CJCE, 6e ch., 20 mars 1997, n° C-323/95
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Hayes (Epoux)
Défendeur :
Kronenberger GmbH
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Mancini
Avocat général :
M. La Pergola
Juges :
MM. Murray, Kapteyn, Hirsch, Ragnemalm
Avocats :
Mes Dörrenbächer, Lloyd Jones
LA COUR (sixième chambre),
1 Par ordonnance du 6 octobre 1995, parvenue à la Cour le 16 octobre suivant, le Saarländisches Oberlandesgericht a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle relative à l'article 6, premier alinéa, de ce traité.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'une action en paiement de marchandises livrées intentée par les époux Hayes, associés selon le droit civil anglais, contre Kronenberger GmbH, une société de droit allemand en liquidation (ci-après "Kronenberger").
3 Défendeur devant le Saarländisches Oberlandesgericht, Kronenberger a demandé aux époux Hayes de fournir une sûreté pour les frais de procédure, conformément à l'article 110, paragraphe 1, de la Zivilprozeßordnung (code de procédure civile allemand, ci-après la "ZPO").
4 Selon cette disposition, les ressortissants étrangers qui intentent une action devant les juridictions allemandes doivent, sur demande du défendeur, fournir une garantie concernant les dépens et honoraires d'avocat (cautio judicatum solvi). L'article 110, paragraphe 2, 1_, de la ZPO dispose toutefois que cette obligation ne s'applique pas lorsque le demandeur est ressortissant d'un État qui n'exige pas la même garantie d'un ressortissant allemand.
5 A cet égard, le Saarländisches Oberlandesgericht observe que, si les juridictions du Royaume-Uni manifestent certaines tendances à ne plus imposer aux ressortissants des États membres de l'Union européenne l'obligation de constituer une cautio judicatum solvi, il ne s'agit toutefois pas d'une pratique constante garantissant la réciprocité requise par l'article 110, paragraphe 2, 1_, de la ZPO.
6 En outre, l'article 14 de la convention judiciaire germano-britannique du 20 mars 1928, remise en vigueur le 1er janvier 1953 (BGBl. 1953, II, p. 116), ne dispense les ressortissants des États contractants de l'obligation de constituer la cautio judicatum solvi que s'ils sont domiciliés dans le pays dans lequel ils introduisent une action.
7 Enfin, la convention européenne d'établissement du 13 décembre 1955 (BGBl. 1959, II, p. 997) exempte de cette exigence tous les ressortissants des États contractants à la seule condition qu'ils aient leur domicile ou leur résidence habituelle dans l'un des États contractants. Cette règle n'est toutefois pas applicable aux ressortissants du Royaume-Uni, qui a émis une réserve dans le cadre de l'article 27 de cette convention.
8 Les époux Hayes, ressortissants du Royaume-Uni, qui n'ont ni domicile ni biens en Allemagne, ne bénéficient pas des exemptions prévues par ces conventions.
9 Dans ces circonstances, le Saarländisches Oberlandesgericht a décidé de surseoir et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
"Des ressortissants britanniques qui ont assigné une société à responsabilité limitée ayant son siège en Allemagne devant une juridiction civile allemande, en vue d'obtenir le paiement de marchandises livrées, et qui ne possèdent ni biens ni domicile en Allemagne font-ils l'objet d'une discrimination en raison de la nationalité, contraire à l'article 7, premier alinéa, du traité CEE, si, sur demande de la partie défenderesse, la juridiction compétente leur impose de constituer une sûreté garantissant les frais de procédure en application de l'article 110 du code allemand de procédure civile?"
10 Par cette question, le juge national demande en substance si l'article 6, premier alinéa, du traité CE (anciennement article 7 du traité CEE) s'oppose à ce qu'un État membre exige le versement d'une cautio judicatum solvi d'un ressortissant d'un autre État membre qui n'a ni domicile ni biens dans cet État et qui a introduit, devant l'une de ses juridictions civiles, une action à l'encontre d'un de ses ressortissants, excepté dans les cas où l'État membre du demandeur n'exige pas la même garantie des ressortissants de l'État considéré, lorsqu'une telle exigence ne peut pas être imposée à ses propres ressortissants qui n'y possèdent ni biens ni domicile.
