinemat n'a pas proposé à d'autres clients de facturer séparément le cryptage, au moyen d'un programme informatique propriété de Cinemat, et l'impression magnétique de la carte.
20. M. Philippe A, directeur financier du groupe GDS (enseigne Videofutur), indique : " Au début, nous achetions les cartes auprès de Cinebank. En fait, les clients disposaient de deux cartes : une carte pour le comptoir du magasin et une carte Cinebank pour l'automate. Les cartes Cinebank avaient une piste magnétique. Les cartes Videofutur ne disposaient pas de carte magnétique. Nous avons pu rendre compatibles nos cartes avec le système informatique, en y mettant une piste magnétique. Désormais, nous n'avons plus qu'une seule carte avec piste magnétique, qui fonctionne pour l'automate et au comptoir du magasin et nous fabriquons nous-mêmes les cartes magnétiques. La carte magnétique est un produit très banalisé. Dans la mesure où on dispose des spécifications techniques, il est très aisé de faire fabriquer des cartes. Nous avons obtenu ces spécifications techniques auprès de Cinebank sans aucune difficulté ".
21. M. Z, PDG de la société Cinemat France, a déclaré : " GDS se charge de la facturation des cartes auprès de ses clients. Cet accord a été accepté par Cinemat toujours en échange de prestations spécifiques que GDS a apportées à Cinemat et notamment la préconisation des automates Cinebank auprès de la chaîne GDS et toujours la possibilité par Cinemat de se servir des avantages commerciaux apportés par cette collaboration vis à vis des clients potentiel (...)Concernant la prestation de cryptage des cartes magnétiques, Cinemat n'a pas proposé et n'a pas non plus été sollicité par d'autres exploitants que Videofutur car le réseau de distributeurs possédé par un client doit être suffisamment conséquent pour rentabiliser la fabrication de ses propres cartes. Cinemat a fourni à GDS cette prestation car elle y voyait son intérêt économique (elle n'avait plus à facturer chaque client individuellement mais uniquement GDS, une fois par mois, avec en plus la garantie d'être réglé en temps et en heure) ".
22. Au cours de son audition, M. Y, directeur général de la société Direct Vending, société concurrente de la société Cinemat, a précisé : " La chaîne Videofutur recommande l'achat de machines Cinebank, mais nous avons quand même fourni 50 automates à la chaîne Videofutur ".
2. LA NUMÉRISATION DES JAQUETTES
23. Les jaquettes permettent d'identifier le film par son titre, une photographie ainsi que le résumé indiqué au verso. Les jaquettes présentées dans un automate sont numérisées pour être identifiées par l'automate.
24. Les exploitants Cinebank doivent passer par la société Cineservices, filiale à 100 % de la société Cinemat, pour procéder à cette opération. Cineservices a été créée pour vendre les vidéos aux exploitants Cinebank et numériser les jaquettes. Elle s'approvisionne chez GDS, centrale d'achat de Videofutur à 60 %. Cependant, aucun lien n'est fait entre l'achat des automates et l'achat des vidéos. L'obligation de contracter avec Cineservices n'existe que pour l'impression des jaquettes numérisées.
25. Les autres distributeurs n'imposent pas la numérisation des jaquettes avec l'automate. Ils donnent aux clients la possibilité de scanner leurs jaquettes eux-mêmes et de les insérer dans la machine. Par exemple, M. Y, Direct Vending, indique : " Pour les jaquettes numérisées, il suffit que l'exploitant ait un scanner chez lui " ou le gérant de Golden video déclare (annexe 10) : " nous donnons à nos clients la possibilité de scanner seuls les jaquettes. Le programme sur nos machines offre cette possibilité à notre clientèle ".
3. LA MAINTENANCE ET LA RÉPARATION DES AUTOMATES
26. Cinemat propose des contrats d'assistance technique à ses clients. M. Z a indiqué : " Pour les interventions sur le logiciel, les exploitants doivent passer par nous, sauf pour tout ce qui est standard (exemple : changement de disque dur). Pour tout ce qui est réparation physique, le client peut s'approvisionner en pièces détachées chez nous pour tout ce qui est spécifique et où il le souhaite pour le reste. Le distributeur Cinebank reste tout de même un produit spécifique et artisanal, dont les pièces se trouvent uniquement chez le fabricant, en l'espèce Videosystem en Italie ou chez son importateur distributeur dans chaque pays ".
27. Les logiciels, propriété de Cinemat, sont cryptés, et protégés par le droit d'auteur. Le contrat d'assistance technique précise, dans son article 5, que le client s'engage à ne pas utiliser de pièces ou de fournitures non homologuées par Cinemat France et à interdire toute intervention par du personnel non agréé par Cinemat France.
C. PROPOSITION DE NON-LIEU
28. Sur la base des constatations qui précèdent, la rapporteure a proposé au Conseil de prononcer un non-lieu à poursuivre la procédure.
