Livv
Décisions

CJCE, 16 juillet 1998, n° C-171/96

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Rui Alberto Pereira Roque

Défendeur :

His Excellency the Lieutenant Governor of Jersey

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Gulmann, Ragnemalm, Wathelet

Avocat général :

M. La Pergola

Juges :

MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Kapteyn, Murray, Edward, Puissochet, Hirsch, Jann, Sevón

Avocat :

Mes Landick.

CJCE n° C-171/96

16 juillet 1998

LA COUR,

1 Par ordonnance du 11 avril 1996, parvenue à la Cour le 20 mai suivant, la Royal Court of Jersey a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 4 du protocole n° 3 concernant les îles anglo-normandes et l'île de Man (JO 1972, L 73, p. 164, ci-après le "protocole n° 3"), annexé à l'acte relatif aux conditions d'adhésion du royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord à la Communauté économique européenne et à la Communauté européenne de l'énergie atomique, et aux adaptations des traités (JO 1972, L 73, p. 14).

2 Ces questions ont été posées dans le cadre d'un litige opposant M. Pereira Roque à His Excellency the Lieutenant Governor of Jersey (ci-après le "Lieutenant Governor") au sujet de l'arrêté d'expulsion que celui-ci a pris à l'encontre de M. Pereira Roque.

3 Jersey forme l'un des deux bailliages composant les îles anglo-normandes.

Le droit communautaire

4 L'article 227, paragraphe 4, du traité CE prévoit:

"Les dispositions du présent traité s'appliquent aux territoires européens dont un État membre assume les relations extérieures."

5 Aux termes du paragraphe 5 de ce même article,

"Par dérogation aux paragraphes précédents:

...

c) les dispositions du présent traité ne sont applicables aux îles anglo-normandes et à l'île de Man que dans la mesure nécessaire pour assurer l'application du régime prévu pour ces îles par le traité relatif à l'adhésion de nouveaux États membres à la Communauté économique européenne et à la Communauté européenne de l'énergie atomique, signé le 22 janvier 1972;

..."

6 Le régime visé par cette disposition est exposé dans le protocole n° 3. L'article 1er de ce protocole dispose, notamment, que la réglementation communautaire en matière douanière et en matière de restrictions quantitatives s'applique aux îles anglo-normandes dans les mêmes conditions qu'au Royaume-Uni.

7 L'article 2 du protocole n° 3 est libellé comme suit:

"Les droits dont bénéficient les ressortissants de ces territoires au Royaume-Uni ne sont pas affectés par l'acte d'adhésion. Toutefois ceux-ci ne bénéficient pas des dispositions communautaires relatives à la libre circulation des personnes et des services."

8 L'article 4 prévoit ensuite:

"Les autorités de ces territoires appliquent le même traitement à toutes les personnes physiques ou morales de la Communauté."

9 Enfin, l'article 6 énonce:

"Est considéré au sens du présent protocole comme ressortissant des îles anglo-normandes ou de l'île de Man tout citoyen du Royaume-Uni et de ses colonies qui détient cette citoyenneté en vertu du fait que lui-même, l'un de ses parents ou l'un de ses grands-parents est né, a été adopté, naturalisé ou inscrit au registre de l'état civil dans l'une des îles en question; toutefois, une telle personne n'est pas considérée à cet égard comme ressortissant de ces territoires si elle-même, l'un de ses parents ou de ses grands-parents est né, a été adopté, naturalisé ou inscrit au registre de l'état civil au Royaume-Uni. Elle n'est pas davantage considérée comme tel si à une époque quelconque elle a résidé normalement au Royaume-Uni pendant cinq ans.

Les dispositions administratives nécessaires à son identification sont communiquées à la Commission."

10 Dans la nouvelle déclaration du Gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord concernant la définition du terme "ressortissants" (JO 1983, C 23, p. 1), faite à la suite de l'entrée en vigueur du British Nationality Act 1981 (loi de 1981 sur la nationalité britannique), le Gouvernement du Royaume-Uni indique, pour ce qui concerne le protocole n° 3, que "La mention qui est faite, à l'article 6 du protocole n° 3 à l'acte d'adhésion, du 22 janvier 1972, concernant les îles Anglo-Normandes et l'île de Man, de `tout citoyen du Royaume-Uni et de ses colonies' doit être comprise comme se référant à `tout citoyen britannique'".

