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Décisions

CJCE, 10 juillet 1984, n° 72-83

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Campus Oil Limited, Estuary Fuel Limited, Mcmullan Bros Limited, Ola Teoranta, Pmpa Oil Company Limited, Tedcastle Mccormick & Company Limited

Défendeur :

Ministre pour l'Industrie et l'Energie, l'Irlande, The Attorney General, Irish National Petroleum Corporation Limited

CJCE n° 72-83

10 juillet 1984

LA COUR,

1. Par ordonnance du 9 décembre 1982, parvenue à la Cour le 28 avril 1983, la High Court d'Irlande a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30, 31 et 36 du traité en vue d'être mise en mesure d'apprécier la compatibilité avec le traité d'une réglementation irlandaise imposant aux importateurs de produits pétroliers de s'approvisionner, à concurrence d'un certain, pourcentage et à des prix fixés par le ministre compétent, auprès d'une société nationale qui exploite une raffinerie installée sur le territoire d'Irlande.

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant six entreprises irlandaises qui exercent le commerce de produits pétroliers exclusivement ou d'une façon prédominante en Irlande, et qui approvisionnent environ 14 % du marché irlandais de l'essence et un pourcentage un peu plus élevé du marché des autres produits pétroliers, à l'Etat irlandais et à l'Irish National Pétroleum Corporation (ci-après " INPC "). Par leur recours au principal, les six entreprises requérantes demandent que la High Court déclare incompatible avec les dispositions du traité CEE le " fuels (control of supplies) order " de 1982.

3. Cet arrêté a été adopté par le ministre irlandais de l'Industrie et de l'Energie en faisant usage de pouvoirs que lui confère le " fuels (control of supplies) act " - loi irlandaise relative au contrôle de l'approvisionnement en combustible - de 1971 dans sa version de 1982, afin d'assurer le maintien et la sécurité des approvisionnements en combustibles. L'arrêté litigieux oblige toute personne qui importe un des différents produits pétroliers raffinés auxquels il s'applique à acheter un certain pourcentage de ses besoins en produits pétroliers auprès de l'INPC à un prix fixé par le ministre sur la base des frais et coûts supportés par l'INPC.

4. L'INPC, dont le capital social est détenu par l'Etat irlandais et qui a pour objectif d'accroître la sécurité de l'approvisionnement de l'Irlande en pétrole, avait acheté en 1982 le capital social de l'Irish Refining Company Ltd, propriétaire de la seule raffinerie en Irlande, située à Whitegate dans le comté de Cork. Le capital de l'Irish Refining Company Ltd, qui est capable de fournir par la production de la raffinerie de Whitegate environ 35 % des besoins du marché irlandais en produits pétroliers raffinés, avait jusqu'alors appartenu aux quatre grandes sociétés pétrolières dans les mains desquelles se trouve la majeure partie du marché irlandais des produits pétroliers raffinés. La décision d'acheter, par l'intermédiaire de l'Irish Refining Company Ltd, la raffinerie de Whitegate avait été prise après l'annonce, par les quatre grandes sociétés pétrolières internationales, de leur intention de fermer celle-ci.

5. Le Gouvernement irlandais a invoqué comme motivation de cette acquisition de l'Irish Refining Company Ltd la nécessité d'assurer, par le maintien en activité d'une capacité de raffinage en Irlande, la sécurité des approvisionnements en produits pétroliers de l'Irlande, eu égard au fait qu'après la fermeture de cette raffinerie tous les fournisseurs de produits pétroliers raffinés sur le marché irlandais auraient été contraints de s'approvisionner en dehors de l'Irlande ; environ 80 % de ces approvisionnements proviendraient d'une même source, à savoir le Royaume-Uni.

