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Conseil Conc., 13 mai 2005, n° 05-D-20

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Saisine de la société le casino du Lac de la Magdeleine

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport oral de Mme Wibaux, par M. Nasse, vice-président, présidant la séance, M. Piot, M. Bidaud, membres.

Conseil Conc. n° 05-D-20

13 mai 2005

Le Conseil de la concurrence (section I),

Vu la lettre enregistrée le 28 février 2005 sous les numéros 05/0012 F et 05/0013 M, par laquelle la société le casino du Lac de la Magdeleine a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par les groupes Accor casinos (devenu groupe Lucien Barrière) et Partouche sur le marché de l'exploitation des jeux de hasard; Vu les articles 81 et 82 du traité instituant la Communauté européenne ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence et le décret 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions de son application ; Vu les observations présentées par les groupes Accor casinos (devenu groupe Lucien Barrière) et Partouche et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; La rapporteure, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des groupes Accor casinos (devenu groupe Lucien Barrière), Partouche et du Casino du Lac de la Magdeleine, entendus lors de la séance du 20 avril 2005 ; Les représentants du ministre de l'Intérieur, de la Sécurité intérieure et des Libertés locales étant entendus au titre de l'article L. 463-7 du Code de commerce ; Adopte la décision suivante :

I. Constatations

A. LE CONTEXTE LÉGISLATIF ET RÉGLEMENTAIRE

1. Inventés à Venise au XVIIème siècle, les casinos qui apparaissent en France au XVIIIème siècle, sont successivement interdits par le Code pénal de 1804, puis par la loi du 18 juillet 1836, prohibant les jeux d'argent dans les lieux publics, et enfin par la loi du 12 juillet 1983, qui sanctionne pénalement le non-respect de l'interdiction. Ils sont cependant tolérés (sauf dans les îles ou colonies françaises), et même autorisés sous le Directoire, puis réglementés par un décret de 1806 qui limite, néanmoins, leur implantation aux stations thermales et balnéaires, décret dont la légalité sera, plus tard, contestée par le Conseil d'Etat (Commune de Neris les Bains-18 avril 1902).

2. La loi du 15 juin 1907 maintient le principe de l'interdiction et la sanctionne pénalement, mais autorise des dérogations permettant aux villes ou stations classées balnéaires, thermales ou climatiques (actuellement au nombre de 260) d'ouvrir des casinos, tandis que la loi n° 88-13 du 5 janvier 1988 (amendement Chaban-Delmas) étend cette dérogation aux villes situées dans des agglomérations de plus de 500 000 habitants, à condition qu'elles disposent d'une scène dramatique, d'un orchestre national ou d'un opéra. Cependant, une loi de 1920 interdit l'ouverture d'un casino à moins de 100 km de Paris, exception faite du casino de la ville d'Enghien-les-Bains, classée station thermale. Enfin, en 1987, un décret n° 87-604 du 26 août 1987 autorise les machines à sous, mais uniquement à l'intérieur des casinos.

3. Dans les communes habilitées à recevoir un casino, l'implantation de celui-ci fait l'objet d'une convention de délégation de service public entre la commune et l'exploitant sur la base d'un cahier des charges précis et à l'issue d'une procédure d'appel d'offres initiée par la commune. Cette procédure doit respecter les prescriptions de la loi n° 93-122 du 29 janvier 1993, dite loi Sapin, conformément à l'avis du Conseil d'Etat du 4 avril 1995 qui précise que le cahier des charges a le caractère de concession de service public et, par là-même, est un contrat administratif.

4. Après avoir été retenu, le délégataire doit obtenir une autorisation d'exploitation de jeux délivrée par le ministre de l'Intérieur après avis consultatif de la commission supérieure des jeux (CSJ), créée par le décret du 6 novembre 1934 et dont le statut actuel date de 1975. C'est la direction des libertés publiques du ministère de l'Intérieur qui prépare les dossiers. Ces dossiers comportent l'avis du Conseil municipal de la commune, du préfet et surtout l'enquête approfondie des renseignements généraux. L'avis de la CSJ se fonde, en premier lieu, sur le respect des critères d'implantation exigés : station balnéaire, thermale ou climatique. En second lieu, sont pris en compte les éléments de concurrence locale, les intérêts économiques de la région, et la morale publique. Ne s'agissant pas d'un avis conforme, il n'est pas obligatoirement suivi par le ministre qui n'a pas l'obligation de le publier. C'est le ministre qui prend la décision et donne connaissance de cette décision à l'exploitant, par l'intermédiaire du préfet.

