Livv
Décisions

CJCE, 18 mai 1989, n° 266-87

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

The Queen

Défendeur :

Royal Pharmaceutical Society of Great Britain, ex parte Association of Pharmaceutical Importers, Secretary of State for Social Services

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Joliet, O'Higgins, Grévisse

Avocat général :

M. Darmon

Juges :

Sir Gordon Slynn, MM. Mancini, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias

Avocats :

Mes Wyatt, Kon de Messrs SJ Berwin & Co, Hill de Walker Martineau, Laws, Paines

CJCE n° 266-87

18 mai 1989

LA COUR,

1 Par ordonnances du 30 juillet 1987, parvenues à la Cour le 7 septembre suivant, la Court of Appeal de Londres a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30 et 36 du traité, en vue d'apprécier la compatibilité avec ces dispositions de certaines mesures nationales concernant les produits pharmaceutiques délivrés exclusivement sur ordonnance.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre de deux litiges opposant l'"Association of Pharmaceutical Importers" (association des importateurs de produits pharmaceutiques) et les membres de cette association, qui procèdent à des importations parallèles de produits pharmaceutiques provenant d'autres États membres qu'ils commercialisent ensuite au Royaume-Uni, à la "Pharmaceutical Society of Great Britain" (société des pharmaciens de Grande-Bretagne - affaire 266-87) et au "Secretary of State for Social Services" (secrétaire d'État pour les services sociaux - affaire 267-87).

3 En vue de se conformer à l'arrêt de la Cour de justice du 20 mai 1976 (De Peijper, 104-75, Rec. p. 613), le Royaume-Uni a introduit une procédure simplifiée pour l'octroi des autorisations de mise sur le marché de spécialités pharmaceutiques faisant l'objet d'importations parallèles, ayant les mêmes effets thérapeutiques qu'une spécialité déjà autorisée au Royaume-Uni et produites par le même fabricant ou groupe de fabricants ou par un licencié du fabricant de la spécialité déjà autorisée.

4 Il ressort du dossier que, parmi les quelque 220 spécialités ayant été autorisées selon cette procédure simplifiée, une cinquantaine portent une marque qui diffère de celle de la spécialité équivalente antérieurement autorisée au Royaume-Uni. Il est également constant que, même dans ces cas, des pharmaciens ont souvent livré la spécialité importée parallèlement contre une ordonnance indiquant, de manière spécifique, la marque de la spécialité antérieurement autorisée. Cette pratique s'explique par le fait que les produits parallèlement importés reviennent moins chers aux pharmaciens et permettent ainsi à ceux-ci de prélever une marge bénéficiaire plus élevée.

5 L'article 58, alinéa 2, de la "Medecines Act" (loi sur les médicaments) de 1968 interdit de vendre au détail, ou de fournir dans les conditions de la vente au détail, certains produits pharmaceutiques autrement que sur prescription d'un praticien (médecin, dentiste ou vétérinaire). En règle générale, le praticien est libre soit de prescrire le médicament en cause en indiquant sa dénomination générique, soit de prescrire une spécialité pharmaceutique en indiquant sa marque.

6 La "Pharmaceutical Society of Great Britain", qui est l'organisation professionnelle du secteur de la pharmacie, a adopté un code de déontologie ainsi que des "Guidances Notes" (vade-mecum du pharmacien), qui, entre autres, interdisent au pharmacien de remplacer, sauf cas d'urgence, un produit nommément désigné dans l'ordonnance du praticien par un autre produit, même s'il considère que les effets thérapeutiques et la qualité de cet autre produit sont identiques. Lesdites règles disposent également que le pharmacien, lorsqu'il exécute une ordonnance, ne peut s'écarter des instructions du prescripteur, à moins que cela ne s'avère nécessaire pour préserver la santé du patient.

7 Compte tenu de la pratique susvisée de certains pharmaciens de livrer des produits importés parallèlement et portant une autre marque que celle indiquée sur l'ordonnance, le conseil de la société a publié, le 12 juillet 1986, une déclaration officielle confirmant que les dispositions déontologiques ci-dessus citées "s'appliquent aussi bien aux médicaments importés qu'à ceux qui sont produits pour le marché du Royaume-Uni ". C'est cette déclaration que la société a refusé de retirer qui forme l'objet du litige au principal ayant donné lieu au recours préjudiciel 266-87.

