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Décisions

CJCE, 11 mai 1999, n° C-255/97

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Pfeiffer Großhandel GmbH

Défendeur :

Löwa Warenhandel GmbH

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Kapteyn, Jann

Avocat général :

M. Mischo

Juges :

MM. Moitinho de Almeida, Gulmann, Murray, Ragnemalm, Sevón, Wathelet

Avocats :

Mes Hintermayr, Foglar-Deinhardstein, Wägenbaur, Minichmayr, Brandstätter

CJCE n° C-255/97

11 mai 1999

LA COUR,

1. Par ordonnance du 24 mars 1997, parvenue à la Cour le 14 juillet suivant, le Handelsgericht Wien a posé, en vertu de l'article 234 CE (ex-article 177), une question préjudicielle sur l'interprétation des articles 30 et 52 du traité CE (devenus, après modification, articles 28 et 43 CE).

2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant la société Pfeiffer Großhandel GmbH (ci-après "Pfeiffer") à la société Löwa Warenhandel GmbH (ci-après "Löwa"), dans lequel Pfeiffer demande qu'il soit interdit à Löwa d'utiliser un certain nom commercial.

3. Pfeiffer exploite depuis 1969 une grande surface à Pasching, en Autriche, sous le nom commercial "Plus KAUF PARK". Cette dénomination a été enregistrée

auprès du Patentamt (Office fédéral des brevets) autrichien en tant que marque nominale et figurative, avec priorité au 5 août 1969. Pfeiffer vend diverses marchandises, essentiellement du secteur alimentaire, sous la marque "Plus wir bieten mehr", enregistrée en Autriche avec priorité au 22 septembre 1989.

4. Löwa exploite en Autriche 139 magasins à prix réduits, dans lesquels elle offre à la vente des marchandises de même nature que celles proposées dans la grande surface exploitée par Pfeiffer. La société mère de Löwa, la société allemande Tengelmann Warenhandelsgesellschaft (ci-après "Tengelmann"), est titulaire de la marque internationale "Plus" avec priorité au 15 novembre 1989. Une autre filiale de Tengelmann, la société allemande Plus Warenhandelsgesellschaft mbH & Co., est titulaire de la marque nominale et figurative "Plus prima leben und sparen" enregistrée en Autriche avec priorité au 18 décembre 1979. Löwa elle-même est titulaire de la marque nominale et figurative "Pluspunkt", enregistrée en Autriche avec priorité au 15 avril 1994.

5. Tengelmann et Plus Warenhandelsgesellschaft sont présentes dans le secteur des magasins à prix réduits en Allemagne, en Italie, en Espagne, en République tchèque et en Hongrie sous le nom commercial "Plus". Tengelmann aspire à une présentation uniforme de ses magasins dans toute l'Europe, ce qui permettrait une publicité identique au niveau européen et le développement ultérieur d'une "corporate identity".

6. A cette fin, Löwa a commencé en 1994 à commercialiser des marchandises sous la désignation "Plus" et à modifier le nom de 17 des 139 supermarchés qu'elle exploite en Autriche de telle manière que "Zielpunkt" est devenu "Plus prima leben und sparen", dont la présentation graphique correspond à la marque nominale et figurative de sa société soeur et se distingue du nom commercial employé par Pfeiffer aussi bien par l'adjonction de diverses mentions que par la présentation optique.

7. Dans le cadre du litige au principal, Pfeiffer demande, en se fondant sur l'article 9 du Gesetz gegen den unlauteren Wettbewerb (loi sur la répression de la concurrence déloyale ou illicite, ci-après l'"UWG"), qu'il soit interdit à Löwa d'exploiter, dans les Länder de Basse-Autriche, de Haute-Autriche et de Salzbourg, des commerces de détail destinés aux consommateurs finaux sous le nom commercial "Plus", avec ou sans adjonction d'autres mentions.