6. L'obligation d'achat auprès de l'INPC, prévue par l'arrêté litigieux, est destinée à assurer l'écoulement de la production de la raffinerie de Whitegate. Le pourcentage de l'obligation d'achat est égal, pour chaque type de produit pétrolier, au pourcentage de la production de la raffinerie de Whitegate pendant une certaine période par rapport au total des besoins de ce type de produits pétroliers au cours de la même période pour toutes les personnes auxquelles l'arrêté de 1982 s'applique. Toutefois, cette obligation de chaque importateur est limitée à 35 % de ses besoins totaux en produits pétroliers et à 40 % de ses besoins en chaque type de ces produits.

7. Les entreprises requérantes au principal font valoir, à l'appui du recours au principal, que l'arrêté litigieux est contraire au droit communautaire, et notamment à l'interdiction, entre les Etats membres, des restrictions quantitatives à l'importation et de toute mesure d'effet équivalent, prévue par l'article 30 du traité. Le Gouvernement irlandais et l'INPC contestent qu'il s'agit d'une mesure relevant de cette interdiction et soutiennent qu'en tout état de cause elle est justifiée, conformément à l'article 36 du traité, par des raisons d'ordre public et de sécurité publique en ce qu'elle viserait à assurer le fonctionnement de la seule raffinerie irlandaise, nécessaire aux fins de l'approvisionnement du pays en produits pétroliers.

8. Dans le cadre du litige au principal, les circonstances et les raisons qui ont amené le ministre irlandais de l'Industrie et de l'Energie à adopter l'arrêté litigieux sont contestées, dans leurs détails, entre les parties. La High Court a estimé qu'avant de procéder à une instruction sur les faits contestés, il convenait d'interroger la Cour sur la portée des règles du traité sur la libre circulation des marchandises au régard d'un régime comme celui litigieux en l'espèce. Il a donc posé à la Cour les questions suivantes :

1. Les articles 30 et 31 du traité CEE doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils s'appliquent à un système tel que celui instauré par le " fuels (control of supplies) order " de 1982 dans la mesure où ce système exige des importateurs dans un Etat membre de la Communauté économique européenne, en l'espèce l'Irlande, qu'ils achètent auprès d'une raffinerie étatique jusqu'a 35 % de leurs besoins en huile de pétrole ?

2. En cas de réponse affirmative à la question qui précède, les notions d' " ordre public " ou de " sécurité publique " figurant à l'article 36 du traité précité doivent-elles être interprétées, en rapport avec un système tel que celui instauré par le décret de 1982, en ce sens :

a) qu'un système comme celui qui est décrit ci-dessus échappe, en vertu de l'article 36 du traité, aux dispositions des articles 30 à 34 du traité, ou bien en ce sens,

b) qu'un pareil régime est susceptible d'y échapper dans certaines circonstances et, si c'est le cas, dans quelles circonstances ?

9. Le Gouvernement irlandais et l'INPC estiment que la saisine de la Cour est prématurée dès lors que les faits du litige au principal ne sont pas encore établis devant la juridiction nationale. Statuer sur les questions posées, et notamment sur la première partie de la deuxième question, reviendrait à priver définitivement les parties défenderesses au principal de la possibilité de défendre leur point de vue devant la juridiction nationale et d'apporter tous les moyens de preuve pertinents, concernant notamment les raisons justifiant le décret litigieux.

10. Ainsi que la Cour l'a itérativement constaté (voir notamment l'arrêt du 10.3.1981, Irish Creamery Milk Suppliers Association, 36 et 71-80, Recueil p. 735), dans le cadre de la coopération étroite établie par l'article 177 du traité entre les juridictions nationales et la Cour, fondée sur une répartition de fonctions entre elles, il appartient à la juridiction nationale de décider à quel stade de la procédure il y a lieu de déférer une question préjudicielle à la Cour et d'apprécier à cet effet les faits de l'affaire et les arguments des parties, dont elle est la seule à avoir une connaissance directe, en vue de la définition du cadre juridique dans lequel l'interprétation demandée doit se placer. Le choix du moment où il convenait d'introduire en l'espèce un recours en vertu de l'article 177 obéissait donc à des considérations d'économie et d'utilité procédurales dont l'appréciation n'appartient pas à la Cour, mais à la seule juridiction nationale.