Le droit national

11 Il ressort de l'ordonnance de renvoi que Jersey est une dépendance semi-autonome de la Couronne britannique laquelle, à Jersey, est représentée par le Lieutenant Governor. Le Gouvernement du Royaume-Uni est, pour le compte de la Couronne, responsable de la défense et des relations internationales.

12 Pour les besoins du British Nationality Act 1981, le Royaume-Uni est considéré comme incluant les îles anglo-normandes. En conséquence, une personne née à Jersey ainsi que l'enfant d'une telle personne acquièrent la citoyenneté britannique dans les mêmes conditions qu'une personne née en Grande-Bretagne et son enfant.

13 Les îles anglo-normandes, conjointement avec le Royaume-Uni, l'île de Man et l'Irlande constituent, pour les besoins de l'Immigration Act 1971 (loi de 1971 sur l'immigration) du Royaume-Uni, le "common travel area" ("espace de circulation commun"), au sein duquel il n'est pas nécessaire de procéder à un contrôle systématique de l'immigration.

14 Par un Order of the Queen in Council, intitulé "Immigration (Jersey) Order 1993" (ci-après l'"Order de 1993"), les principales dispositions de l'Immigration Act 1971 ont été étendues et rendues applicables à Jersey. L'Order de 1993 a également étendu et rendu applicables à l'île les principales dispositions de l'Immigration Act 1988 (loi de 1988 sur l'immigration) du Royaume-Uni.

15 Les articles 1er, paragraphe 1, et 2, paragraphe 1, de l'Immigration Act 1971 (tel qu'applicable à Jersey) sont libellés comme suit:

"1. (1) Tous ceux qui, en vertu de la présente loi, ont le droit de résider dans le [bailliage de Jersey] sont libres de vivre, d'entrer dans le [bailliage de Jersey] et de le quitter sans aucune restriction, mis à part celle éventuellement requise en vertu et en conformité avec la présente loi afin d'établir leur droit ou celle pouvant être légalement imposée à toute personne."

"2. (1) En vertu de la présente loi, une personne a le droit de résider dans le [bailliage de Jersey] si

(a) elle est citoyen britannique..."

16 Quant à l'entrée et au séjour des personnes qui ne sont pas des citoyens britanniques, l'article 7, paragraphe 1, de l'Immigration Act 1988 énonce:

"Ne sera pas soumise aux dispositions de l'[Immigration Act 1971] en matière d'autorisation d'entrée et de séjour dans le bailliage de Jersey, une personne qui, dans les mêmes circonstances, aurait le droit d'entrer et de séjourner au Royaume-Uni en vertu d'un droit tiré du droit communautaire qu'elle peut faire valoir..."

17 L'article 3, paragraphe 5, sous b), de l'Immigration Act 1971 prévoit, entre autres:

"une personne qui n'est pas citoyen britannique peut être expulsée du bailliage de Jersey ... si le Lieutenant Governor considère que son expulsion contribue à l'intérêt général".

18 L'article 5, paragraphe 1, de l'Immigration Act 1971 dispose:

"(1) Lorsqu'une personne peut, conformément à l'article 3, paragraphe 5 ... être expulsée, le Lieutenant Governor peut, sous réserve des dispositions suivantes de la présente loi, prendre un arrêté d'expulsion à son égard, c'est-à-dire un arrêté l'enjoignant de quitter le bailliage de Jersey et lui interdisant d'y entrer..."

19 Il ressort également de l'ordonnance de renvoi qu'un arrêté d'expulsion pris à Jersey peut avoir un effet limité à cette île (c'est-à-dire que la personne en cause ne serait pas exclue du Royaume-Uni, de Guernesey et de l'île de Man). Le paragraphe 3, point 2, de l'annexe 4 à l'Immigration Act 1971, tel qu'en vigueur au Royaume-Uni, permet au Secretary of State de décider qu'un arrêté d'expulsion pris à Jersey, à Guernesey ou à l'île de Man n'a pas pour effet d'exclure la personne expulsée du Royaume-Uni. Des dispositions similaires sont prévues au paragraphe 3, point 2, de l'annexe 4 à l'Immigration Act 1971 tel qu'applicable à Guernesey et à l'île de Man.

20 La juridiction de renvoi indique que, lorsqu'elles ont reconnu une personne coupable d'une infraction et si aucune autre peine n'est infligée, les juridictions pénales de Jersey sont habilitées à lui demander de s'engager à quitter Jersey et à ne pas y revenir pendant une période déterminée, généralement de deux ou trois ans. Si la personne en question ne veut pas accepter cet engagement, la juridiction peut lui infliger une peine pour l'infraction. Lorsque la personne qui a pris un tel engagement revient sur l'île en infraction à l'ordonnance, elle peut être amenée à comparaître devant la juridiction dont émanait l'ordonnance en question et être punie pour l'infraction qui était à l'origine de son engagement.

