CJCE, 11 mai 1989, n° 76-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République fédérale d'Allemagne, République française
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Président de chambre :
M. Joliet
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
Sir Gordon Slynn, MM. Mancini, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 12 mars 1986, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire reconnaître que, en interdisant la commercialisation sur le marché allemand des succédanés du lait régulièrement fabriqués et commercialisés dans d'autres États membres, la République fédérale d'Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité.
2 En vertu de l'article 36, paragraphe 1, de la Milchgesetz (loi sur le lait), du 31 juillet 1930 (BGBl. I, p. 421), il est interdit, en République fédérale, d'imiter le lait et les produits laitiers destinés à l'alimentation humaine, ainsi que de mettre en vente, de vendre ou de commercialiser d'une autre manière de telles imitations. Conformément aux dispositions combinées du paragraphe 2 dudit article 36 et de l'article 12, paragraphe 2, de la Margarinegesetz (loi sur la margarine) dans sa version du 1er juillet 1975 (BGBl. I, p. 1841), cette interdiction ne s'applique ni à la margarine ni à la minarine.
3 Estimant que l'interdiction d'importer et de commercialiser des succédanés du lait régulièrement fabriqués et commercialisés dans un autre État membre est une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation, au sens de l'article 30 du traité CEE, qui n'est justifiée ni par l'article 36 dudit traité, ni par d'autres raisons d'intérêt général ou exigences impératives, la Commission a engagé une procédure au titre de l'article 169 du traité CEE.
4 Au cours de la procédure devant la Cour, le Conseil a adopté le règlement n° 1898-87, du 2 juillet 1987, concernant la protection de la dénomination du lait et des produits laitiers lors de leur commercialisation (JO L 182, p. 36), qui fixe, en son article 2, les conditions auxquelles le lait et les produits laitiers doivent répondre pour pouvoir faire usage de la dénomination "lait" ou d'une série de dénominations protégées figurant dans une annexe. En vertu de l'article 5 dudit règlement, jusqu'à la fin de la cinquième période d'application de l'article 5 quater du règlement n° 804-68 du Conseil, du 27 juin 1968, portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 148, p. 13), soit jusqu'au 31 mars 1989, les États membres peuvent, dans le respect des règles générales du traité, maintenir leur réglementation nationale qui restreint la fabrication et la commercialisation sur leur territoire des produits ne répondant pas aux conditions visées à l'article 2.
5 Pour un plus ample exposé des faits, du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la recevabilité
6 Le Gouvernement fédéral excipe de l'irrecevabilité du recours au motif que le règlement n° 1898-87 aurait considérablement modifié la situation juridique en l'espèce. Il estime que, dans ces conditions, il aurait dû être mis en mesure de prendre position à ce sujet dans le cadre de la procédure précontentieuse prescrite par l'article 169, alinéa 1, du traité. La Commission ayant omis de rouvrir la phase précontentieuse, le présent recours serait à présent irrecevable.
7 La Commission fait observer que les éléments de fait et de droit sur lesquels elle s'appuie ont déjà été exposés lors de la procédure préalable au présent recours et qu'elle s'abstient d'invoquer une violation du nouveau règlement. Dès lors, aucune atteinte ne serait portée aux droits de la défense.
8 Il y a lieu de rappeler, à cet égard, la jurisprudence constante de la Cour, exprimée, en dernier lieu, dans les arrêts du 7 mai 1987, Commission/Belgique (186-85, Rec. p. 2029, point 13) et du 14 juillet 1988, Commission/Belgique (298-86, Rec. p. 4343, point 10), selon laquelle l'objet d'un recours en application de l'article 169 du traité est circonscrit par la procédure précontentieuse prévue par cette disposition. L'avis motivé de la Commission et le recours doivent être fondés sur les mêmes motifs et moyens, de sorte que la Cour ne peut pas examiner un grief qui n'a pas été formulé dans l'avis motivé.
9 Il convient de constater qu'en l'espèce la Commission n'a articulé aucun nouveau grief à la suite de l'adoption du règlement n° 1898-87, et que l'entrée en vigueur de ce règlement n'aggrave en rien la position de la partie défenderesse. Au contraire, celle-ci en tire de nouveaux arguments pour nier que l'interdiction nationale contestée constitue une violation du droit communautaire. Dès lors, les droits de la défense ne sont pas méconnus et le recours demeure recevable.