11. Etant donné qu'il appartient à la juridiction nationale de statuer, sur la base des éléments d'interprétation relevant du droit communautaire fournis par la Cour, sur le litige au principal, les parties ont, dans le cadre de cette procédure, la possibilité de faire valoir tous les moyens de preuve notamment au régard des raisons justifiant l'arrêté litigieux.

Sur la première question relative à l'interprétation de l'article 30 du traité

12. La première question posée par la High Court vise à savoir si l'article 30 du traité doit être interprété en ce sens qu'une réglementation du type de l'arrêté litigieux constitue une mesure equivalant à une restriction quantitative à l'importation.

13. Pour les requérantes au principal et pour la Commission, il ne saurait être contesté que de telles mesures, impliquant une obligation de s'approvisionner en partie à l'intérieur d'un Etat membre, ont un effet restrictif sur les importations au sens de l'article 30.

14. Le Gouvernement irlandais par contre fait valoir que tel ne serait pas le cas. D'une part, la mesure en question ne restreindrait nullement les importations en ce que de toute manière la totalité de pétrole brut ou raffiné utilisé en Irlande devrait être importé. D'autre part, il a soutenu qu'il serait possible d'interpréter l'article 30 en ce sens qu'il comporterait une dérogation non écrite pour des produits comme le pétrole qui auraient une importance vitale pour le pays.

15. A cet égard, il y a tout d'abord lieu de rappeler que, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, l'article 30 du traité, en interdisant entre les Etats membres les mesures d'effet equivalant à des restrictions quantitatives à l'importation, vise toute mesure susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire.

16. L'obligation pour tous les importateurs de s'approvisionner en un produit déterminé, à concurrence d'un certain pourcentage, auprès d'un fournisseur national, limite d'autant les possibilités d'importation de ce même produit. Elle comporte donc un effet protecteur en faveur d'une production nationale et défavorise, dans la même mesure, les producteurs d'autres Etats membres, et ceci indépendamment de la question de savoir si la matière brute utilisée par la production nationale en question doit être elle-même importée ou non.

17. En ce qui concerne l'argument tiré par le Gouvernement irlandais de l'importance du pétrole pour la vie du pays, il suffit d'observer que le traité étend l'application du principe de la libre circulation à toutes les marchandises, sans autre exception que celle expressément prévue par le traité. On ne saurait donc considérer qu'une marchandise puisse être exemptée de l'application de ce principe fondamental au seul motif qu'elle a une importance particulière pour la vie ou pour l'économie d'un Etat membre.

18. Le Gouvernement hellénique s'est référé dans ce contexte à l'article 90, paragraphe 2, du traité, en faisant valoir qu'une installation de raffinage est une entreprise d'intérêt économique general et qu'une telle installation de l'état n'aurait pas la possibilité, sans mesures particulières prises en sa faveur, de concurrencer des grandes sociétés pétrolières.

19. A cet égard, il convient de constater que le premier paragraphe de l'article 90 dispose que les Etats membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du traité. Le deuxième paragraphe de cet article a pour objet de préciser les limites dans lesquelles notamment les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général sont soumises aux règles du traité. Ce paragraphe n'exempte cependant pas l'Etat membre qui a chargé une entreprise d'une telle gestion de l'interdiction de prendre, en faveur de cette entreprise et afin de protéger son activité, des mesures qui entravent, contrairement à l'article 30 du traité, les importations des autres Etats membres.

20. Il y a donc lieu de répondre à la première question posée par la High Court que l'article 30 du traité CEE doit être interprété en ce sens que constitue une mesure equivalant à une restriction quantitative à l'importation une réglementation nationale qui prévoit l'obligation pour tous les importateurs de s'approvisionner en produits pétroliers, à concurrence d'un certain pourcentage de leurs besoins, auprès d'une raffinerie installée sur le territoire national.