Le litige au principal

21 M. Pereira Roque, de nationalité portugaise, est arrivé à Jersey le 18 février 1992. Il y a été admis sans aucune restriction, conformément à l'article 7, paragraphe 1, de l'Immigration Act 1988.

22 En août 1993, M. Pereira Roque a été engagé comme veilleur de nuit dans un hôtel à Jersey. En octobre de la même année, il a commis un vol dans cet hôtel, à la suite duquel il a été mis à l'épreuve pour une période d'un an et condamné à exécuter 80 heures de travail d'intérêt général.

23 Ayant été renvoyé de l'hôtel où il travaillait, M. Pereira Roque a été dans l'incapacité de trouver un emploi à long terme jusqu'en avril 1994, date à laquelle il a été engagé comme portier dans un autre hôtel de Jersey. Le 20 octobre 1994, M. Pereira Roque a été reconnu coupable de trois vols commis dans cet hôtel en juin précédent et du non-respect des obligations de la mise à l'épreuve. Il a été condamné, au total, à une peine d'emprisonnement de quatorze semaines et la mise à l'épreuve a été annulée.

24 Le 22 décembre 1994, le Lieutenant Governor a pris un arrêté d'expulsion à l'encontre de M. Pereira Roque conformément à l'article 3, paragraphe 5, sous b), de l'Immigration Act 1971. L'arrêté a été signifié à M. Pereira Roque le 29 décembre 1994.

25 Le 3 janvier 1995, M. Pereira Roque a introduit devant la Royal Court of Jersey une demande visant à ce que l'arrêté d'expulsion soit annulé ou déclaré invalide et à ce qu'il soit sursis à son exécution jusqu'à l'intervention d'une décision dans l'affaire. A cette date, la Royal Court a décidé la signification de la procédure au Lieutenant Governor et a sursis à l'exécution de l'arrêté d'expulsion.

26 Estimant que la solution du litige au principal nécessitait l'interprétation du droit communautaire, la Royal Court a décidé de surseoir à statuer pour poser les questions préjudicielles suivantes:

"1) Considérant que les citoyens britanniques ne sont pas soumis au contrôle en matière d'immigration à Jersey ni susceptibles d'en être expulsés, faut-il en déduire que l'article 4 du protocole n° 3 de l'acte d'adhésion du Royaume-Uni aux Communautés européennes a pour effet que les ressortissants d'un autre État membre ne sont pas non plus susceptibles d'être expulsés de Jersey?

2) En cas de réponse négative à la première question, l'article 4 précité interdit-il aux autorités compétentes de Jersey d'expulser un ressortissant d'un autre État membre sauf si cette expulsion est justifiée par des raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique?

3) En cas de réponse affirmative à la deuxième question, l'article 4 précité interdit-il aux autorités compétentes de Jersey d'expulser un ressortissant d'un autre État membre de Jersey lorsque les considérations relevant de l'ordre public invoquées par ces autorités n'entraîneraient pas, en pratique, l'expulsion de cette personne du Royaume-Uni?"

Sur la première question

27 Par sa première question, le juge de renvoi demande en substance si la règle d'égalité de traitement énoncée à l'article 4 du protocole n° 3 a pour effet d'interdire l'expulsion de Jersey des ressortissants d'un État membre autre que le Royaume-Uni dès lors que les citoyens britanniques, y compris ceux qui ne sont pas des ressortissants des îles anglo-normandes au sens de l'article 6 du protocole n° 3, ne sont pas susceptibles d'en être expulsés.

28 Selon M. Pereira Roque, il ressort d'abord de l'arrêt du 3 juillet 1991, Barr et Montrose Holdings (C-355-89, Rec. p. I-3479), que l'article 4 du protocole n° 3 s'applique à toutes les situations impliquant des ressortissants communautaires et couvertes par le droit communautaire, et pas seulement aux domaines visés par l'article 1er du même protocole. A cet égard, il affirme que, pendant la période pertinente, il jouissait d'un droit d'entrée et de séjour au Royaume-Uni au sens du droit communautaire, en qualité de travailleur et/ou de personne dépendante d'un travailleur, de sorte que sa situation relèverait de l'article 4 du protocole n° 3.