8 Selon une déclaration approuvée par les parties au principal dans l'affaire 267-87 et déposée par la Court of Appeal, environ 95 % des produits pharmaceutiques délivrés sur ordonnance le sont sous le régime de la sécurité sociale (" National Health Service "). Dans le cadre de ce régime, le Gouvernement britannique laisse, sauf certaines exceptions, la liberté aux médecins de prescrire des spécialités pharmaceutiques sous leur marque déposée, bien qu'il encourage l'utilisation des dénominations génériques. Or, selon les "Terms of Service for Chemists under the National Health Service" (règles applicables aux pharmaciens sous le régime de la sécurité sociale), les pharmaciens sont tenus de délivrer les produits prescrits dans les ordonnances. Il s'ensuit que, si le médecin a fait usage de sa liberté de prescrire un produit en le désignant par une marque, seul le produit portant cette marque peut être livré par le pharmacien. C'est l'application de cette règle à des spécialités pharmaceutiques importées parallèlement qui forme l'objet de l'affaire au principal ayant donné lieu au recours 267-87.

9 Ayant constaté que, après la publication de la déclaration précitée de la "Pharmaceutical Society of Great Britain" et l'application simultanée des "Terms of Service" aux produits importés, les importations parallèles des spécialités pharmaceutiques portant une autre marque que celle de la spécialité antérieurement autorisée au Royaume-Uni avaient pratiquement cessé, l'"Association of Pharmaceutical Importers" et les membres de cette association ont attaqué ces deux mesures devant la Divisional Court et, déboutés par celle-ci, ont saisi la Court of Appeal.

10 Cette dernière juridiction a sursis à statuer et posé à la Cour des questions préjudicielles qui, dans l'affaire 266-87, sont formulées de la manière suivante :

"1) Une disposition nationale d'un État membre aux termes de laquelle un pharmacien est tenu, pour exécuter une ordonnance désignant un produit médical par sa marque ou son nom déposé, de délivrer exclusivement un produit portant cette marque ou ce nom est-elle incompatible avec l'article 30 du traité CEE, lorsque cette disposition a pour effet d'empêcher le pharmacien de vendre un produit de valeur thérapeutique équivalente, autorisé par les autorités nationales compétentes en vertu de dispositions adoptées conformément à l'arrêt de la Cour de justice dans l'affaire 104-75 et fabriqué par la même société ou le même groupe de sociétés, ou encore par le titulaire d'une licence de cette société, mais revêtu d'une marque ou d'un nom utilisés pour ce produit dans un autre État membre, différents de ceux mentionnés dans l'ordonnance?

2) S'il est répondu par l'affirmative à la première question, une disposition nationale de ce type peut-elle être justifiée par des raisons de protection de la santé publique ou de protection de la propriété industrielle et commerciale?

3) En tout état de cause, la déclaration du conseil de la Pharmaceutical Society of Great Britain, publiée au Pharmaceutical Journal le 12 juillet 1986, ou sa décision, exprimée dans sa lettre du 12 août 1986, de ne pas revenir sur cette déclaration, constituaient-elles des 'mesures'au sens de l'article 30 du traité CEE?"

11 Dans l'affaire 267-87, la Court of Appeal a posé deux questions préjudicielles substantiellement identiques aux deux premières questions de l'affaire 266-87. Pour cette raison, la Cour a décidé, par ordonnance du 11 novembre 1987, de joindre ces deux affaires aux fins de la procédure écrite, de la procédure orale et de l'arrêt.

12 Pour un plus ample exposé des faits des litiges au principal, de la réglementation nationale applicable, du déroulement de la procédure ainsi que des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la troisième question

13 Avant d'examiner si les mesures en cause relèvent de l'interdiction de l'article 30 du traité ou si elles sont justifiées au sens de l'article 36 du traité, il convient de trancher le problème posé par la troisième question préjudicielle, qui vise à savoir si une mesure prise par une organisation professionnelle telle que la "Pharmaceutical Society of Great Britain" est susceptible de relever desdits articles.

