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Décisions

CJCE, 5e ch., 4 mai 1993, n° C-17/92

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Federación de Distribuidores Cinematográficos

Défendeur :

Estado Español et Unión de Productores de Cine y Televisión

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Rodríguez Iglesias

Avocat général :

M. Gerven

Juges :

MM. Joliet, Moitinho de Almeida, Grévisse, Edward

Avocat :

Me Villar Arregui

CJCE n° C-17/92

4 mai 1993

LA COUR (cinquième chambre),

1 Par ordonnance du 12 décembre 1991, parvenue à la Cour le 22 janvier 1992, le Tribunal Supremo, "Sala tercera" (de lo Contencioso-Administrativo), (ci-après "Tribunal Supremo") a, en application de l'article 177 du traité CEE, posé une question préjudicielle relative à l'interprétation des dispositions du traité en vue d'apprécier la compatibilité avec le droit communautaire d'une réglementation nationale soumettant l'octroi de licences de doublage de films de pays tiers en vue de leur distribution en Espagne dans une version doublée en l'une des langues officielles espagnoles, à la souscription préalable par l'entreprise de distribution qui demande une telle licence d'un contrat lui imposant d'assurer la distribution d'un film espagnol.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un recours de contentieux administratif introduit par l'association de droit espagnol Federación de Distribuidores Cinematográficos (ci-après "la FEDICINE"), visant à obtenir l'annulation de l'article unique du Real Decreto Legislativo 1257-1986, du 13 juin, pris pour adapter la Ley du 27 avril 1946 ainsi que la Ley 3-1980 du 10 janvier aux règles du droit communautaire, en vertu de l'habilitation législative conférée par la Ley de Bases du 27 décembre 1986 (Boletin Oficial del Estado n 153 du 27 juin 1986, p. 23427, ci-après "Real Decreto Legislativo").

3 Cet article unique, qui est entré en vigueur le 1er juillet 1986, est ainsi libellé:

"1. Les entreprises de distribution légalement constituées peuvent distribuer librement les films produits dans la Communauté.

2. Lesdites entreprises ont également droit à un maximum de quatre licences de doublage de films provenant de pays tiers dans une des langues officielles espagnoles pour chaque film espagnol pour lequel elles justifient avoir conclu un contrat de distribution dans les conditions suivantes:

a) la première licence est accordée lorsque l'Instituto de la Cinematografía y de las Artes Audiovisuales (l'institut du cinéma et des arts audiovisuels) a été informé du début du tournage d'un film espagnol pour lequel le distributeur, qui demande la licence, a signé au préalable un contrat. Cette licence est automatiquement annulée si le film n'est pas présenté au visa de contrôle dans un délai de 200 jours suivant le début du tournage. L'Instituto de la Cinematografiá y de las Artes Audiovisuales peut proroger ce délai sur demande justifiée des intéressés.

b) Les deuxième, troisième et quatrième licences sont accordées sur la preuve que ce film a engendré des recettes brutes respectivement de 30, 60 et 100 millions de pesetas.

3. La distribution en version doublée d'un film provenant d'un pays tiers est impérativement subordonnée à l'obtention préalable de la licence correspondante."

4 Devant la juridiction nationale, la FEDICINE a fait valoir que le Decreto Legislativo était une mesure protectionniste, restrictive et discriminatoire, contraire aux articles 30 à 36, 59 et 92 du traité CEE, ainsi qu'à la directive 63-607-CEE du Conseil, du 15 octobre 1963, en vue de la mise en œuvre des dispositions du Programme général pour la suppression des restrictions à la libre prestation des services en matière de cinématographie (JO 1963, 159, p. 2661, ci-après "Programme général"), à la deuxième directive 65-264-CEE du Conseil, du 13 mai 1965, en vue de la mise en œuvre des dispositions des programmes généraux pour la suppression des restrictions à la liberté d'établissement et à la libre prestation des services en matière de cinématographie (JO 1965, 85, p. 1437, ci-après "deuxième directive") et à l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT).

5 Le Tribunal Supremo a considéré que puisqu'était ainsi posé devant lui un problème d'interprétation du droit communautaire et qu'il siègeait en premier et dernier ressort, il était tenu de poser une question préjudicielle.

6 Il a libellé cette question de la sorte:

"Est-il compatible avec l'ordre juridique communautaire de soumettre l'octroi de licences de doublage de films de pays tiers, en vue de leur distribution en Espagne, dans une version doublée en l'une des langues officielles espagnoles, à la souscription préalable par l'entreprise de distribution qui demande une telle licence, d'un contrat lui imposant d'assurer la distribution d'un film espagnol?"

7 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites des parties, il est renvoyé au rapport du juge rapporteur. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

8 A titre liminaire, il convient de rappeler, que, dans le cadre de l'article 177 du traité CEE, la Cour ne peut se prononcer ni sur l'interprétation de dispositions législatives ou réglementaires nationales ni sur la conformité de telles dispositions avec le droit communautaire. Elle peut cependant fournir à la juridiction nationale les éléments d'interprétation relevant du droit communautaire qui permettront à celle-ci de résoudre le problème juridique dont elle se trouve saisie. Il ressort du dossier que, par la question posée, la juridiction nationale veut savoir si les règles du traité relatives à la libre prestation des services et à la libre circulation des marchandises doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à une réglementation nationale réservant l'octroi de licences de doublage, dans l'une des langues officielles nationales, de films en provenance de pays tiers aux distributeurs qui s'engagent à distribuer des films nationaux.