Sur le fond
10 A titre liminaire, le Gouvernement fédéral souligne que l'interdiction résultant de l'article 36 de la Milchgesetz ne s'applique qu'aux produits qui, par leurs caractéristiques apparentes, constituent des imitations du lait et des produits laitiers. En revanche, rien n'interdirait de commercialiser en République fédérale les produits de substitution présentant des caractéristiques différentes.
11 A cet égard, il y a lieu d'observer que si, tout au long de la procédure, la Commission s'est référée globalement aux succédanés du lait, il n'est pas contesté que seuls sont visés par la mesure nationale en cause les produits de substitution, qui, présentant des caractéristiques apparentes analogues à celles du lait, sont susceptibles d'être confondus avec celui-ci. Dans ces conditions, aucun doute ne peut subsister quant à l'objet du présent litige, et rien ne s'oppose à ce que la Cour examine si l'interdiction nationale ainsi définie est compatible avec l'article 30 du traité CEE.
12 Dans son arrêt du 23 février 1988, Commission/République française (216-84, Rec. p. 793), la Cour a constaté que, en l'absence de règles communes ou harmonisées relatives à la fabrication et à la commercialisation des succédanés du lait, il appartenait à chaque État membre de réglementer, chacun sur son territoire, tout ce qui concerne la composition, la fabrication et la commercialisation de ces produits (point 6).
13 Toutefois, selon une jurisprudence constante de la Cour, il résulte des articles 30 et suivants du traité CEE que l'application d'une telle réglementation nationale aux produits importés d'autres États membres, où ils sont légalement fabriqués et commercialisés, n'est compatible avec ledit traité que dans la mesure où elle est nécessaire pour satisfaire à des raisons d'intérêt général énumérées à l'article 36 ou à des exigences impératives tenant, notamment, à la loyauté des transactions commerciales et à la défense des consommateurs. Il en résulte également qu'un État membre ne saurait recourir auxdites raisons d'intérêt général ou à des exigences impératives pour justifier une mesure restreignant l'importation que si aucune autre mesure moins restrictive du point de vue de la libre circulation des marchandises n'est susceptible d'atteindre le même objectif.
14 Il convient donc d'examiner successivement, à la lumière de ladite jurisprudence, les divers arguments avancés par le Gouvernement fédéral pour justifier l'interdiction de toute transaction commerciale relative aux produits concernés.
Quant à la loyauté des transactions commerciales et à la défense des consommateurs
15 Le Gouvernement fédéral, soutenu par le Gouvernement français, estime que la mesure litigieuse est nécessaire pour satisfaire à des exigences impératives tenant à la loyauté des transactions commerciales et à la défense des consommateurs. Le fait que les dispositions de la Milchgesetz ne s'appliquent qu'aux produits susceptibles d'être confondus avec le lait démontrerait que telle est bien leur fonction et leur finalité. L'interdiction qui en résulte serait également conforme au principe de proportionnalité, puisque aucun autre moyen, moins radical, ne serait suffisant pour protéger les consommateurs contre les risques de tromperie, résultant notamment de la commercialisation de produits constituant des imitations serviles.
16 Dans son arrêt du 23 février 1988, précité, la Cour s'est prononcée sur une interdiction résultant d'une disposition législative française analogue à l'article 36 de la Milchgesetz. Elle a déclaré que l'information du consommateur pouvait être assurée notamment par un étiquetage adéquat, et que cette possibilité existe également lorsque les produits sont vendus par distributeurs automatiques de boissons ainsi que, en principe, dans les lieux de restauration collective. Si, dans cette dernière hypothèse, une information complète et détaillée des consommateurs peut soulever quelques difficultés, ce problème se pose pour l'ensemble des denrées offertes dans lesdits lieux. Aucune raison particulière n'exige que les consommateurs soient informés d'une manière plus rigoureuse, s'agissant des succédanés du lait et des produits laitiers (point 10). Il y a lieu d'ajouter que des considérations analogues s'appliquent pour ce qui concerne la nécessité d'empêcher une concurrence déloyale.
