Livv
Décisions

CJCE, 1re ch., 14 décembre 1979, n° 34-79

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Regina

Défendeur :

Donald Henn, Frederick Ernest Darby

CJCE n° 34-79

14 décembre 1979

LA COUR,

1. Par ordonnance du 22 février 1979, parvenue à la Cour le 1er mars suivant, la House of Lords a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions portant sur l'interprétation des articles 30, 36 et 234 du traité. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une poursuite pénale engagée contre les appelants qui avaient été jugés coupables, le 14 juillet 1977, par la Crown Court d'Ipswich, d'un certain nombre d'infractions à la loi. Seule l'une des infractions retenues à l'encontre des appelants est pertinente à l'égard du présent renvoi : celle d'avoir sciemment violé l'interdiction d'importer des articles indécents ou obscènes, cela contrairement à la section 42 du customs consolidation act de 1876 (loi concernant les droits douaniers) et à la section 304 du customs and excise act de 1952 (loi concernant les droits de douane et les accises).

2. Les articles visés par le chef d'accusation en cause contre les appelants faisaient partie d'un lot de plusieurs boîtes de films et de magazines obscènes introduites au Royaume-Uni dans un camion arrivé le 14 octobre 1975 à Felixstowe par le ferry venant de Rotterdam. Le chef d'accusation faisait état de six films et sept magazines, tous d'origine danoise.

3. Les appelants ont interjeté appel de leur condamnation devant la Court of Appeal of England and Wales. Cette Cour a rejeté les appels par arrêt du 13 juillet 1978. Le 9 novembre 1978 la House of Lords a autorisé les deux appelants à former recours. Le 29 janvier 1979, après avoir entendu les appelants, la House of Lords a jugé qu'il y avait lieu de saisir la Cour de justice, conformément à l'article 177 du traité, des questions posées dans l'ordonnance de renvoi.

4. Les appelants ont soutenu qu'il n'existe au Royaume-Uni aucune politique d'ensemble de moralité publique en matière d'articles indécents ou obscènes. Ils ont fait état à cet égard des divergences qui existent au Royaume-Uni entre les lois des diverses parties constitutives du territoire national. Ils ont soutenu, en outre, que l'interdiction totale d'importation d'articles indécents ou obscènes aurait pour effet d'appliquer à l'importation des règles plus rigoureuses que les dispositions applicables sur le plan interne, et constituerait une discrimination arbitraire au sens de l'article 36 du traité.

5. Selon l'exposé des points de droit accompagnant l'ordonnance de renvoi, il est vrai qu'en la matière les lois des diverses parties du territoire du Royaume-Uni, à savoir l'Angleterre et le Pays de Galles, l'Ecosse, l'Irlande du Nord et l'Ile de Man, sont différentes les unes des autres et que chacune d'entre elles découle d'une série de sources variées. Certaines sont issues de la " common law ", d'autres du droit écrit.

6. Selon le même exposé, les différentes lois du Royaume-Uni reconnaissent et appliquent deux critères différents et distincts l'un de l'autre. Le premier, désigne comme " critère A " dans l'exposé, se rapporte aux termes " indécent ou obscène " qui apparaissent dans la législation douanière et certaines autres législations et sont également utilisés pour indiquer l'étendue du délit anglais de " common law " d'" outrage aux bonnes moeurs ". Ces termes traduisent, selon l'exposé, une idée unique, celle d'outrage aux règles admises en matière de bienséance, le terme " indécent " se situant au bas de l'échelle et celui d'" obscène " au sommet.

7. Le second critère, désigne comme " critère B " dans l'exposé, se rapporte au terme " obscène " employé seul, comme dans les " obscène publications acts " de 1959 et de 1964 (applicables en Angleterre et au Pays de Galles seulement) et pour décrire le contenu de certains délits de " common law " en Angleterre et au Pays de Galles, en Ecosse et en Irlande du Nord. Selon l'exposé, ce terme désigne une catégorie plus étroite d'articles, à savoir ceux qui tendent à " pervertir et corrompre " les personnes exposées à ces articles.