5. Dans le cas d'une décision d'autorisation, celle-ci prend la forme d'un arrêté qui fixe le nombre de machines à sous et de jeux de table (roulette, black-jack, roulette américaine, roulette anglaise, stud-poker, boule, etc...) que le casino peut exploiter. L'autorisation ne peut excéder une période de 5 ans et peut être limitée à un an. Par ailleurs, toute autorisation est assortie de mesures de surveillance et de contrôle.

6. Lors de la première année d'exploitation, les opérateurs de casinos sont soumis à une période probatoire, durant laquelle ils ne peuvent pas exploiter de machines à sous. Au-delà de cette première année, toute demande d'extension du parc de machines est également soumise à l'agrément du ministre.

7. Enfin, les prélèvements de l'Etat et celui des communes sur le produit brut des jeux sont prévus par l'article 15 du décret du 22 décembre 1959.

B. LES ENTREPRISES ET GROUPES D'ENTREPRISES CONCERNÉES

1. LA SOCIÉTÉ SAISISSANTE : LA SOCIÉTÉ " LE CASINO DU LAC DE LA MAGDELEINE "

8. Il s'agit d'une filiale à 100 % de la société SCALE, elle-même filiale de la holding SOCODEM. Cette dernière société est une société par actions simplifiée principalement active dans le secteur immobilier. La SCALE est, en ce qui la concerne, spécialisée dans les centres de loisirs et les casinos. Le chiffre d'affaires de la société SOCODEM, était en 2004, de 2,6 Meuro. En janvier 2002, cette société a remporté l'appel d'offres lancé en janvier 2001 par la municipalité de Gujan-Mestras (département de la Gironde) pour construire un casino dans la commune, mais n'a pu obtenir l'autorisation ministérielle d'exploiter des jeux dans ce casino. Cette société exploite également un autre casino à Lacaune (département du Tarn) depuis 2003.

2. LE GROUPE ACCOR CASINOS DEVENU GROUPE LUCIEN BARRIÈRE

9. Le groupe Accor casinos est une filiale à 50 % du groupe Accor, principalement actif dans le secteur de l'hôtellerie. L'autre actionnaire est la société américaine Colony. En 2004, le groupe Accor casinos a décidé de créer une société commune avec la famille Barrière-Desseigne, sous le nom " groupe Lucien Barrière ". A l'issue de l'opération, le groupe Lucien Barrière devient le plus important propriétaire français de machines à sous, avec 4 941 machines, sur un total de 18 274 machines soit 27 % du total, devant le groupe Partouche qui en possède 4 635. Toutefois le groupe Lucien Barrière ne dispose que de 33 casinos, soit 17 % du total, alors que le groupe Partouche possède 47 établissements, soit 24 % du total (192 casinos répartis sur le territoire français).

10. En 2003, le produit brut des jeux (PBJ) des casinos du groupe Lucien Barrière peut être évalué à 777 Meuro (338 pour Accor et 433 pour Barrière). Il place ce groupe en première position et représente une part du marché national de 31 %, puisque le total du PBJ s'est élevé, en France en 2003, à 2,5 milliards euro et à 2,6 milliards euro en 2004.

3. LE GROUPE PARTOUCHE

11. Le PBJ pour l'année 2003 les casinos du groupe Partouche s'est élevé à 694 Meuro, correspondant à une part de marché de 27 %, ce qui place ce groupe en deuxième position. Le groupe a eu, en 2004, des résultats en hausse de 24,1 % par rapport à 2003.

C. LE MARCHÉ CONCERNÉ

12. Le marché concerné est celui du marché des jeux de hasard dans les casinos. Ce marché se distingue en un marché amont, celui de l'obtention des délégations de service public à l'issue d'appels d'offres et un marché aval, qui correspond à l'exploitation des casinos une fois l'autorisation acquise. Ces derniers ont connu une spectaculaire croissance de chiffre d'affaires depuis l'autorisation des machines à sous. Le PBJ qui stagnait de 1981 à 1986 a, depuis, été multiplié quasiment par vingt, passant de 109 Meuro à 2 000 Meuro en 2000. Le développement des machines à sous a d'ailleurs progressivement changé la structure du PBJ : en 1987, les jeux de tables représentaient 91,6 % du total, et en 2000, 8,9 % seulement.