Sur les dispositions de droit communautaire applicables

9 Il convient tout d'abord de déterminer de quelles dispositions du traité relève l'activité de distribution de films.

10 Il résulte de l'arrêt du 6 octobre 1982, Coditel (262-81, Rec. p. 3381, point 11) que l'exploitation de films en salle ou à la télévision implique que l'auteur puisse subordonner à son autorisation toute projection publique de l'œuvre et que la commercialisation de films par cette voie, qui comporte l'octroi de licences de représentation, est une activité qui relève de la libre prestation des services.

11 Ce service est notamment celui que rendent les producteurs de films aux distributeurs en permettant à ces derniers d'effectuer des copies de leurs films et d'organiser des représentations publiques à partir de celles-ci. Lorsque les producteurs et les distributeurs ne sont pas établis dans un même État membre, ce service revêt un caractère transfrontalier. Enfin, puisqu'il est constant que les distributeurs rétrocèdent aux producteurs une partie des recettes qu'ils réalisent en salle, ce service est également fourni contre rémunération au sens de l'article 60 du traité.

12 Il en résulte que les problèmes soulevés par la juridiction nationale doivent être examinés sous l'angle de l'article 59 du traité.

Sur la libre prestation des services

13 S'agissant de cet article 59, il résulte d'une jurisprudence constante (voir notamment arrêts du 25 juillet 1991, Collectieve Antennevoorziening Gouda, point 10, C-288-89, Rec. p. I-4007, et Commission/Pays-Bas, point 14, C-353-89, Rec. p. I-4069) que la libre prestation des services implique, notamment, l'élimination de toute discrimination exercée à l'encontre du prestataire en raison de sa nationalité ou de la circonstance qu'il est établi dans un État membre autre que celui où la prestation doit être exécutée.

14 A cet égard, il convient de relever qu'en liant l'octroi de licences de doublage de films en provenance de pays tiers au tournage et à la distribution de films espagnols, le Real Decreto Legislativo avantage les producteurs de ces derniers films par rapport aux producteurs établis dans d'autres États membres qui entendent distribuer leurs films en Espagne.

15 Il résulte en effet des informations fournies par la Commission que les choix du public espagnol en matière cinématographique se portent dans une très large mesure sur les films de pays tiers, en particulier ceux en provenance des États-Unis d'Amérique, lorsqu'ils sont doublés dans l'une des langues officielles de l'Espagne. Or, le Real Decreto Legislativo lie l'octroi de licences de doublage de ces films à l'obligation de distribuer un film espagnol. Il privilégie ainsi les producteurs de films nationaux par rapport aux producteurs de films établis dans d'autres États membres, puisque les premiers sont assurés de voir leurs films distribués et de bénéficier des recettes correspondantes, tandis que les seconds dépendent du seul choix des distributeurs espagnols. Cette obligation comporte donc un effet protecteur en faveur des entreprises de production de films espagnols et défavorise dans la même mesure des entreprises du même type établies dans d'autres États membres. Étant donné que les producteurs de films d'autres États membres sont ainsi privés de l'avantage octroyé aux producteurs de films espagnols, cette restriction présente un caractère discriminatoire.

16 Or, ainsi que la Cour l'a relevé dans ses arrêts du 26 avril 1988, Bond van Adverteerders (352-85, Rec. p. 2085, points 32 à 34) et du 25 juillet 1991, Collectieve Antennevoorziening Gouda (point 10) et Commission/Pays-Bas (point 15), précités, des réglementations nationales qui ne sont pas indistinctement applicables aux prestations de services quelle qu'en soit l'origine ne sont compatibles avec le droit communautaire que si elles peuvent relever d'une disposition dérogatoire expresse, tel l'article 56 du traité auquel l'article 66 renvoie. De ces arrêts, il ressort encore que des objectifs de nature économique ne peuvent constituer des raisons d'ordre public au sens de cet article.

17 Le Real Decreto Legislativo poursuit sans aucun doute un tel objectif économique, puisque cherchant à garantir la distribution d'un grand nombre de films nationaux, il aboutit à assurer aux producteurs de ces films des recettes suffisantes.

18 Le gouvernement espagnol a cependant fait valoir que le Real Decreto Legislativo poursuivait un objectif culturel, à savoir celui de protéger la production cinématographique nationale.

19 Cet argument ne saurait être retenu.

20 Outre que la politique culturelle ne figure pas parmi les justifications énoncées à l'article 56, il convient de relever que le Real Decreto Legislativo favorise la distribution de films nationaux, quel que soit leur contenu ou leur qualité.

21 Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que le lien entre l'octroi des licences de doublage de films en provenance de pays tiers et la distribution des films nationaux poursuit un objectif de nature purement économique qui ne constitue pas une raison d'ordre public au sens de l'article 56 du traité.

22 Il y a dès lors lieu de répondre à la juridiction nationale que les dispositions du traité relatives à la libre prestation des services doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à une réglementation nationale réservant l'octroi de licences de doublage, dans l'une des langues officielles nationales, de films en provenance de pays tiers aux distributeurs qui s'engagent à distribuer des films nationaux.

Sur les dépens

23 Les frais exposés par le gouvernement espagnol et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal Supremo, par ordonnance du 12 décembre 1991, dit pour droit:

Les dispositions du traité relatives à la libre prestation des services doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à une réglementation nationale réservant l'octroi de licences de doublage, dans l'une des langues officielles nationales, de films en provenance de pays tiers aux distributeurs qui s'engagent à distribuer des films nationaux.