14 A cet égard, il ressort du dossier que cette société, qui a été dotée de la personnalité juridique par charte royale en 1843 et dont l'existence est également consacrée par la législation britannique, constitue l'unique organisation professionnelle du secteur de la pharmacie. Elle tient le registre sur lequel tout pharmacien doit être inscrit pour pouvoir exercer ses activités. Ainsi qu'il ressort de l'ordonnance de renvoi, elle adopte les règles de déontologie applicables aux pharmaciens. Enfin, la législation britannique a institué une commission disciplinaire, au sein de la société, qui peut prononcer des sanctions disciplinaires contre un pharmacien pour fautes professionnelles, ces sanctions pouvant même aller jusqu'à sa radiation du registre, et dont les décisions peuvent être portées devant la High Court.

15 Il y a lieu de constater que les actes d'une organisation professionnelle à laquelle la législation nationale a conféré des pouvoirs de cette nature peuvent, s'ils sont susceptibles d'influencer le commerce entre États membres, constituer des "mesures", au sens de l'article 30 du traité.

16 Il convient donc de répondre à la troisième question préjudicielle que les actes d'une organisation professionnelle, telle que la "Pharmaceutical Society of Great Britain", qui édicte les règles de déontologie applicables aux membres de la profession et dont une commission a été dotée, par la législation nationale, d'un pouvoir disciplinaire pouvant aller jusqu'au prononcé de la radiation du registre des personnes autorisées à exercer la profession, peuvent constituer des "mesures" au sens de l'article 30 du traité CEE.

Sur les deux premières questions

17 Il convient de rappeler que, aux termes de l'article 30 du traité, les "restrictions quantitatives à l'importation, ainsi que toute mesure d'effet équivalent, sont interdites entre les États membres ". Conformément à la jurisprudence constante de la Cour (voir, en premier lieu, l'arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville, 8-74, Rec. p. 837), constitue une mesure d'effet équivalent toute mesure susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire.

18 Selon l'ordonnance de renvoi dans l'affaire 266-87, il est constant entre les parties au principal que les quelque 50 produits importés parallèlement, qui portent des marques différentes de celles des produits équivalents antérieurement autorisés au Royaume-Uni, ont été commercialisés dans cet État membre en quantités importantes pendant quelques années, mais que leur importation a pratiquement cessé au cours de l'été 1986, pendant lequel est intervenue la publication de la déclaration par laquelle la "Pharmaceutical Society of Great Britain" a rappelé la règle déontologique interdisant aux pharmaciens de remplacer un produit nommément indiqué dans l'ordonnance par un autre produit, même si ce dernier a un effet thérapeutique identique, et a confirmé que cette règle s'appliquerait aussi bien aux produits importés qu'aux produits nationaux.

19 Dans ces conditions et bien que le lien de causalité soit contesté entre les parties, il n'est pas possible pour la Cour d'écarter l'hypothèse selon laquelle ladite règle est susceptible, dans les circonstances particulières de l'affaire, d'entraver le commerce intracommunautaire. Pour cette raison et sans qu'il soit nécessaire de décider si, de manière générale, une règle interdisant au pharmacien de remplacer le médicament, prescrit par le médecin traitant, par un autre produit ayant le même effet thérapeutique constitue une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité, il convient d'examiner si une telle règle peut être justifiée au titre de l'article 36 (deuxième question).

20 A cet égard, il y a lieu de constater que, parmi les raison d'intérêt général énumérées à l'article 36, seule la protection de la santé peut entrer en ligne de compte. En effet, une règle interdisant au commerçant de remplacer le produit de marque commandé par un autre produit, même avec le consentement du consommateur, irait au-delà de ce qui pourrait être nécessaire pour protéger la propriété industrielle et commerciale. Il convient, par ailleurs, d'ajouter que si la Cour, dans son arrêt du 10 octobre 1978 (Centrafarm, 3-78, Rec. p. 1823), a estimé justifiée, au sens de l'article 36, l'opposition par le titulaire d'une marque protégée dans un État membre à ce qu'une marchandise soit mise sur le marché sous cette marque par un tiers, même si cette marchandise a été licitement écoulée auparavant dans un autre État membre sous une autre marque qui y est détenue par le même titulaire, elle a fait une réserve expresse pour le cas où la pratique d'utiliser des marques différentes pour un même produit viserait à cloisonner artificiellement les marchés.