8. Les " obscène publications acts " de 1959 et 1964 précisent certains délits en ce qui concerne la publication d'articles obscènes, exemptant de leur champ d'application " les articles obscènes " au sens de la loi dont la publication se justifie par des raisons d'intérêt scientifique, littéraire, artistique ou éducatif ou d'autres raisons d'intérêt général.

9. La simple possession, pour des buts non commerciaux, d'articles tombant sous le coup soit du critère A soit du critère B ne constitue un délit nulle part au Royaume-Uni.

10. Les dispositions essentielles en matière d'importation d'articles pornographiques sont la section 42 du customs consolidation act de 1876 et la section 304 du customs and excise act de 1952. Elles s'appliquent dans l'ensemble du Royaume-Uni. En bref, elles prévoient que les articles indécents ou obscènes sont passibles de confiscation et de destruction à leur arrivée au Royaume-Uni et que quiconque tente d'introduire frauduleusement de tels articles à l'intérieur du Royaume-Uni se rend coupable d'un délit. L'annexe 7 du customs and excise act de 1952 prévoit une procédure permettant de saisir un tribunal du point de savoir si les articles sont passibles de confiscation.

Sur la première question

11. Par la première question il est demandé si la loi d'un Etat membre, interdisant l'importation d'articles pornographiques dans cet Etat, constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation, au sens de l'article 30 du traité.

12. Cet article disposé que sont interdites entre Etats membres " les restrictions quantitatives à l'importation, ainsi que toutes mesures d'effet équivalent ". Il est évident que cette disposition vise aussi les interdictions d'importation en tant qu'elles sont la forme de restriction la plus extrême. La formule utilisée dans l'article 30 doit donc être comprise, pour autant, comme l'équivalent de l'expression " interdictions ou restrictions d'importation " figurant à l'article 36.

13. La réponse à la première question est, dès lors, qu'une loi telle que celle visée en l'occurrence constitue une restriction quantitative à l'importation au sens de l'article 30 du traité.

Sur les deuxième et troisième questions

14. Les deuxième et troisième questions sont libellées dans les termes suivants :

2. Si la réponse à la première question est affirmative, la première phrase de l'article 36 doit-elle être comprise en ce sens qu'un Etat membre peut légalement interdire l'importation, en provenance d'un autre Etat membre, de marchandises présentant un caractère indécent ou obscène au sens de sa législation interne?

3. En particulier :

(I) L'Etat membre peut-il maintenir de telles interdictions en vue de prévenir, pallier ou réduire le risque de violation du droit interne de toutes les parties constituantes de son territoire douanier ?

(II) L'Etat membre peut-il maintenir ces interdictions par référence aux conceptions prévalant sur le plan national et à ses caractéristiques propres, telles qu'elles sont démontrées à l'évidence par la législation interne des parties constituantes du territoire douanier de cet Etat, en ce compris la législation imposant lesdites interdictions, nonobstant les différences entre les législations desdites parties constituantes ?

Il convient de considérer ces questions ensemble.

15. Aux termes de l'article 36 du traité, les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté ne font pas obstacle aux interdictions d'importation justifiées, entre autres, " par des raisons de moralité publique ". Il appartient en principe à chaque Etat membre de déterminer les exigences de la moralité publique sur son territoire, selon sa propre échelle des valeurs, et dans la forme qu'il a choisie. Pour autant, il ne saurait être contesté que les dispositions législatives appliquées par le Royaume-Uni en ce qui concerne l'importation d'objets présentant un caractère indécent ou obscène relèvent de la faculté réservée aux Etats membres par la première phrase de l'article 36.

16. Chaque Etat membre est en droit d'établir des interdictions d'importation justifiées par des raisons de moralité publique pour l'ensemble de son territoire national, tel qu'il est défini par l'article 227 du traité, quelle que soit sa structure constitutionnelle et l'attribution des compétences législatives en ce qui concerne la matière en question. Le fait qu'existent certaines différences entre les législations en vigueur dans les différentes parties constitutives d'un Etat membre n'empêche pas, dès lors, cet Etat d'appliquer une conception unitaire en ce qui concerne les interdictions d'importation appliquées pour des raisons de moralité publique dans les échanges avec les autres Etats membres.