8. L'article 9, paragraphe 1, de l'UWG permet d'interdire l'usage de dénominations sociales, noms commerciaux ou désignations spécifiques d'entreprises, s'il est fait d'une manière qui est susceptible de provoquer une confusion avec des dénominations sociales, noms commerciaux ou désignations spécifiques utilisés de manière licite par une autre personne. Aux termes de l'article 9, paragraphe 3, de l'UWG, sont assimilés à la désignation spécifique d'une entreprise les marques enregistrées et les signes commerciaux qui constituent une caractéristique de

l'entreprise dans le secteur d'activité économique concerné, ainsi que les autres éléments destinés à distinguer l'entreprise en question d'autres entreprises.

9. Dans son ordonnance de renvoi, le Handelsgericht Wien relève

- que la jurisprudence autrichienne interprète l'article 9 de l'UWG en ce sens que tant les marques que les désignations spécifiques d'entreprises ne bénéficient de la protection conférée par cette disposition que si elles possèdent un caractère distinctif, c'est-à-dire qu'elles ont quelque chose de particulier, d'individuel, qui est déjà apte, de par sa nature, à distinguer celui qui les porte d'autres personnes ou si elles ont acquis une force distinctive, indépendamment de leur originalité, en raison de leur notoriété dans le commerce;

- que, selon cette jurisprudence, "Plus", en tant que dénomination d'une entreprise qui commercialise des marchandises de nature très diverse - des produits alimentaires, mais également d'autres marchandises de consommation courante - dans des supermarchés, est originale, et non simplement descriptive, et, par conséquent, susceptible d'être protégée, et

- que, dès lors, l'utilisation par Löwa du nom commercial "Plus", avec ou sans adjonction d'autres mentions, viole l'article 9 de l'UWG, puisque Pfeiffer bénéficie d'une priorité.

10. Cependant, le Handelsgericht Wien estime que l'injonction de ne pas faire qu'il serait amené à prononcer à l'encontre de Löwa en vertu de l'article 9 de l'UWG affecterait le commerce intracommunautaire. Dans ces conditions, il a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question suivante:

"Convient-il d'interpréter les articles 30 ou 52 et suivants du traité CE dans ce sens qu'ils s'opposent à l'application de dispositions nationales qui imposent de protéger, au regard de marques ou de désignations spécifiques d'entreprises présentant un danger de confusion, celle qui a la plus ancienne priorité, et donc d'interdire à une entreprise l'emploi, dans trois Länder de la république d'Autriche, d'une marque ou d'une désignation spécifique d'entreprise, sous laquelle apparaissent licitement des sociétés faisant partie de son groupe dans d'autres États membres?"

11. A titre liminaire, il convient de relever que la juridiction de renvoi tient pour établi le risque de confusion invoqué par la requérante au principal pour demander qu'il soit fait interdiction à la défenderesse au principal, conformément à une disposition nationale relative à la concurrence déloyale, d'utiliser un nom commercial. Dès lors, par sa question, la juridiction de renvoi demande en substance si les articles 30 et 52 du traité s'opposent à une disposition nationale qui interdit, en raison d'un risque de confusion, l'utilisation d'un nom commercial en tant que désignation spécifique d'une entreprise.

12. Pfeiffer, se fondant notamment sur la jurisprudence de la Cour relative à la protection des marques dans le cadre des articles 30 et 36 du traité CE (ce dernier article devenu, après modification, article 30 CE), propose de répondre à cette question par la négative. Elle fait valoir que l'article 9, paragraphe 1, de l'UWG, en tant que disposition nationale qui concerne exclusivement les modalités de vente, et non les produits, et qui est indistinctement applicable à tous les opérateurs concernés, qu'ils soient ou non ressortissants autrichiens, est compatible avec l'article 30 du traité et ne porte pas atteinte à la liberté d'établissement consacrée à l'article 52 du traité.