13. La saisine concerne l'implantation d'un casino à Gujan-Mestras. Le saisissant considère que le marché géographique pertinent comprend le département de la Gironde et une partie de celui des Landes, sur lesquels seraient situés 6 casinos, respectivement à Bordeaux, Lacanau, Andernos les bains, Arcachon, Biscarosse et Mimizan.

D. LES PRATIQUES DENONCEES

14. La société saisissante dénonce des pratiques anticoncurrentielles qui seraient imputables aux groupes Accor-Casinos (devenu Lucien Barrière) et Partouche. Elle allègue d'abord que la société Accor-Casinos serait en position dominante sur le marché local pertinent. Puis, elle soutient que cette société détiendrait avec le groupe Partouche une position dominante sur le marché national amont des délégations d'exploitation des casinos.

15. La société saisissante met en cause la décision de refus du ministre d'accorder une autorisation d'exploitation de jeux dans le casino de Gujan-Mestras. Cette décision aurait été influencée par une note du Syndicat des Casinos Modernes, émanation du groupe Partouche.

16. Elle considère également que cette note est anticoncurrentielle, en ce qu'elle a pour objet de limiter l'implantation des casinos appartenant à des groupes concurrents.

E. LA DEMANDE DE MESURE CONSERVATOIRE

17. Accessoirement à sa saisine au fond, la société Le Casino du Lac de la Magdeleine demande au Conseil, sur le fondement de l'article L. 464-1 du Code de commerce, de prononcer la mesure conservatoire suivante : " se faire communiquer le procès-verbal de la séance intervenue, le 5 octobre 2004, devant la Commission Supérieure des Jeux ".

II. Discussion

A. SUR LE MARCHÉ

18. Selon la décision " Française des Jeux " n° 00-D-50 du 5 mars 2001, le marché des jeux de hasard des casinos n'est substituable ni aux jeux organisés par la Française des Jeux (loterie), ni aux paris sur les courses de chevaux.

19. Par ailleurs, les décisions de la Commission Européenne du 6 juin 2004 relatives à la création d'une société commune entre le groupe Accor et le groupe Barrière précisent que, sur le marché des jeux de hasard des casinos, il faut distinguer entre un marché amont correspondant à l'obtention des délégations de service public à l'issue d'appels d'offres et un marché aval de l'exploitation des casinos.

20. Selon les décisions communautaires précitées, le critère de la définition géographique du marché est celui d'une zone de chalandise correspondant à une heure de transport en voiture : le marché de l'exploitation des jeux dans les casinos a une dimension locale.

21. En l'espèce, les critères retenus dans les décisions précitées conduiraient à délimiter une zone de chalandise autour du casino du Lac de Magdeleine situé à Gujan-Mestras, et à retenir, sur cette zone, une concurrence potentielle avec six casinos, implantés respectivement à Arcachon, à Andernos-les-bains, à Lacanau, à Bordeaux, à Biscarosse et à Mimizan, comme l'a fait le saisissant.

22. Toutefois, la question se pose de savoir s'il existe véritablement une concurrence autre que spatiale entre les casinos, sachant que chaque casino présente globalement la même offre (à l'exception des très grands casinos où le profil des joueurs est différent), et qu'il est souvent en monopole dans un secteur en raison de la réglementation qui limite fortement l'implantation des casinos.

B. SUR LES PRATIQUES

1. SUR LE REFUS DU MINISTRE DE DÉLIVRER L'AUTORISATION DEMANDÉE

23. Le saisissant met en cause la décision du ministre, qui a refusé de délivrer l'autorisation d'exploiter des jeux pour le casino de Gujan-Mestras, construit par le saisissant.

24. Mais la qualification de la décision du ministre, au regard du droit de la concurrence ne relève pas de la compétence du Conseil de la concurrence, conformément à l'article L. 410-1 du Code de commerce qui précise que le Conseil ne peut examiner que les pratiques concernant " les activités de production, de distribution et de services (...) ". La décision du ministre n'entre pas dans les catégories d'activités mentionnées ci-dessus : l'appréciation de sa légalité, éventuellement au regard du droit de la concurrence, relève des seules juridictions administratives (décision du Conseil d'Etat du 3 novembre 1997 Million et Marais).