Sur la deuxième question relative à l'interprétation de l'article 36 du traité

21. La deuxième question vise à savoir si l'article 36 du traité, et notamment les notions d' " ordre public " et de " sécurité publique " qui y figurent, doivent être interprétés en ce sens qu'un système tel que celui litigieux en l'espèce, introduit par un Etat membre qui est totalement dépendant des importations pour son approvisionnement en produits pétroliers, peut échapper à l'interdiction de l'article 30 du traité.

22. Le Gouvernement irlandais et l'INPC observent à cet égard qu'il appartient aux Etats membres de définir, dans le cadre de l'article 36 et plus particulièrement pour la notion de sécurité publique, leurs intérêts à protéger et les mesures à prendre à cette fin. La forte dépendance de l'Irlande d'importations des autres pays pour son approvisionnement en pétrole et l'importance du pétrole pour la vie du pays rendraient indispensable le maintien d'une capacité de raffinage sur le territoire national, permettant aux autorités nationales de conclure avec les pays producteurs de pétrole brut des contrats de livraison à long terme. Le système litigieux étant le seul moyen pour assurer l'écoulement de la raffinerie de Whitegate, il serait donc, en tant que mesure temporaire et en attendant qu'une autre solution puisse être trouvée pour assurer le fonctionnement de la raffinerie de Whitegate, justifié par des considérations de sécurité publique.

23. Selon le Gouvernement du Royaume-Uni, le terme de sécurité publique dans l'article 36 du traité comprend des intérêts fondamentaux de l'état tels que le maintien de services publics essentiels ou visant à assurer le fonctionnement sûr et efficace de la vie de l'état. Les exceptions prévues par cet article ne sauraient être invoquées si les mesures en cause visent essentiellement des objectifs économiques. Ces mesures ne devraient pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif protégé par l'article 36.

24. Les requérantes au principal soulignent que le problème qui se pose n'est pas celui de savoir si le maintien d'une capacité de raffinage en Irlande est nécessaire, mais si le système choisi pour permettre à cette raffinerie de fonctionner peut être justifié au titre de l'article 36. Le vrai motif de la réglementation litigieuse serait d'éviter que la raffinerie fonctionne à perte. Il s'agirait donc d'une mesure de caractère essentiellement économique qui ne saurait rentrer dans les notions de sécurité publique ou d'ordre public.

25. La Commission estime qu'une réglementation nationale du type de l'arrêté litigieux n'est pas justifiée au sens de l'article 36 puisque la Communauté, conformément à la responsabilité qui lui incombe à cet égard, a adopté les réglementations nécessaires pour assurer l'approvisionnement en produits pétroliers en cas de crise. En outre, le Gouvernement irlandais aurait poursuivi, par le système litigieux, un intérêt économique ne pouvant être pris en considération dans le cadre de l'article 36. En tout cas, la réglementation litigieuse serait inadéquate et inefficace pour garantir l'approvisionnement du marché irlandais, et elle serait disproportionnée en ce qu'elle impose aux importateurs une obligation d'achat à des prix fixés par le ministre compétent.

26. Eu égard à ces arguments, il convient d'examiner

- en premier lieu, si une réglementation du type de l'arrêté litigieux est justifiée au regard des réglementations communautaires en la matière,

- en deuxième lieu, si, compte tenu de la portée des exceptions d'ordre public et de sécurité publique, l'article 36 est susceptible de couvrir une réglementation du type de l'arrêté litigieux,

- en troisième lieu, si le système litigieux est de nature à permettre d'atteindre le but d'assurer l'approvisionnement en produits pétroliers et s'il respecte le principe de proportionnalité.