17. Il y a donc lieu de répondre aux deuxième et troisième questions que la première phrase de l'article 36 doit être comprise en ce sens qu'un Etat membre peut en principe légalement interdire l'importation, en provenance de tout autre Etat membre, d'objets présentant un caractère indécent ou obscène au sens de sa législation interne et qu'une telle prohibition peut s'appliquer légitimement à l'ensemble de son territoire national, même s'il existe, en la matière, des différences entre les législations en vigueur dans les différentes parties constitutives de l'Etat membre intéressé.

Sur les 4, 5 et 6 questions

18. Les 4, 5 et 6 questions sont libellées dans les termes suivants :

4. Lorsqu'une interdiction frappant l'importation de marchandises peut se justifier par des raisons de moralité publique ou d'ordre public et est imposée à cet effet, cette interdiction peut-elle néanmoins constituer un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce, contraire à l'article 36 ?

5. Si la réponse à la quatrième question est affirmative, le fait que l'interdiction d'importer ces marchandises à une portée différente de l'interdiction, prévue par le droit pénal, de posséder et de publier ces choses à l'intérieur de l'Etat membre ou d'une partie quelconque de celui-ci, constitue-t-il nécessairement un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction de nature à se trouver en conflit avec la disposition de la seconde phrase de l'article 36 ?

6. S'il est vrai que contrairement à l'interdiction visant la possession et la publication, l'interdiction imposée à l'importation, matière relevant de la compétence de l'Administration, est susceptible d'être appliquée par les fonctionnaires des douanes responsables de la visite douanière aux points de passage frontaliers, ce fait peut-il avoir une incidence quelconque sur la réponse à donner à la cinquième question ?

19. Par ces questions, la House of Lords tient compte de l'argumentation des appelants qui invoquent certaines différences entre, d'une part, la prohibition d'importation des marchandises en question, laquelle est absolue, et, d'autre part, les législations en vigueur dans les diverses parties constitutives du Royaume-Uni, lesquelles paraissent moins rigoureuses, en ce sens que la simple possession d'articles obscènes dans un but non commercial ne constitue nulle part dans le Royaume-Uni un délit et que la commercialisation des mêmes articles, si elle est généralement interdite, comporte toutefois des exceptions, notamment celles en faveur d'articles ayant un intérêt scientifique, littéraire, artistique ou éducatif. Compte tenu de ces différences, la question a été soulevée de savoir si la prohibition d'importation ne pourrait pas éventuellement tomber sous le coup de la deuxième phrase de l'article 36.

20. Aux termes de la deuxième phrase de l'article 36, les interdictions d'importation visées par la première phrase ne doivent " constituer ni un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres".

21. Pour répondre aux questions posées, il convient de considérer la fonction de cette disposition qui a pour but d'empêcher que les restrictions aux échanges fondées sur les motifs indiqués à la première phrase de l'article 36 ne soient détournées de leur fin et utilisées de manière à établir des discriminations à l'égard de marchandises originaires d'autres Etats membres, ou à protéger indirectement certaines productions nationales. Telle n'est pas la portée de la prohibition d'importation d'objets présentant un caractère indécent ou obscène, telle qu'elle est en vigueur au Royaume-Uni. Quelles que soient en effet les divergences des règles applicables à ce sujet dans les différentes parties constitutives du Royaume-Uni, et nonobstant certaines exceptions de portée limitée qu'elles comportent, ces législations ont dans leur ensemble pour but de prohiber ou, à tout le moins, de freiner la fabrication et la commercialisation de publications ou d'objets à caractère indécent ou obscène. Dans ces conditions, il est permis de considérer dans une appréciation globale, qu'il n'existe pas un commerce licite de telles marchandises au Royaume-Uni. La circonstance que la prohibition d'importation puisse être à certains égards plus rigoureuse que certaines des législations appliquées à l'intérieur du Royaume-Uni ne saurait donc être considérée comme une mesure destinée à protéger indirectement une production nationale quelconque, ni comme visant à établir une discrimination arbitraire entre les marchandises de ce genre particulier, selon qu'elles sont produites sur le territoire national ou dans un autre Etat membre.