13. Löwa fait valoir, en substance, que l'interdiction faite à une société d'utiliser, sur une partie du territoire autrichien, la même dénomination que celle utilisée dans d'autres États membres par des sociétés appartenant au même groupe constitue une atteinte à la libre circulation des marchandises en ce qu'elle entrave la mise en œuvre, par le groupe de sociétés, d'un concept publicitaire uniforme au niveau communautaire et contraint donc l'importateur à aménager de façon différente la présentation de ses produits en fonction du lieu de commercialisation. Elle considère, en outre, que l'interdiction d'utiliser un nom commercial pourrait également limiter de manière inadmissible la liberté d'établissement au sens de l'article 52 du traité.

14. Le Gouvernement autrichien, qui considère que la compatibilité de la législation autrichienne avec le droit communautaire s'apprécie désormais au regard de la première directive 89-104-CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1), fait valoir que l'article 9, paragraphe 1, de l'UWG, en ce qu'il assure la protection des marques antérieures, est conforme aux dispositions de ladite directive.

15. La Commission considère, d'une part, que l'article 52 du traité ne s'oppose pas à une disposition telle que celle de l'article 9, paragraphe 1, de l'UWG dans la mesure où celle-ci ne concerne pas directement la faculté et les modalités d'établissement et n'a donc pas de rapport ou, du moins, pas de rapport suffisant avec la liberté d'établissement. Elle ajoute que, en tout état de cause, l'ordonnance de renvoi ne permet nullement de conclure que l'article 9, paragraphe 1, de l'UWG, son application pratique ou la jurisprudence nationale en la matière opèrent une discrimination directe ou indirecte entre les entreprises autrichiennes et les entreprises qui s'installent en Autriche.

16. La Commission fait valoir, d'autre part, que l'article 30 du traité ne s'oppose pas non plus à une disposition telle que celle figurant à l'article 9, paragraphe 1, de l'UWG, car, si, en vertu de la jurisprudence Keck et Mithouard (arrêt du 24 novembre 1993, C-267-91 et C-268-91, Rec. p. I-6097), les modalités de vente sont exclues du champ d'application de l'article 30 du traité, il doit en être de même, a fortiori, s'agissant de dispositions ne prescrivant aucune modalité de vente, de quelque nature que ce soit.

17. Il convient, en premier lieu, d'examiner si une interdiction telle que celle envisagée dans l'affaire au principal est contraire à l'article 52 du traité, qui prévoit la suppression des restrictions à la liberté d'établissement dans la Communauté. En effet, selon la défenderesse au principal, l'injonction demandée à son encontre, si elle était délivrée, limiterait la liberté d'établissement en Autriche du groupe auquel elle appartient en ce qu'elle l'empêcherait d'y faire usage de la dénomination utilisée dans d'autres États membres, en particulier celui où sa société mère est établie, par le groupe.

18. Il importe de rappeler que le droit d'établissement prévu à l'article 52 du traité, lu en combinaison avec l'article 48 CE (ex-article 58), est reconnu tant aux personnes physiques ressortissantes d'un État membre de la Communauté qu'aux personnes morales au sens de l'article 48 CE. Il comporte, sous réserve des exceptions et conditions prévues, l'accès sur le territoire de tout autre État membre à toutes sortes d'activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises, la création d'agences, de succursales ou de filiales.

19. Constituent une restriction à l'accès à ces activités dans l'État membre d'établissement des mesures nationales qui sont susceptibles de placer les sociétés d'autres États membres dans une situation de fait ou de droit désavantageuse par rapport à celle des sociétés de l'État membre d'établissement (voir arrêt du 17 juin 1997, Sodemare e.a., C-70-95, Rec. p. I-3395, point 33). Une telle restriction est contraire à l'article 52 du traité, lu en combinaison avec l'article 48 CE, même si elle est appliquée de manière non discriminatoire, à moins qu'elle soit justifiée par des raisons impérieuses d'intérêt général, qu'elle soit propre à garantir la réalisation de l'objectif qu'elle poursuit et qu'elle n'aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (voir arrêt du 30 novembre 1995, Gebhard, C-55-94, Rec. p. I-4165, point 37).