Sur la justification des mesures litigieuses au regard des réglementations communautaires en la matière

27. Il y a lieu de constater que le recours à l'article 36 cesse d'être justifié si une réglementation communautaire prévoit des mesures nécessaires pour garantir la protection des intérêts énumérés dans cet article. Des mesures nationales comme celles prévues par l'arrêté litigieux ne peuvent donc être justifiées que pour autant que l'approvisionnement de l'Etat membre concerné en produits pétroliers n'est pas suffisamment assuré par des mesures prises par les institutions communautaires à cet égard.

28. Il est vrai que certaines prévisions pour des cas de difficultés d'approvisionnement en pétrole brut et en produits pétroliers ont été adoptées sur le plan communautaire. Les directives du Conseil 68-414 du 20 décembre 1968 (JO L 308, p. 14) et 73-238 du 24 juillet 1973 (JO L 228, p. 1) font obligation aux Etats membres de maintenir un niveau minimal de stocks et établissent une certaine concordance des dispositions nationales adoptées en vue d'effectuer des prélèvements sur ces stocks, de restreindre de façon spécifique la consommation et de réglementer les prix. La décision 77-706 du 7 novembre 1977 (JO L 292, p. 9) prévoit la fixation d'un objectif communautaire de réduction de la consommation en cas de difficultés d'approvisionnement et la répartition entre les Etats membres des quantités épargnées. Enfin, la décision 77-186 du Conseil du 14 février 1977 (JO L 61, p. 23) établit un régime d'autorisations à l'exportation, automatiquement accordées, pour permettre de surveiller l'évolution de la situation des échanges intracommunautaires.

29. Il existe en outre des mesures prises dans le cadre de l'Agence Internationale de l'Energie, instituée dans le cadre de l'organisation de coopération et de développement économiques, dont la plupart des Etats membres font partie et aux travaux de laquelle la Communauté, représentée par la Commission, participe en tant qu'observateur. Ces mesures visent à établir la solidarité entre les pays contractants en cas de pénurie de pétrole au-delà du plan communautaire.

30. Si ces prévisions pour des cas de pénurie de produits pétroliers diminuent le risque des Etats membres d'être dépourvus des moyens indispensables, il subsiste néanmoins un danger réel en cas de crise. Selon l'article 3 de la décision 77-186 du Conseil, précitée, la Commission peut, en tant que mesure conservatoire, autoriser un Etat membre, sous certaines conditions à surseoir à la délivrance des autorisations d'exportation. Cette autorisation doit être liée seulement à la condition que les échanges traditionnels soient maintenus " autant que possible ". Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut abroger cette autorisation sans qu'il soit fait expressément une référence aux échanges traditionnels. Selon l'article 4 un Etat membre peut, en cas de crise soudaine, sous certaines conditions, suspendre la délivrance d'autorisations d'exportation pendant une durée de dix jours. Dans ce cas le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut arrêter les mesures appropriées.

31. Il résulte de ce qui précède que la réglementation communautaire existante donne à un Etat membre, dont l'approvisionnement en produits pétroliers dépend totalement ou presque totalement des livraisons des autres pays, certaines garanties que les livraisons des autres Etats membres seront maintenues en cas de déficit grave, et ceci dans les mêmes proportions que l'approvisionnement du marché de l'état fournisseur. Toutefois, l'Etat membre concerné n'a pas pour autant une assurance inconditionnelle que les livraisons seront maintenues dans toutes circonstances au moins au niveau minimal de ses besoins. Dans ces conditions, on ne saurait exclure, même en présence de l'existence d'une réglementation communautaire en la matière, le recours par un Etat membre à l'article 36 pour justifier les mesures complémentaires appropriées sur le plan national.