17 Il résulte également de la jurisprudence de la Cour (arrêt du 16 décembre 1980, Fietje, 27-80, Rec. p. 3839, point 11) que des mesures nationales, lorsqu'elles sont nécessaires pour garantir les dénominations correctes des produits, pour éviter toute confusion dans l'esprit du consommateur et pour assurer la loyauté des transactions commerciales, ne constituent pas une infraction au principe de la libre circulation des marchandises consacré par les articles 30 et suivants du traité CEE. Le droit communautaire ne s'oppose donc pas à une mesure nationale garantissant une information correcte des consommateurs et évitant ainsi toute confusion. Toutefois, la mesure en cause va au-delà d'une telle garantie.
18 Il s'ensuit qu'une interdiction absolue de commercialisation des succédanés du lait n'est pas nécessaire pour assurer la loyauté des transactions commerciales et la défense des consommateurs, et que, dès lors, le premier moyen de défense du Gouvernement fédéral doit être rejeté.
Quant à la nécessité de la mesure litigieuse pour atteindre les objectifs de la politique agricole commune
19 En ce qui concerne l'argument du Gouvernement fédéral selon lequel l'interdiction de commercialiser les produits en cause serait nécessaire pour atteindre les objectifs de la politique agricole commune, la Cour a déjà jugé dans ses arrêts du 23 février 1988 (précité, points 18 et 19), du 14 juillet 1988, Drei Glocken (407-85, Rec. p. 4233, point 26) et du 2 février 1989, Commission/République fédérale d'Allemagne, (274-87, Rec. p. 0000, points 21 et 22) que, dès lors que la Communauté a établi une organisation commune de marché dans un secteur déterminé, les États membres sont tenus de s'abstenir de toute mesure unilatérale qui rentre de ce chef dans la compétence de la Communauté. Il incombe donc à la Communauté, et non à un État membre, de rechercher une solution à tout problème dans le cadre de la politique agricole commune.
20 Dans ce contexte, il convient d'ajouter que des mesures nationales, même lorsqu'elles soutiennent une politique commune de la Communauté, ne peuvent aller à l'encontre d'un des principes fondamentaux de la Communauté, en l'occurrence celui de la libre circulation des marchandises, sans être justifiées par des raisons reconnues par le droit communautaire.
21 Il apparaît de ce qui précède que la mesure litigieuse ne saurait être justifiée par les exigences de la politique agricole commune. Dès lors, il y a lieu de conclure qu'elle est contraire à l'interdiction prévue par l'article 30 du traité CEE.
Quant à la justification de la mesure litigieuse par l'article 5 du règlement n° 1898-87
22 Le Gouvernement fédéral, soutenu par le Gouvernement français, interprète encore l'article 5 du règlement n° 1898-87, selon lequel les États membres peuvent, pour une certaine période, "dans le respect des règles générales du traité, maintenir une réglementation nationale qui restreint la fabrication et la commercialisation sur leur territoire des produits ne répondant pas aux conditions visées à l'article 2 du présent règlement", comme signifiant que la législation allemande dont il s'agit peut en tout état de cause continuer de s'appliquer.
23 Cet argument ne peut être retenu. Sans même qu'il soit nécessaire de trancher la question de savoir si la disposition en cause est assortie d'un effet rétroactif, il suffit de constater qu'elle ne justifie le maintien d'une réglementation nationale qu'à la condition que les règles générales du traité CEE soient respectées. Or, comme la Cour l'a relevé ci-dessus, la réglementation dont il s'agit est contraire à l'article 30 du traité CEE et ne remplit donc pas les conditions posées par l'article 5 du règlement n° 1898-87.
24 Il résulte de tout ce qui précède que le manquement est établi. Il y a donc lieu de reconnaître que, en interdisant la commercialisation sur le marché allemand des succédanés du lait régulièrement fabriqués et commercialisés dans d'autres États membres, la République fédérale d'Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.
Sur les dépens
25 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La partie défenderesse ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens. Il y a lieu de laisser à la partie intervenante la charge de ses propres dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête :
1) En interdisant la commercialisation sur le marché allemand des succédanés du lait régulièrement fabriqués et commercialisés dans d'autres États membres, la République fédérale d'Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.
2) La République fédérale d'Allemagne est condamnée aux dépens. La République française supportera ses propres dépens.