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Décisions

CJCE, 6e ch., 2 octobre 1997, n° C-122/96

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Stephen Austin Saldanha et MTS Securities Corporation

Défendeur :

Hiross Holding AG

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Mancini

Avocat général :

M. La Pergola

Juges :

MM. Kapteyn, Ragnemalm

Avocats :

Mes Lambert, Zeiler.

CJCE n° C-122/96

2 octobre 1997

LA COUR (sixième chambre),

1 Par ordonnance du 11 mars 1996, parvenue à la Cour le 16 avril suivant, l'Oberster Gerichtshof a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 6, premier alinéa, de ce traité.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'une action introduite par M. Saldanha et MTS Securities Corporation à l'encontre de Hiross Holding AG, une société anonyme autrichienne (ci-après "Hiross") dont ils sont actionnaires, visant à ce qu'il lui soit fait injonction de s'abstenir de transférer ou de céder, sans l'accord de l'assemblée générale, des parts qu'elle détient dans le capital de certaines de ses filiales au profit de sa filiale italienne ou des filiales de celle-ci ayant leur siège en Italie.

3 Hiross a alors demandé au Handelsgericht Wien que M. Saldanha, ressortissant des États-Unis d'Amérique et du Royaume-Uni, vivant en Floride, et MTS Securities Corporation, société domiciliée aux États-Unis, soient contraints de fournir une sûreté pour les frais de procédure, conformément à l'article 57, paragraphe 1, de la Zivilprozeßordnung (code de procédure civile autrichien, ci-après la "ZPO").

4 Selon cette disposition, les ressortissants étrangers qui sont demandeurs dans une procédure engagée devant les juridictions autrichiennes doivent, sur demande du défendeur, consigner une somme destinée à garantir le montant des frais de justice (cautio judicatum solvi), sauf dispositions contraires prévues par des traités internationaux. L'article 57, paragraphe 2, de la ZPO dispose toutefois que cette obligation ne s'applique pas, notamment, si le demandeur a sa résidence habituelle en Autriche ou si une décision judiciaire condamnant le demandeur à indemniser le défendeur de ses frais de justice peut être exécutée dans l'État de la résidence habituelle du demandeur.

5 A cet égard, il ressort de la décision de renvoi qu'aucune convention n'existe entre la République d'Autriche et les États-Unis d'Amérique ou l'État de Floride qui permettrait d'exécuter une décision autrichienne concernant les frais de justice en Floride (voir l'article 37 de l'arrêté du 21 octobre 1986 sur l'entraide judiciaire et d'autres rapports juridiques avec l'étranger en matière civile, JABl 1986-53). Selon le Gouvernement autrichien, même s'il semble que certaines juridictions américaines ont reconnu des titres exécutoires autrichiens, la reconnaissance et l'exécution de tels titres aux États-Unis d'Amérique n'apparaît pas garantie, étant donné que, à défaut de convention, il n'est pas possible d'exécuter des décisions américaines en Autriche. En tout état de cause, il ressort de la décision de renvoi que l'Oberster Gerichtshof a déjà jugé qu'un demandeur étranger ayant sa résidence habituelle en Floride doit se voir en principe imposer la consignation d'une somme à titre de sûreté pour les frais de justice en raison de l'absence de convention en la matière.

6 Bien que la convention d'entraide judiciaire conclue le 31 mars 1931 entre la République d'Autriche et le Royaume-Uni (BGBl n° 45-1932) prévoie, en son article 11, d'exonérer les ressortissants des États signataires de l'obligation de constituer une cautio judicatum solvi, cette exonération est limitée aux personnes domiciliées dans l'un de ces deux États. En vertu de la convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, conclue à Lugano le 16 septembre 1988 (JO L 319, p. 9), qui, depuis le 1er septembre 1996, lie tant la République d'Autriche que le Royaume-Uni, une décision rendue dans un État contractant et susceptible d'y être exécutée est en principe également reconnue dans un autre État contractant après avoir été revêtue de la formule exécutoire. Toutefois, l'article 57, paragraphe 2, point 1a, de la ZPO subordonne son application à la possibilité d'une exécution dans l'État de la résidence habituelle du demandeur, en l'espèce les États-Unis d'Amérique.