Sur la portée des exceptions d'ordre public et de sécurité publique

32. Ainsi que la Cour l'a constaté à diverses reprises (voir arrêt du 12.7.1979, Commission/Allemagne, 153-78, Recueil p. 2555, et les arrêts qui y sont indiqués), l'article 36 du traité n'a pas pour objet de réserver certaines matières à la compétence exclusive des Etats membres, mais admet seulement que les législations nationales fassent exception au principe de la libre circulation des marchandises dans la mesure où cela est et demeure justifié pour atteindre les objectifs visés à cet article.

33. C'est donc dans cette perspective qu'il y a lieu d'apprécier si la notion de sécurité publique spécialement invoquée par le Gouvernement irlandais, et qui est seule pertinente en l'espèce à l'exclusion de la notion d'ordre public, couvre des raisons du type de celles qui sont visées par la question posée.

34. A cet égard il y a lieu de constater que les produits pétroliers, par leur importance exceptionnelle comme source d'énergie dans l'économie moderne, sont fondamentaux pour l'existence d'un état dès lors que le fonctionnement non seulement de son économie mais surtout de ses institutions et de ses services publiques essentiels et même la survie de sa population en dépendent. Une interruption de l'approvisionnement en produits pétroliers et les risques qui en résultent pour l'existence d'un état peuvent dès lors gravement affecter sa sécurité publique que l'article 36 permet de protéger.

35. Il est vrai, comme la Cour l'a itérativement constaté, en dernier lieu dans son arrêt du 9 juin 1982 (Commission/Italie, 95-81, Recueil p. 2187), que l'article 36 vise à sauvegarder des intérêts de nature non économique. En effet, un Etat membre ne saurait être autorisé à se soustraire aux effets des mesures prévues par le traité sous prétexte des difficultés économiques occasionnées par l'élimination des entraves au commerce intracommunautaire. Toutefois, compte tenu de l'ampleur des conséquences que peut avoir une interruption de l'approvisionnement en produits pétroliers pour l'existence d'un état, il y a lieu de considérer que le but d'assurer, en tout temps, un approvisionnement minimal en produits pétroliers dépasse des considérations de nature purement économique et peut donc constituer un objectif couvert par la notion de sécurité publique.

36. Il y a lieu d'ajouter qu'il importe aux fins de l'article 36, que la réglementation en question soit justifiée par des circonstances objectives, répondant aux exigences de la sécurité publique. Une fois cette justification établie, le fait que la réglementation soit de nature à permettre d'atteindre, à côté des objectifs relevant de la sécurité publique, d'autres objectifs de nature économique éventuellement poursuivis par l'Etat membre, n'exclut pas l'application de l'article 36.

Sur la capacité des mesures à assurer l'approvisionnement et sur le principe de proportionnalité

37. Ainsi que la Cour l'a constate (voir arrêts du 12.10.1978, Eggers, 12-78, Recueil p. 1935, et du 22.3.1983, Commission/France, 42-82, Recueil p. 1013), l'article 36, en tant qu'exception à un principe fondamental du traité, doit être interprété de façon à ne pas étendre ses effets au-delà de ce qui est nécessaire pour la protection des intérêts qu'il vise à garantir, et les mesures prises en vertu de cet article ne doivent pas créer des entraves aux importations qui soient disproportionnées par rapport à ces objectifs. Des mesures prises sur la base de l'article 36 ne peuvent donc être justifiées que si elles sont de nature à répondre à l'intérêt protégé par cet article et si elles ne portent pas atteinte plus qu'il n'est indispensable aux échanges intracommunautaires.

38. Sous cet aspect, les requérantes au principal et la Commission mettent en doute en premier lieu que l'installation d'une raffinerie permette d'assurer l'approvisionnement en produits pétroliers en cas de crise étant donné qu'une telle crise provoque surtout une pénurie en pétrole brut de sorte que la raffinerie ne pourrait pas fonctionner dans une telle situation.