20. Or, une interdiction telle que celle demandée par la requérante au principal désavantage les entreprises ayant leur siège dans un autre État membre dans lequel elles utilisent légalement un nom commercial, qui sont intéressées à étendre l'usage de ce nom en dehors de cet État membre. En effet, l'interdiction est susceptible de gêner la mise en œuvre, par ces entreprises, d'un concept publicitaire uniforme au niveau communautaire puisqu'elle peut les contraindre à aménager de façon différente la présentation de leurs exploitations en fonction du lieu d'établissement.

21. Cependant, une telle restriction au droit d'établissement découlant d'une disposition nationale qui protège, notamment, des noms commerciaux contre des risques de confusion est justifiée par des raisons impérieuses d'intérêt général tenant à la protection de la propriété industrielle et commerciale (voir, en ce sens, arrêt du 18 mars 1980, Coditel, 62-79, Rec. p. 881, point 15).

22. En effet, la protection, octroyée par un droit national, contre ce risque de confusion ne saurait être censurée sur le fondement du droit communautaire dès lors qu'elle correspond à l'objet spécifique de la protection du nom commercial qui

est de protéger le titulaire contre le risque de confusion (voir, dans le même sens, à propos de marques, arrêt du 30 novembre 1993, Deutsche Renault, C-317-91, Rec. p. I-6227, point 37).

23. En outre, il convient de relever, ainsi que M. l'avocat général l'a fait aux points 63 à 68 de ses conclusions, que l'injonction réclamée par Pfeiffer dans l'affaire au principal est propre à garantir la réalisation de l'objectif qu'elle poursuit et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre, dès lors que le juge national parvient, sur la base de son droit national, à la conclusion qu'un risque de confusion existe effectivement.

24. Ainsi, l'article 52 du traité ne s'oppose pas à une interdiction telle que celle susceptible d'être délivrée à l'encontre de Löwa dans l'affaire au principal.

25. Il convient, en second lieu, d'examiner si une telle interdiction est contraire à l'article 30 du traité, selon lequel les restrictions quantitatives à l'importation des marchandises, ainsi que toutes mesures d'effet équivalent, sont interdites entre les États membres.

26. Ainsi qu'il a été relevé aux points 17 à 24 du présent arrêt, l'interdiction que la juridiction de renvoi envisage de prononcer, même si elle limite les possibilités pour des entreprises établies dans d'autres États membres d'user des mêmes noms commerciaux dans l'État membre concerné, n'est pas contraire à l'article 52 du traité parce qu'elle est justifiée par des raisons impérieuses. Elle ne saurait, par conséquent, être contraire à l'article 30 du traité relatif à la libre circulation des marchandises que si et dans la mesure où elle a des effets restrictifs sur la libre circulation des marchandises entre États membres autres que ceux découlant de façon indirecte de la restriction à la liberté d'établissement.

27. Or, dans le cas d'espèce, à supposer même que la mesure contestée ait des effets restrictifs sur la libre circulation des marchandises, rien n'indique qu'il ne s'agit pas d'effets découlant indirectement de la restriction à la liberté d'établissement.

28. Ainsi, l'article 30 du traité ne s'oppose pas non plus à une interdiction telle que celle susceptible d'être délivrée à l'encontre de Löwa dans l'affaire au principal.

29. Compte tenu de ce qui précède, il convient de répondre à la question préjudicielle que les articles 30 et 52 du traité ne s'opposent pas à une disposition nationale qui interdit, en raison d'un risque de confusion, l'utilisation d'un nom commercial en tant que désignation spécifique d'une entreprise.

Sur les dépens

30. Les frais exposés par le Gouvernement autrichien et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par le Handelsgericht Wien, par ordonnance du 24 mars 1997, dit pour droit:

Les articles 30 et 52 du traité CE (devenus, après modification, articles 28 et 43 CE) ne s'opposent pas à une disposition nationale qui interdit, en raison d'un risque de confusion, l'utilisation d'un nom commercial en tant que désignation spécifique d'une entreprise.