29 M. Pereira Roque soutient ensuite que l'interdiction établie par l'article 4 du protocole n° 3 s'applique dès lors qu'un ressortissant d'un État membre autre que le Royaume-Uni est susceptible d'être expulsé de Jersey alors qu'un citoyen britannique, même si celui-ci n'est pas un ressortissant des îles anglo-normandes au sens de l'article 6 du protocole n° 3, ne peut pas l'être. Selon lui, l'appréciation du respect de l'égalité de traitement devrait donc être effectuée par rapport à un tel citoyen britannique.

30 En revanche, les autres parties ayant déposé des observations devant la Cour estiment que le fait qu'un citoyen britannique n'est pas susceptible d'être expulsé de Jersey n'affecte pas le droit d'expulser des citoyens des autres États membres.

31 Sur ce point, le Lieutenant Governor et le Gouvernement du Royaume-Uni font valoir, à titre principal, que l'article 4 du protocole n° 3 ne couvre pas la matière de l'expulsion, qui est étroitement liée au concept de citoyenneté.

32 A titre subsidiaire, le Gouvernement du Royaume-Uni soutient que l'article 4 du protocole n° 3 ne serait pas applicable dans une situation telle que celle de l'affaire au principal, du fait que le droit d'entrée et de séjour à Jersey des citoyens britanniques ne découle pas du droit communautaire mais du droit interne. Selon ce Gouvernement, les ressortissants des autres États membres seraient, en tout état de cause, traités de la même façon dès lors que les juridictions pénales de Jersey sont habilitées à demander à un citoyen britannique de s'engager, en remplacement d'une condamnation à une peine, à quitter Jersey et à ne pas y revenir pendant une période déterminée.

33 Enfin, le Gouvernement du Royaume-Uni, de même que le Lieutenant Governor, demande à la Cour de reconsidérer l'arrêt Barr et Montrose Holdings, précité, si l'article 4 du protocole n° 3, interprété à la lumière dudit arrêt, notamment de son point 17, conduisait à une solution opposée à celle qu'il propose.

34 Il convient tout d'abord de rappeler qu'il ressort de l'arrêt Barr et Montrose Holdings, précité, point 16, que la règle énoncée à l'article 4 du protocole n° 3 ne saurait être interprétée de manière à en faire un moyen indirect pour appliquer sur le territoire des îles anglo-normandes des dispositions communautaires qui n'y sont pas applicables en vertu de l'article 227, paragraphe 5, sous c), du traité et de l'article 1er du protocole n° 3, telles que les règles relatives à la libre circulation des travailleurs.

35 Ainsi que la Cour a jugé au point 17 du même arrêt, le principe d'égalité de traitement établi par l'article 4 du protocole n° 3 ne se limite toutefois pas aux seuls domaines de la réglementation communautaire visés par l'article 1er du protocole n° 3, mais l'article 4 doit se voir reconnaître une portée autonome. Cette disposition doit être interprétée dans le sens qu'elle s'oppose à toute discrimination entre les personnes physiques et morales des États membres en ce qui concerne les situations qui, dans les territoires où le traité s'applique intégralement, sont régies par le droit communautaire.

36 Il en résulte que, dans la mesure où la situation de M. Pereira Roque relèverait notamment des règles relatives à la libre circulation des travailleurs dans les territoires où le traité s'applique intégralement, la règle énoncée par l'article 4 du protocole n° 3 s'appliquerait à lui, même si les ressortissants communautaires ne peuvent pas obtenir ainsi, dans les îles anglo-normandes, le bénéfice des règles relatives à la libre circulation des travailleurs (voir, à cet égard, arrêt Barr et Montrose Holdings, précité, point 18). Cette règle de l'article 4 du protocole n° 3 s'appliquerait notamment dans le cas d'une mesure d'expulsion prise, par les autorités de Jersey, à son encontre.

37 Aux fins de l'appréciation des implications du principe de l'égalité de traitement, prévu par l'article 4 du protocole n° 3, dans une situation telle que celle de l'espèce au principal, il importe de rappeler d'abord que la Cour a constaté que la réserve figurant à l'article 48, paragraphe 3, du traité CE permet aux États membres de prendre, à l'égard des ressortissants d'autres États membres, pour les motifs énoncés par cette disposition, et notamment ceux justifiés par l'ordre public, des mesures qu'ils ne sauraient appliquer à leurs propres ressortissants, en ce sens qu'ils n'ont pas le pouvoir d'éloigner ces derniers du territoire national ou de leur en interdire l'accès (voir, à cet égard, arrêts du 4 décembre 1974, Van Duyn, 41-74, Rec. p. 1337, point 22; du 18 mai 1982, Adoui et Cornuaille, 115-81 et 116-81, Rec. p. 1665, point 7; du 7 juillet 1992, Singh, C-370-90, Rec. p. I-4265, point 22, et du 17 juin 1997, Shingara et Radiom, C-65-95 et C-111-95, Rec. p. I-3343, point 28).