39. Il est exact que dans la situation prévalant actuellement sur le marché mondial du pétrole, une crise se traduirait vraisemblablement en premier lieu par l'interruption ou la forte réduction des livraisons de pétrole brut. Il convient cependant de relever que l'existence sur son territoire d'une capacité de raffinage permet à l'état concerné de conclure, avec les pays producteurs, pour alimenter sa raffinerie, des contrats à long terme qui offrent une meilleure garantie d'approvisionnement en cas de crise. Le risque auquel il s'expose est ainsi inférieur à celui encouru par un état qui ne dispose d'aucune capacité propre de raffinage et qui n'a d'autre possibilité que de couvrir ses besoins par des achats sur le marché libre.

40. D'autre part, il importe de remarquer que l'existence d'une raffinerie nationale constitue une garantie contre le risque supplémentaire d'une interruption de livraisons de produits raffinés auquel s'exposerait un état ne disposant d'aucune capacité propre de raffinage. En effet, ce dernier serait alors dépendant des grandes compagnies contrôlant les raffineries étrangères et de leur comportement commercial.

41. Il y a donc lieu d'en déduire qu'en réduisant ces deux types de risques, la présence d'une raffinerie sur le territoire national peut contribuer efficacement à améliorer la sécurité d'approvisionnement en produits pétroliers d'un état qui ne dispose pas de ressources propres en pétrole brut.

42. Les requérantes au principal et la Commission estiment cependant que même à supposer que l'exploitation d'une raffinerie soit justifiée dans l'intérêt de la sécurité publique, il ne serait pas nécessaire pour atteindre cet objectif, et en tout cas disproportionné à cet objectif, d'imposer aux importateurs l'obligation d'achat à la raffinerie indigène à concurrence d'un certain pourcentage de leurs besoins et à un prix fixé par le ministre compétent.

43. Le Gouvernement irlandais soutient par contre que l'obligation d'achat est le seul moyen possible pour maintenir en activité la raffinerie de Whitegate. Ce maintien demanderait un certain degré d'utilisation de la capacité de l'installation étant donné que les grandes sociétés internationales pétrolières dont le marché irlandais dépendait à 80 % en 1981 auraient déclaré définitivement qu'elles ne seraient en aucun cas disposées à acheter des produits pétroliers à la raffinerie à Whitegate, puisqu'elles préféreraient écouler la production de leurs propres raffineries installées au Royaume-Uni. La fixation du prix de vente par le ministre à la base des frais supportés par la raffinerie serait nécessaire pour éviter des pertes financières.

44. A cet égard, il y a lieu de souligner qu'un Etat membre ne saurait recourir à l'article 36 pour justifier une mesure equivalant à une restriction quantitative à l'importation que si aucune autre mesure moins restrictive du point de vue de la libre circulation des marchandises n'est susceptible d'atteindre le même objectif.

45. Il faut donc examiner en l'espèce si l'obligation d'achat, pour les importateurs de produits pétroliers, à des prix fixes sur la base des frais supportes par la raffinerie en cause est nécessaire, ne fut-ce que temporairement, pour assurer l'écoulement de la production de la raffinerie à un niveau permettant d'assurer, dans l'intérêt de la sécurité publique, un approvisionnement minimal de l'état concerne en produits pétroliers en cas de crise d'approvisionnement.

46. Tel pourrait être le cas si les distributeurs qui détiennent la majeure partie du marché concerné refusaient, comme l'a soutenu le Gouvernement irlandais, de s'approvisionner auprès de la raffinerie en cause. C'est sur la base de l'hypothèse que la raffinerie pratique des prix qui sont compétitifs sur le marché concerné qu'il y a lieu d'apprécier si l'écoulement libre de la production de la raffinerie serait réalisable. S'il n'était pas possible d'éviter, par des mesures industrielles et commerciales, les pertes financières pouvant résulter de la pratique de tels prix, ces pertes devraient être prises en charge par l'Etat membre intéressé, sous réserve de l'application des articles 92 et 93 du traité.