25. L'ordonnance, en date du 14 avril 2005 du juge des référés du Tribunal administratif de Bordeaux suspendant l'exécution de la décision du ministre, confirme d'ailleurs la compétence du juge administratif pour examiner la décision contestée par le saisissant.

2. SUR LA QUALIFICATION DE LA NOTE DU SYNDICAT DES CASINOS MODERNES

26. En premier lieu, le saisissant fait valoir que le Syndicat des Casinos Modernes est une association d'entreprises. L'entente serait caractérisée par l'envoi d'une note signée conjointement par les membres de l'association afin d'influencer le ministre afin qu'il barre l'entrée à la saisissante. Il réfute à l'avance l'argument selon lequel cette note aurait eu pour objet de donner un avis sur la proposition de loi du député Dominique Paillé, dès lors que cette proposition de loi n'a pas été examinée par le Parlement. Selon le saisissant, cette note n'aurait eu d'autre but que d'influencer la décision du ministre sur le cas particulier du casino de Gujan-Mestras, décision qui a été négative ce qui démontrerait son effet anticoncurrentiel.

27. Mais il n'est pas utilement contesté que le document a été rédigé à l'occasion du débat ouvert à la suite du dépôt de la proposition de loi du député Dominique Paillé relative à la réglementation des jeux. Cette démarche s'inscrit donc dans le contexte d'un débat public dans lequel les groupes socio-professionnels font connaître leur point de vue pour défendre les intérêts de leurs membres. Cette pratique, quand bien même elle conduirait un syndicat professionnel à défendre une position qui ne serait pas la promotion d'une plus forte concurrence, ne peut être qualifiée par elle-même d'anticoncurrentielle.

28. Il résulte de ces éléments qu'aucune qualification ne peut être retenue au regard de l'article L. 420-1 du Code de commerce.

29. En second lieu, le saisissant soutient que la note constituerait un abus de position dominante des groupes Accor casinos et Partouche, en position dominante collective sur le marché considéré.

30. Compte tenu de ce qui précède, c'est-à-dire de l'absence d'objet anticoncurrentiel de cette note, et sans qu'il soit besoin d'examiner si une position dominante collective, nationale ou locale peut être constatée, aucune qualification ne peut être retenue au regard de l'article L. 420-2 du Code de commerce.

3. CONCLUSION

31. L'article L. 462-8 du Code de commerce énonce que " le Conseil de la concurrence peut déclarer, par décision motivée, la saisine irrecevable pour défaut d'intérêt ou de qualité à agir de l'auteur de celle-ci ou si les faits sont prescrits au sens de l'article L. 462-7 ou s'il estime que les faits invoqués n'entrent pas dans le champ de sa compétence. Il peut aussi rejeter la saisine par décision motivée lorsqu'il estime que les faits invoqués ne sont pas appuyés d'éléments suffisamment probants ".

32. L'appréciation de la légalité de la décision de refus d'autorisation prise par le ministre n'entrant pas dans le champ de compétence du Conseil, il y a lieu de déclarer irrecevable la saisine sur ce point. Aucun élément probant n'étant produit à l'appui de l'allégation d'une entente ou d'un abus de position dominante des différentes entreprises d'exploitation de casinos mises en cause, il y a lieu de rejeter la saisine pour le surplus.

33. L'article 42 du décret du 30 avril 2002 précise que "la demande de mesures conservatoires mentionnée à l'article L. 464-1 du Code de commerce ne peut être formée qu'accessoirement à une saisine au fond du Conseil de la concurrence. Elle peut être présentée à tout moment de la procédure et doit être motivée ". Une demande de mesures conservatoires ne peut donc être examinée que pour autant que la saisine au fond est recevable.

34. Par voie de conséquence, la demande de mesures conservatoires est rejetée.

Décision

Article 1 - La saisine enregistrée sous le numéro 05/0012F est déclarée irrecevable en ce qu'elle tend à l'appréciation de la légalité de la décision du ministre de l'Intérieur refusant d'autoriser l'exploitation de jeux à Gujan-Mestras, et rejetée pour le surplus.

Article 2 - La demande de mesures conservatoires enregistrée sous le numéro 05/0013M est rejetée.