7 Par ordonnance du 22 novembre 1994, le Handelsgericht Wien a ordonné solidairement à M. Saldanha et à MTS Securities Corporation de consigner une somme de 500 000 ÖS à titre de sûreté pour les frais de justice de Hiross, au motif qu'ils ne pouvaient bénéficier d'aucune dérogation au titre de l'article 57, paragraphe 2, de la ZPO, et a indiqué qu'ils seraient réputés, sur demande de Hiross, s'être désistés de l'instance s'ils laissaient expirer le délai qui leur avait été imparti pour se conformer à cette obligation.

8 Le 1er janvier 1995, la République d'Autriche a adhéré à l'Union européenne et aux traités sur lesquels l'Union est fondée, y compris le traité CE. L'article 6, premier alinéa, du traité, dispose: "Dans le domaine d'application du présent traité, et sans préjudice des dispositions particulières qu'il prévoit, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité".

9 L'Oberlandesgericht Wien, saisi en appel, a annulé l'ordonnance du Handelsgericht en ce qui concerne M. Saldanha au motif qu'il était de nationalité britannique et qu'il serait donc contraire à l'article 6, premier alinéa, du traité de lui imposer le versement d'une caution. Cette juridiction a estimé que sa double nationalité ou le fait qu'il n'avait pas sa résidence habituelle dans un État membre n'était nullement susceptible de modifier cette conclusion.

10 Hiross a formé un pourvoi en "Revision" à l'encontre de cette décision devant l'Oberster Gerichtshof. Considérant que l'article 6 du traité est une disposition d'ordre public qui doit, en vertu du droit procédural autrichien, être prise en compte par les juridictions nationales, même dans une affaire qui est antérieure à l'adhésion de la République d'Autriche aux Communautés, l'Oberster Gerichtshof a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

"Un ressortissant britannique, qui est aussi en même temps un ressortissant des États-Unis d'Amérique, où il a son domicile (Floride), intentant, devant une juridiction civile autrichienne, une action judiciaire à l'encontre d'une société anonyme ayant son siège en Autriche aux fins qu'il soit fait injonction à ladite société de ne pas transférer ou céder de quelque manière que ce soit à sa filiale italienne ou aux filiales de celle-ci ayant leur siège en Italie des parts qu'elle détient dans des filiales précisément définies sans l'accord de l'assemblée générale obtenu à la majorité qualifiée des trois quarts ou - à titre subsidiaire - à la majorité simple, et qui n'a ni domicile ni avoirs en Autriche, est-il discriminé en raison de sa nationalité, en violation de l'article 6, premier alinéa, du traité CE, au motif que la juridiction autrichienne compétente (de première instance) lui ordonne, en vertu de l'article 57, paragraphe 1, du code de procédure civile autrichien, et sur demande de la société anonyme défenderesse, de fournir une garantie d'un certain montant pour couvrir les frais de justice?"

11 Par sa question, le juge national demande donc si l'article 6, premier alinéa, du traité s'oppose à ce qu'un État membre exige le versement d'une cautio judicatum solvi d'un ressortissant d'un autre État membre qui est également ressortissant d'un pays tiers, dans lequel il a son domicile, lorsque ce ressortissant, qui n'a ni domicile ni biens dans le premier État membre, a introduit, devant l'une de ses juridictions civiles, un recours en sa qualité d'actionnaire à l'encontre d'une société y établie, même si une telle exigence n'est pas imposée à ses propres ressortissants qui n'y possèdent ni biens ni domicile.

Sur le champ d'application temporel de l'article 6, premier alinéa, du traité

12 A titre liminaire, Hiross fait valoir que l'affaire au principal se situe hors du champ d'application temporel du droit communautaire, puisque les faits, y compris l'ordonnance du Handelsgericht imposant à M. Saldanha le dépôt d'une caution, sont antérieurs à l'adhésion de la République d'Autriche aux Communautés européennes. Hiross en conclut qu'il ne peut donc y avoir une discrimination contraire à l'article 6 du traité.

13 A cet égard, il convient de relever que l'article 2 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion du Royaume de Norvège, de la République d'Autriche, de la République de Finlande et du Royaume de Suède et aux adaptations des traités sur lesquels est fondée l'Union européenne (JO 1994, C 241, p. 21, ci-après l'"acte d'adhésion") précise que, dès l'adhésion, les dispositions des traités originaires lient les nouveaux États membres et y sont applicables dans les conditions prévues par ces traités et par l'acte d'adhésion.