38 Cette différence de traitement entre nationaux et ressortissants des autres États membres découle d'un principe de droit international, qui s'oppose à ce qu'un État membre refuse à ses propres ressortissants le droit d'avoir accès à son territoire et d'y séjourner, et que le traité CE ne peut pas être censé méconnaître dans les rapports entre les États membres (arrêt Van Duyn, précité, point 22).

39 Or, ce principe doit être tout autant respecté dans l'application de l'article 4 du protocole n° 3.

40 S'agissant ensuite de l'argumentation de M. Pereira Roque selon laquelle l'exigence du même traitement devrait néanmoins s'appliquer entre les citoyens du Royaume-Uni, qui ne sont pas des ressortissants des îles anglo-normandes, et les ressortissants des autres États membres, il est certes vrai que le protocole n° 3 distingue les citoyens du Royaume-Uni ayant certains liens avec les îles anglo-normandes des autres citoyens du Royaume-Uni.

41 Toutefois, il convient de relever que, comme les ressortissants des îles anglo-normandes ont la nationalité britannique, la distinction entre ces ressortissants et les autres citoyens du Royaume-Uni ne saurait être assimilée à la différence de nationalité entre les ressortissants de deux États membres.

42 Les autres éléments du statut des îles anglo-normandes ne permettent pas non plus de considérer les relations entre ces îles et le Royaume-Uni comme semblables à celles qui existent entre deux États membres.

43 Il résulte des considérations qui précèdent que l'article 4 du protocole n° 3 n'interdit pas une différence de traitement qui résulte de ce qu'un ressortissant d'un autre État membre peut être expulsé de Jersey en vertu de la législation nationale alors que les citoyens du Royaume-Uni, y compris ceux qui ne sont pas des ressortissants des îles anglo-normandes au sens de l'article 6 du protocole n° 3, ne sont pas susceptibles d'expulsion.

44 Il y a donc lieu de répondre à la première question que la règle d'égalité de traitement énoncée à l'article 4 du protocole n° 3 n'a pas pour effet d'interdire l'expulsion de Jersey des ressortissants d'un État membre autre que le Royaume-Uni même si les citoyens britanniques, y compris ceux qui ne sont pas des ressortissants des îles anglo-normandes au sens de l'article 6 du protocole n° 3, ne sont pas susceptibles d'en être expulsés.

Sur la deuxième question

45 Par sa deuxième question, le juge de renvoi demande en substance si l'article 4 du protocole n° 3 doit être interprété en ce sens qu'il limite les motifs pour lesquels un ressortissant d'un État membre autre que le Royaume-Uni peut être expulsé de Jersey à ceux justifiés par des raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique.

46 La réserve que l'article 48, paragraphe 3, du traité prévoit en ce qui concerne notamment le droit de séjour sur le territoire des États membres comprend les limitations justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique. La directive 64-221-CEE du Conseil, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (JO 1964, 56, p. 850), établit des précisions quant à l'application de ces motifs.

47 En vertu de l'article 227, paragraphe 5, sous c), du traité et du protocole n° 3, les dispositions relatives à la libre circulation des travailleurs ne sont pas applicables sur les territoires des îles anglo-normandes. De plus, comme il a été déjà rappelé au point 34 du présent arrêt, l'article 4 du protocole n° 3 ne saurait être interprété de manière à en faire un moyen indirect pour les faire appliquer sur ces territoires.

48 Il en découle que ni l'article 48, paragraphe 3, du traité ni les dispositions de la directive 64-221 ne déterminent les raisons pour lesquelles les autorités de Jersey peuvent prendre une mesure d'expulsion à l'encontre d'un ressortissant d'un autre État membre.

49 Il n'en reste pas moins que la règle d'égalité de traitement prévue par l'article 4 du protocole n° 3 interdit aux autorités de Jersey, même si l'on doit admettre la différence de traitement entre les citoyens du Royaume-Uni et les ressortissants des autres États membres, de fonder l'exercice de leurs pouvoirs sur des éléments qui auraient pour effet d'opérer une distinction arbitraire à l'encontre de ressortissants d'autres États membres (voir, à cet égard, arrêt Adoui et Cornuaille, précité, point 7).