Sur le champ d'application de l'article 6, premier alinéa, du traité
11 A titre liminaire, il convient de rappeler que l'article 6, premier alinéa, du traité prévoit que, "Dans le domaine d'application du présent traité, et sans préjudice des dispositions particulières qu'il prévoit, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité".
12 Il y a donc lieu d'examiner d'abord si une disposition d'un État membre qui oblige les ressortissants d'un autre État membre à constituer une cautio judicatum solvi lorsqu'ils entendent agir en justice à l'encontre d'un de ses ressortissants ou d'une société y établie, alors que ses propres ressortissants ne sont pas soumis à une telle exigence, entre dans le champ d'application du traité.
13 Il est de jurisprudence constante que, s'il appartient, en l'absence d'une réglementation communautaire, à l'ordre juridique interne de chaque État membre de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la pleine sauvegarde des droits que les justitiables tirent du droit communautaire, ce droit impose néanmoins des limites à cette compétence (arrêt du 19 novembre 1991, Francovich e.a., C-6-90 et C-9-90, Rec. p. I-5357, point 42). De telles dispositions législatives ne peuvent, en effet, opérer une discrimination à l'égard de personnes auxquelles le droit communautaire confère le droit à l'égalité de traitement ni restreindre les libertés fondamentales garanties par le droit communautaire (arrêt du 2 février 1989, Cowan, 186-87, Rec. p. I-195, point 19).
14 Force est de constater qu'une règle de procédure nationale, telle que celle qui a été décrite ci-dessus, est susceptible d'affecter l'activité économique des opérateurs d'autres États membres sur le marché de l'État en cause. Bien qu'elle ne soit pas destinée, en tant que telle, à régir une activité de nature commerciale, elle a pour effet de placer ces opérateurs, quant à l'accès aux juridictions de cet État, dans une position moins avantageuse que celle de ses ressortissants. En effet, lorsque le droit communautaire leur garantit la libre circulation des marchandises et des services sur le Marché commun, la possibilité pour ces opérateurs de saisir les juridictions d'un État membre pour trancher les litiges auxquels leurs activités économiques peuvent donner lieu, au même titre que les ressortissants de cet État, constitue le corollaire de ces libertés (arrêt du 26 septembre 1996, Data Delecta et Forsberg, C-43-95, non encore publié au Recueil, point 13).
15 Dans l'arrêt du 1er juillet 1993, Hubbard (C-20-92, Rec. p. I-3777), la Cour a dit pour droit que les articles 59 et 60 du traité CE s'opposent à ce qu'un État membre impose, par une disposition telle que l'article 110 de la ZPO, le versement d'une cautio judicatum solvi à un professionnel, établi dans un autre État membre, qui introduit une action devant l'une de ses juridictions, au seul motif que ce professionnel est ressortissant d'un autre État membre.
16 Il importe cependant de rappeler que, comme la Cour l'a jugé dans l'arrêt du 20 octobre 1993, Phil Collins e.a. (C-92-92 et C-326-92, Rec. p. I-5145, point 27), et plus récemment dans l'arrêt Data Delecta et Forsberg, précité, point 14, des dispositions législatives nationales qui entrent dans le champ d'application du traité en raison de leurs effets sur les échanges intracommunautaires de biens et de services sont nécessairement soumises au principe général de non-discrimination posé par l'article 6, premier alinéa, du traité, sans qu'il soit besoin de les rattacher aux dispositions spécifiques des articles 30, 36, 59 et 66 du traité.
17 Il convient donc de constater qu'une règle de procédure civile nationale, telle que celle en cause au principal, entre dans le champ d'application du traité au sens de l'article 6, premier alinéa, et qu'elle est soumise au principe général de non-discrimination posé par cet article, dans la mesure où elle a une incidence, même indirecte, sur les échanges intracommunautaires de biens et de services. Une telle incidence est notamment à craindre si une cautio judicatum solvi est exigée lors d'une action en paiement de marchandises livrées (arrêt Data Delecta et Forsberg, précité, point 15).
Sur la discrimination au sens de l'article 6, premier alinéa, du traité
18 En interdisant "toute discrimination exercée en raison de la nationalité", l'article 6 du traité exige, dans les États membres, la parfaite égalité de traitement des personnes se trouvant dans une situation régie par le droit communautaire et des ressortissants de l'État membre considéré.