21 Par contre, les règles concernant les relations entre médecins et pharmaciens, et notamment celles relatives à la liberté de prescription du médecin traitant et à la possibilité éventuelle du pharmacien de livrer un médicament autre que celui prescrit dans l'ordonnance, font partie du système de la santé publique national. Aussi longtemps que ces questions n'ont pas été réglées par la législation communautaire, il appartient aux États membres, dans les limites tracées par l'article 36, de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé et de la vie des personnes et de la manière dont ce niveau doit être atteint.

22 Aucun élément du dossier ne permet à la Cour de constater qu'une règle interdisant aux pharmaciens de remplacer un médicament nommément désigné dans l'ordonnance par un autre médicament, même ayant le même effet thérapeutique, va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le but visé, à savoir de laisser l'entière responsabilité du traitement du patient au médecin traitant. En particulier, la Cour n'est pas en mesure d'écarter les raisons de caractère psychosomatique, qui, selon les observations présentées par la "Pharmaceutical Society of Great Britain" et par plusieurs Gouvernements d'États membres, pourraient motiver la prescription d'une spécialité pharmaceutique déterminée au lieu du produit générique ou de tout autre spécialité pharmaceutique ayant le même effet thérapeutique.

23 Les arguments présentés par l'"Association of Pharmaceutical Importers" ne font pas non plus apparaître d'éléments susceptibles d'établir que l'application d'une telle règle générale aux produits importés d'autres États membres, dans lesquels leur mise sur le marché est autorisée, constitue un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres, au sens de la dernière phrase de l'article 36.

24 Il convient donc de répondre aux deux premières questions préjudicielles qu'une disposition nationale d'un État membre selon laquelle un pharmacien est tenu, pour exécuter une ordonnance désignant un produit médical par sa marque ou son nom déposé, de délivrer exclusivement un produit portant cette marque ou ce nom peut être justifiée par des raisons de protection de la santé publique, au titre de l'article 36 du traité, même lorsque cette disposition a pour effet d'empêcher le pharmacien de vendre un produit de valeur thérapeutique équivalente, autorisé par les autorités nationales compétentes en vertu de dispositions adoptées conformément à l'arrêt de la Cour du 20 mai 1976 dans l'affaire 104-85, et fabriqué par la même société ou le même groupe de sociétés, ou encore par le titulaire d'une licence de cette société, mais revêtu d'une marque ou d'un nom utilisés pour ce produit dans un autre État membre, différents de ceux mentionnés dans l'ordonnance.

Sur les dépens

25 Les frais exposés par les Gouvernements belge, britannique, danois et néerlandais ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par la Court of Appeal de Londres, par ordonnances du 30 juillet 1987,

dit pour droit :

1) Les actes d'une organisation professionnelle, telle que la "Pharmaceutical Society of Great Britain", qui édicte les règles de déontologie applicables aux membres de la profession et dont une commission a été dotée, par la législation nationale, d'un pouvoir disciplinaire pouvant aller jusqu'au prononcé de la radiation du registre des personnes autorisées à exercer la profession, peuvent constituer des "mesures" au sens de l'article 30 du traité CEE.

2) Une disposition nationale d'un État membre selon laquelle un pharmacien est tenu, pour exécuter une ordonnance désignant un produit médical par sa marque ou son nom déposé, de délivrer exclusivement un produit portant cette marque ou ce nom peut être justifiée par des raisons de protection de la santé publique, au titre de l'article 36 du traité, même lorsque cette disposition a pour effet d'empêcher le pharmacien de vendre un produit de valeur thérapeutique équivalente, autorisé par les autorités nationales compétentes en vertu de dispositions adoptées conformément à l'arrêt de la Cour du 20 mai 1976 dans l'affaire 104-75, et fabriqué par la même société ou le même groupe de sociétés, ou encore par le titulaire d'une licence de cette société, mais revêtu d'une marque ou d'un nom utilisés pour ce produit dans un autre État membre, différents de ceux mentionnés dans l'ordonnance.