14 Étant donné que l'acte d'adhésion ne prévoit nullement des conditions spécifiques quant à l'application de l'article 6 du traité, cette disposition doit être considérée comme étant d'application immédiate et liant la République d'Autriche dès la date de son adhésion, de sorte qu'elle s'applique aux effets futurs des situations nées avant l'adhésion de ce nouvel État membre aux Communautés. Une règle procédurale qui opère une discrimination fondée sur la nationalité ne saurait donc plus être opposée, dès la date d'adhésion, aux ressortissants d'un autre État membre, pour autant que cette règle relève du champ d'application matériel du traité CE.

Sur le champ d'application personnel et matériel de l'article 6, premier alinéa, du traité

15 Il importe d'abord de relever que la seule circonstance qu'un ressortissant d'un État membre possède en même temps la nationalité d'un pays tiers, dans lequel il a son domicile, ne le prive pas du droit d'invoquer, en tant que ressortissant de cet État membre, l'interdiction de discrimination fondée sur la nationalité consacrée par l'article 6, premier alinéa (voir, en ce sens, s'agissant de l'article 52 du traité, arrêt du 7 juillet 1992, Micheletti e.a., C-369-90, Rec. p. I-4239, point 15).

16 L'article 6 du traité déployant ses effets dans le domaine d'application du traité, il y a ensuite lieu d'examiner si relève de cet article une disposition d'un État membre, telle que celle en cause au principal, qui oblige les ressortissants d'un autre État membre à constituer une cautio judicatum solvi lorsqu'ils introduisent, en qualité d'associés, une action à l'encontre d'une société y établie, alors que ses propres ressortissants ne sont pas soumis à une telle exigence.

17 A cet égard, il convient de rappeler que, dans l'arrêt du 26 septembre 1996, Data Delecta et Forsberg (C-43-95, Rec. p. I-4661, point 15), ainsi que dans l'arrêt du 20 mars 1997, Hayes (C-323-95, non encore publié au Recueil, point 17), la Cour a jugé qu'une telle règle de procédure nationale entre dans le domaine d'application du traité au sens de l'article 6, premier alinéa, dans une situation où l'action au principal est connexe à l'exercice des libertés fondamentales garanties par le droit communautaire, telle que, dans ces affaires, une action en paiement de marchandises livrées.

18 Hiross fait valoir que, en l'occurrence, le litige au principal - visant à ce qu'il soit fait injonction à Hiross de s'abstenir de transférer ou de céder, sans accord de l'assemblée générale, des parts détenues dans le capital de certaines de ses filiales au profit de sa filiale italienne ou des filiales de celle-ci ayant leur siège en Italie - n'a aucun rapport avec l'exercice d'une liberté fondamentale garantie par le droit communautaire. En outre, la disposition nationale litigieuse au principal ne relèverait pas du domaine d'application du traité par le biais de l'article 220 du traité CE.

19 A cet égard, il y a lieu de rappeler que, si une règle de procédure telle que celle en cause au principal relève, en principe, de la compétence des États membres, il est de jurisprudence constante qu'elle ne peut opérer une discrimination à l'égard de personnes auxquelles le droit communautaire confère le droit à l'égalité de traitement ni restreindre les libertés fondamentales garanties par le droit communautaire (arrêt du 2 février 1989, Cowan, 186-87, Rec. p. I-195, point 19).

20 Dans les arrêts précités Data Delecta et Forsberg, point 15, et Hayes, point 17, la Cour a jugé qu'une règle procédurale nationale exigeant lors d'un recours juridictionnel, tel que celui qui était en cause dans ces affaires, le versement d'une cautio judicatum solvi risquait d'avoir une incidence, même indirecte, sur les échanges intracommunautaires de biens et de services, en sorte qu'elle relevait du domaine d'application du traité.

21 Sans qu'il soit nécessaire d'examiner l'argument de Hiross selon lequel, eu égard à l'objet du litige au principal, la règle litigieuse ne saurait, en l'espèce, restreindre, même de façon indirecte, une quelconque liberté fondamentale garantie par le droit communautaire, il y a lieu de constater qu'une telle règle ne peut, en tout état de cause, opérer une discrimination à l'égard de personnes auxquelles le droit communautaire confère le droit à l'égalité de traitement.

22 Le litige au principal vise la protection des intérêts invoquée par un associé, ressortissant d'un État membre, à l'encontre d'une société établie dans un autre État membre.

23 L'article 54, paragraphe 3, sous g), du traité CE attribue compétence au Conseil et à la Commission, afin de mettre en œuvre la liberté d'établissement, pour coordonner, dans la mesure nécessaire et en vue de les rendre équivalentes, les garanties qui sont exigées, dans les États membres, des sociétés au sens de l'article 58, deuxième alinéa, du traité CE pour protéger les intérêts tant des associés que des tiers. Il s'ensuit que des règles qui, dans le domaine du droit de sociétés, visent la protection des intérêts des associés relèvent du domaine d'application du traité. Elles sont donc soumises à l'interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité.