19 Il est manifeste qu'une disposition telle que celle en cause dans le litige au principal comporte une discrimination directe fondée sur la nationalité. En effet, selon une telle disposition, un État membre n'exige pas de caution de ses propres ressortissants, même s'ils n'ont ni biens ni domicile à l'intérieur de cet État.
20 Kronenberger et le Gouvernement suédois considèrent toutefois que le principe de non-discrimination ne s'oppose pas à ce qu'une sûreté soit exigée d'un demandeur étranger lorsque l'éventuelle décision de condamnation de ce dernier aux dépens de l'instance n'est pas susceptible d'exécution dans le pays de son domicile. Dans une telle hypothèse, la sûreté aurait pour objectif d'éviter qu'un demandeur étranger ne puisse intenter une action en justice sans courir de risque financier au cas où il perdrait le procès.
21 Le Gouvernement suédois ajoute que, s'il est vrai que les conventions du 27 septembre 1968 (JO L 299, p. 32, ci-après la "convention de Bruxelles") et du 16 septembre 1988 (JO L 319, p. 9, ci-après la "convention de Lugano") concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale rendent moins nécessaires, dans leur domaine d'application, des règles imposant la constitution d'une sûreté pour les frais de procédure, l'intérêt général exige néanmoins le maintien de ces règles, étant donné qu'aucun système global d'exécution de décisions judiciaires d'un État membre dans un autre n'existe à ce jour.
22 Ces arguments ne sauraient être retenus.
23 Certes, il convient de constater que, à ce jour, certains États membres ne sont pas encore parties soit à la convention de Bruxelles (la république d'Autriche, la république de Finlande et le royaume de Suède), soit à celle de Lugano (le royaume de Belgique et la République hellénique) et que, dans l'attente de l'adhésion de tous les États membres à l'une ou l'autre de ces conventions, l'exécution des décisions judiciaires en matière civile et commerciale n'est pas assurée dans toute la Communauté. Ainsi, il subsiste entre certains États membres un risque réel que l'exécution d'une condamnation aux dépens prononcée dans un État membre à l'encontre de non-résidents demeure impossible ou soit, au moins, considérablement plus difficile et plus onéreuse (voir, pour l'exécution des décisions judiciaires pénales, non couverte par ces conventions, l'arrêt du 23 janvier 1997, Pastoors et Trans-Cap, C-29-95, non encore publié au Recueil, point 21).
24 Toutefois, sans qu'il soit nécessaire d'examiner si cette situation pouvait dès lors justifier, dans les cas où un tel risque subsiste, l'imposition d'une cautio judicatum solvi aux non-résidents, il suffit d'observer que la disposition litigieuse, en ce qu'elle impose un traitement différent selon la nationalité du demandeur, ne respecte pas le principe de proportionnalité. D'une part, elle n'est pas apte à assurer le remboursement des frais de procédure dans toute affaire transfrontalière, dans la mesure où une sûreté ne pourrait être imposée au demandeur allemand ne résidant pas en Allemagne et n'y disposant d'aucun avoir. D'autre part, elle est disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi, dans la mesure où un demandeur non allemand qui réside et possède des avoirs en Allemagne pourrait également être obligé de fournir une sûreté.
25 Dans ces conditions, il convient de répondre à la question posée que l'article 6, premier alinéa, du traité doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre exige le versement d'une cautio judicatum solvi d'un ressortissant d'un autre État membre qui a introduit, devant l'une de ses juridictions civiles, une action à l'encontre d'un de ses ressortissants, lorsqu'une telle exigence ne peut pas être imposée aux ressortissants de cet État qui n'y possèdent ni biens ni domicile, dans une situation où l'action est connexe à l'exercice des libertés fondamentales garanties par le droit communautaire.
Sur les dépens
26 Les frais exposés par les Gouvernements suédois et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre)
Statuant sur la question à elle soumise par le Saarländisches Oberlandesgericht, par ordonnance du 6 octobre 1995, dit pour droit:
L'article 6, premier alinéa, du traité CE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre exige le versement d'une cautio judicatum solvi d'un ressortissant d'un autre État membre qui a introduit, devant l'une de ses juridictions civiles, une action à l'encontre d'un de ses ressortissants, lorsqu'une telle exigence ne peut pas être imposée aux ressortissants de cet État qui n'y possèdent ni biens ni domicile, dans une situation où l'action est connexe à l'exercice des libertés fondamentales garanties par le droit communautaire.