22. Il y a donc lieu de répondre à la quatrième question que lorsqu'une interdiction frappant l'importation de marchandises peut se justifier par des raisons de moralité publique et qu'elle est imposée à cet effet, l'application de cette interdiction ne saurait, à défaut de l'existence d'un commerce licite pour les mêmes marchandises à l'intérieur de l'Etat membre concerné, constituer un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce, contraire à l'article 36.

23. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu de répondre à la cinquième et à la sixième question.

Sur la 7e question

24. Par la 7e question il est demandé si indépendamment des questions énoncées ci-dessus, un Etat membre peut légalement interdire l'importation de ces marchandises à partir d'un autre Etat membre par référence aux obligations découlant de la Convention de Genève de 1923 sur la répression de la circulation et du trafic des publications obscènes et de la Convention postale universelle (renouvelée à Lausanne en 1974 et entrée en vigueur sous cette forme le 1er janvier 1976), eu égard aux dispositions de l'article 234 du traité.

25. Aux termes de l'article 234, les droits et obligations résultant de conventions conclues antérieurement à l'entrée en vigueur du traité, entre un ou plusieurs Etats membres d'une part, et un ou plusieurs Etats tiers, d'autre part, ne sont pas affectés par les dispositions du traité. Toutefois, dans la mesure où ces conventions ne seraient pas compatibles avec le traité, l'Etat membre en cause serait obligé de recourir à tous les moyens appropriés pour éliminer les incompatibilités constatées.

26. Il apparaît d'un rapprochement entre les dispositions conventionnelles auxquelles la House of Lords s'est référée et les considérations qui précèdent que l'exécution desdites conventions internationales par le Royaume-Uni n'est pas susceptible de créer un conflit avec les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, compte tenu de l'exception réservée par l'article 36 en ce qui concerne d'éventuelles prohibitions d'importation établies pour des raisons de moralité publique.

27. Il y a donc lieu de répondre à la septième question que, dans la mesure où un Etat membre fait usage de la réserve relative à la sauvegarde de la moralité publique, inscrite à l'article 36 du traité, les dispositions de l'article 234 ne mettent pas obstacle à l'exécution, par cet Etat, des engagements résultant de la Convention de Genève de 1923 sur la répression de la circulation et du trafic des publications obscènes et de la Convention postale universelle (renouvelée à Lausanne en 1974 et entrée en vigueur sous cette forme le 1er janvier 1976).

28. Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement.

29. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par la House of Lords par ordonnance du 22 février 1979, dit pour droit :

1) La loi d'un Etat membre qui interdit toute importation d'articles pornographiques dans cet Etat constitue une restriction quantitative à l'importation au sens de l'article 30 du traité.

2) La première phrase de l'article 36 doit être comprise en ce sens qu'un Etat membre peut en principe légalement interdire l'importation, en provenance de tout autre Etat membre, d'objets présentant un caractère indécent ou obscène au sens de la législation interne et qu'une telle prohibition peut s'appliquer légitimement à l'ensemble de son territoire national, même s'il existe, en la matière, des différences entre les législations en vigueur dans les différentes parties constitutives de l'Etat membre intéressé.

3) Lorsqu'une interdiction frappant l'importation de marchandises peut se justifier par des raisons de moralité publique et qu'elle est imposée à cet effet, l'application de cette interdiction ne saurait, à défaut de l'existence d'un commerce licite pour les mêmes marchandises à l'intérieur de l'Etat membre concerné, constituer un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce, contraire à l'article 36.

4) Dans la mesure où un Etat membre fait usage de la réserve relative à la sauvegarde de la moralité publique, inscrite à l'article 36 du traité, les dispositions de l'article 234 ne mettent pas obstacle à l'exécution, par cet Etat, des engagements résultant de la Convention de Genève de 1923 sur la répression de la circulation et du trafic des publications obscènes et de la Convention postale universelle (renouvelée à Lausanne en 1974 et entrée en vigueur sous cette forme le 1er janvier 1976).