47. En ce qui concerne ensuite les quantités de produits pétroliers pouvant, le cas échéant, être couvertes par un tel système d'obligation d'achat, il y a lieu de souligner qu'elles ne doivent en aucun cas dépasser les limites de l'approvisionnement minimal de l'état concerné sans lequel sa sécurité publique au sens ci-dessus précisé, et notamment le fonctionnement de ses services publics essentiels et la survie de sa population, seraient affectés.

48. En outre, les quantités de produits pétroliers dont l'écoulement peut être assuré par un tel système ne doivent pas dépasser les quantités qui sont nécessaires sur le plan de la production, d'une part, pour des raisons techniques afin de permettre dès à présent une exploitation de la capacité de production de la raffinerie à un niveau permettant de tenir ses installations disponibles pour des cas de crise et, d'autre part, afin de permettre constamment la transformation du pétrole brut couvert par des contrats à long terme que l'état concerné a conclus pour s'assurer un approvisionnement régulier.

49. Le pourcentage des besoins totaux des importateurs de produits pétroliers qui peut être soumis à une obligation d'achat ne doit donc pas être supérieur au pourcentage des quantités ci-dessus précisées par rapport à la consommation globale actuelle de l'Etat membre concerné en produits pétroliers.

50. Il appartient à la juridiction nationale d'apprécier si le système instauré par l'arrêté litigieux respecte ces limites.

51. Il y a dès lors lieu de répondre à la deuxième question qu'un Etat membre dont l'approvisionnement en produits pétroliers dépend totalement ou presque totalement des importations peut se prévaloir de raisons de sécurité publique au sens de l'article 36 du traité pour imposer aux importateurs l'obligation de couvrir un certain pourcentage de leurs besoins, auprès d'une raffinerie située sur son territoire par des achats à des prix fixés par le ministre compétent sur la base des frais supportés en rapport avec l'exploitation de cette raffinerie, si la production de la raffinerie en cause ne peut pas être écoulée librement, à des prix compétitifs, sur le marché concerné. Les quantités de produits pétroliers couvertes par un tel système ne sauraient dépasser ni les limites de l'approvisionnement minimal sans lequel la sécurité publique de l'état concerné serait affectée ni les limites du niveau de production nécessaire afin de maintenir disponible la capacité des installations de la raffinerie en cas de crise et afin de permettre en permanence la transformation du pétrole pour la livraison duquel l'état concerné a conclu des contrats à long terme.

Sur les dépens

52. Les frais exposés par les Gouvernements de la République hellénique et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions a elle soumises par la High Court d'Irlande, par ordonnance du 9 décembre 1982, dit pour droit :

1) l'article 30 du traité CEE doit être interprété en ce sens que constitue une mesure équivalant à une restriction quantitative à l'importation une réglementation nationale qui prévoit l'obligation pour tous les importateurs de s'approvisionner en produits pétroliers, à concurrence d'un certain pourcentage de leurs besoins, auprès d'une raffinerie installée sur le territoire national.

2) un Etat membre dont l'approvisionnement en produits pétroliers dépend totalement ou presque totalement des importations peut se prévaloir de raisons de sécurité publique au sens de l'article 36 du traité pour imposer aux importateurs l'obligation de couvrir un certain pourcentage de leurs besoins, auprès d'une raffinerie située sur son territoire par des achats à des prix fixés par le ministre compétent sur la base des frais supportés en rapport avec l'exploitation de cette raffinerie, si la production de la raffinerie en cause ne peut pas être écoulée librement, à des prix compétitifs, sur le marché concerné. Les quantités de produits pétroliers couvertes par un tel système ne sauraient dépasser ni les limites de l'approvisionnement minimal sans lequel la sécurité publique de l'état concerné serait affectée ni les limites du niveau de production nécessaire afin de maintenir disponible la capacité des installations de la raffinerie en cas de crise et afin de permettre en permanence la transformation du pétrole pour la livraison duquel l'état concerné a conclu des contrats à long terme.