II. DISCUSSION
29. L'article L. 464-6 du Code de commerce énonce que " lorsque aucune pratique de nature à porter atteinte à la concurrence sur le marché n'est établie, le Conseil de la concurrence peut décider, après que l'auteur de la saisine et le commissaire du Gouvernement ont été mis à même de consulter le dossier et de faire valoir leurs observations, qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure ".
Sur une éventuelle qualification des pratiques reprochées au titre de l'article L. 420-2 du Code de commerce
30. Le marché pertinent sur lequel opère la société Cinemat comprend, au moins, les distributeurs automatiques de location de vidéocassettes et DVD. Les ventes de Cinémat sur ce marché sont estimées à environ 30 % en 2001. Quatre autres fabricants ayant des parts de marché supérieures à 10 % ont été recensés. De plus, Cinebank, la marque sous laquelle la société Cinemat commercialise ses distributeurs n'est pas incontournable. La société Cinemat ne peut donc être considérée comme occupant une position dominante sur ce marché, qui lui permettrait d'évincer ses concurrents ou de fermer l'accès à un marché, que ce soit le marché des distributeurs automatiques, ou des marchés connexes tels que celui de la maintenance et la réparation de ces appareils, ou celui de la fabrication des cartes magnétiques de retrait. Les pratiques reprochées n'entrent donc pas dans les prévisions de l'article L. 420-2 du Code de commerce qui prohibe les abus de position dominante.
Sur une éventuelle qualification des pratiques dénoncées au titre de l'article L. 420-1 du Code de commerce
31. Dans le cadre d'un accord vertical entre la société Cinemat et certains de ses clients, des conditions de vente discriminatoires, favorisant l'un des exploitants d'automates, ou de nature à fermer l'accès de fournisseurs concurrents ou potentiels à l'un des marchés concernés par les biens ou services commercialisés par Cinemat, pourraient fausser le jeu de la concurrence sur ces marchés, au sens de l'article L. 420-1 du Code de commerce.
32. Les conditions de vente accordées au réseau Videofutur lui permettent de dissocier l'achat des cartes et leur cryptage par Cinemat. La société Cinemat justifie ces conditions par des contreparties économiques objectives et réelles telles que le volume plus important des automates achetés par Videofutur, une diminution des coûts de transaction grâce à la mise en place d'une facturation unique par le réseau, et le fait que le réseau Videofutur assure auprès des exploitants la promotion de la marque Cinebank. Par ailleurs, la société Cinemat assure qu'aucun autre exploitant n'a demandé à bénéficier des mêmes conditions. Aucun élément au dossier ne permet de remettre en cause cette affirmation. Il n'apparaît donc pas que les conditions consenties à Videofutur en ce qui concerne le cryptage des cartes de retrait soient discriminatoires.
33. S'agissant des autres conditions de vente, elles ne présentent, par elles-mêmes, aucun caractère discriminatoire et aucun élément au dossier n'indique que la société Cinemat en ferait une application différenciée selon ses clients.
34. Enfin, les conditions de vente de la société Cinemat ne comportent aucune restriction susceptible de limiter l'accès de fournisseurs concurrents au marché des distributeurs automatiques ou à un marché connexe tel celui de la fabrication des cartes magnétiques ou celui de la maintenance et de la réparation des appareils. La restriction relative à la limitation de la garantie des appareils dans l'hypothèse où ceux-ci seraient réparés par des réparateurs non agréés ou avec des pièces qui ne seraient pas d'origine, est justifiée par la nécessité d'assurer la qualité des opérations de maintenance et de réparation, le bon fonctionnement des appareils et leur durée de vie.Une telle restriction est d'ailleurs, en droit communautaire, exemptée au titre du règlement de la Commission européenne CE n° 2790-1999, relatif à l'application de l'article 81, paragraphe 3, du traité de Rome à des catégories d'accords verticaux, du 22 décembre 1999, si le fabricant détient moins de 30 % de parts de marché. Comme le Conseil l'a considéré à plusieurs reprises (cf. notamment les décisions n° 03-D-60 du 17 décembre 2003 et n° 02-D-01 du 22 janvier 2002), ces dispositions peuvent constituer un guide d'analyse utile pour la mise en œuvre du droit national, même dans les cas où le commerce intracommunautaire n'est pas affecté ou pour des pratiques antérieures à leur adoption. En l'espèce, elles confirment que les dispositions relatives à la maintenance et à la réparation des matériels prévues par les conditions de vente de la société Cinemat, dont la part de marché est estimée à environ 30 %, ne peuvent avoir d'effets sensibles sur la concurrence sur un marché.
35. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de faire application des dispositions de l'article L. 464-6 du Code de commerce et de prononcer un non lieu à poursuivre la procédure.
DECIDE
Article unique : Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.