24 Lorsque le droit communautaire interdit ainsi toute discrimination fondée sur la nationalité en matière de garanties qui sont exigées, dans les États membres, des sociétés au sens de l'article 58, deuxième alinéa, du traité pour protéger les intérêts des associés, les ressortissants d'un État membre doivent également pouvoir saisir les juridictions d'un autre État membre pour trancher les litiges auxquels leurs intérêts dans des sociétés y établies peuvent donner lieu, sans qu'ils soient discriminés par rapport aux ressortissants de cet État.

Sur la discrimination au sens de l'article 6, premier alinéa, du traité

25 En interdisant "toute discrimination exercée en raison de la nationalité", l'article 6 du traité exige, dans les États membres, la parfaite égalité de traitement des personnes se trouvant dans une situation régie par le droit communautaire et des ressortissants de l'État membre considéré.

26 Il est manifeste qu'une disposition telle que celle en cause dans le litige au principal constitue une discrimination directe fondée sur la nationalité. En effet, selon cette disposition, un État membre n'exige pas de caution de ses propres ressortissants, même s'ils n'ont ni biens ni domicile à l'intérieur de cet État.

27 Hiross considère toutefois que la différenciation en fonction de la nationalité est justifiée par des raisons objectives. A l'appui de cette thèse, Hiross soutient que l'objectif de la disposition litigieuse est de garantir que le défendeur pourra obtenir l'exécution de son droit au remboursement des dépens au cas où il obtiendrait gain de cause. Elle se réfère notamment aux problèmes d'exécution qui peuvent se poser lorsque le demandeur n'a ni domicile ni biens dans la Communauté, ce qui serait le cas en l'espèce au principal.

28 Dans ce contexte, la détention de la nationalité autrichienne en tant que critère permettant de renoncer à l'obligation de fournir une cautio judicatum solvi serait justifiée par la grande probabilité d'obtenir l'exécution, sur le territoire national, d'un droit au remboursement des dépens prononcé à l'encontre d'un ressortissant national solvable, probabilité qui serait due, notamment, à l'existence présumée d'un lien patrimonial avec le territoire national et à l'inclination à se soumettre à des décisions judiciaires nationales.

29 A cet égard, il suffit de relever que, même si l'objectif d'une disposition telle que celle en cause au principal, à savoir celui de garantir l'exécution d'une décision statuant, en matière de dépens, au profit du défendeur obtenant satisfaction dans une procédure, n'est pas en tant que tel contraire à l'article 6 du traité, il n'en reste pas moins qu'elle n'impose pas la constitution d'une cautio judicatum solvi aux ressortissants autrichiens, même lorsqu'ils ne possèdent ni biens ni domicile en Autriche et résident dans un pays tiers dans lequel l'exécution d'une décision donnant gain de cause au défendeur en matière de dépens n'est pas garantie.

30 Dans ces conditions, il convient de répondre à la question posée que l'article 6, premier alinéa, du traité doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre exige le versement d'une cautio judicatum solvi d'un ressortissant d'un autre État membre qui est également ressortissant d'un pays tiers, dans lequel il a son domicile, quand ce ressortissant, qui n'a ni domicile ni biens dans le premier État membre, a introduit, devant l'une de ses juridictions civiles, un recours en sa qualité d'actionnaire à l'encontre d'une société y établie, lorsqu'une telle exigence n'est pas imposée à ses propres ressortissants qui n'y possèdent ni biens ni domicile.

Sur les dépens

31 Les frais exposés par les Gouvernements autrichien et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

Statuant sur la question à elle soumise par l'Oberster Gerichtshof, par ordonnance du 11 mars 1996, dit pour droit:

L'article 6, premier alinéa, du traité CE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre exige le versement d'une cautio judicatum solvi d'un ressortissant d'un autre État membre qui est également ressortissant d'un pays tiers, dans lequel il a son domicile, quand ce ressortissant, qui n'a ni domicile ni biens dans le premier État membre, a introduit, devant l'une de ses juridictions civiles, un recours en sa qualité d'actionnaire à l'encontre d'une société y établie, lorsqu'une telle exigence n'est pas imposée à ses propres ressortissants qui n'y possèdent ni biens ni domicile.