50 Une telle distinction arbitraire serait opérée si une mesure d'expulsion était prise à l'encontre d'un ressortissant d'un autre État membre sur la base de l'appréciation d'un comportement qui, dans le chef des ressortissants du premier État, ne donne pas lieu à des mesures répressives ou à d'autres mesures réelles et effectives destinées à combattre ce comportement (voir, à cet égard, arrêt Adoui et Cornuaille, précité).

51 Dans le cas de Jersey, cette comparaison doit être effectuée entre la mesure d'expulsion en cause dans le litige au principal et les mesures auxquelles donne lieu le même type de comportement dans le chef d'un citoyen du Royaume-Uni.

52 Il convient donc de répondre à la deuxième question que l'article 4 du protocole n° 3 doit être interprété en ce sens qu'il ne limite pas les motifs pour lesquels un ressortissant d'un État membre autre que le Royaume-Uni peut être expulsé de Jersey à ceux justifiés par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, prévus par l'article 48, paragraphe 3, du traité et précisés par la directive 64-221. L'article 4 du protocole n° 3 interdit toutefois aux autorités de Jersey de prendre une mesure d'expulsion à l'encontre d'un ressortissant d'un autre État membre en raison d'un comportement qui, dans le chef des citoyens du Royaume-Uni, ne donne pas lieu, par les autorités de Jersey, à des mesures répressives ou à d'autres mesures réelles et effectives destinées à combattre ce comportement.

Sur la troisième question

53 Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande si l'article 4 du protocole n° 3 interdit aux autorités de Jersey d'expulser un ressortissant d'un autre État membre lorsque les considérations relevant de l'ordre public, invoquées par ces autorités, n'entraîneraient pas, en pratique, l'expulsion de cette personne du Royaume-Uni.

54 Bien que la juridiction de renvoi ne pose cette question qu'au cas où la réponse à la deuxième question serait affirmative, il y a lieu, pour lui donner une réponse utile, de traiter l'un de ses aspects.

55 Il importe en effet de relever que, ainsi qu'il ressort de l'ordonnance de renvoi, l'annexe 4 de l'Immigration Act 1971 prévoit qu'une mesure d'expulsion prise par les autorités des îles anglo-normandes produit des effets également sur le territoire du Royaume-Uni, sauf si le Secretary of State limite expressément, dans un cas concret, ses effets au territoire de ces îles. Le Gouvernement du Royaume-Uni a indiqué que, en pratique, de telles décisions de limitation n'étaient jamais prises.

56 Dans la mesure où les autorités des territoires des îles anglo-normandes peuvent s'appuyer, pour expulser un ressortissant d'un autre État membre, sur d'autres raisons et considérations que celles prévues par le droit communautaire, l'extension des effets de la mesure d'expulsion au territoire du Royaume-Uni pourrait avoir pour conséquence indirecte que les dispositions du droit communautaire en matière de libre circulation des personnes ne seraient plus pleinement applicables au Royaume-Uni.

57 Or, il ressort clairement de l'article 227, paragraphe 5, sous c), du traité et du protocole n° 3 que ces dispositions ne visent pas à affecter les dispositions communautaires relatives, notamment, à la libre circulation des ressortissants des autres États membres sur le territoire du Royaume-Uni. Elles ne sauraient donc être interprétées d'une façon telle que, par le biais du régime qu'elles prévoient, les droits des ressortissants des autres États membres, quant à l'entrée et au séjour sur le territoire du Royaume-Uni, seraient affaiblis.

58 En conséquence, il convient de répondre à la troisième question que les dispositions du protocole n° 3 ne sauraient être interprétées de telle façon qu'une mesure d'expulsion prise par les autorités de Jersey à l'encontre d'un ressortissant d'un État membre autre que le Royaume-Uni aurait pour effet d'interdire l'accès et le séjour sur le territoire du Royaume-Uni de cette personne pour d'autres raisons et considérations que celles pour lesquelles les autorités du Royaume-Uni pourraient autrement restreindre la libre circulation des personnes en vertu du droit communautaire.

Sur les dépens

59 Les frais exposés par les Gouvernements français et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR

Statuant sur les questions à elle soumises par la Royal Court of Jersey, par ordonnance du 11 avril 1996, dit pour droit:

1) La règle d'égalité de traitement énoncée à l'article 4 du protocole n° 3 concernant les îles anglo-normandes et l'île de Man annexé à l'acte relatif aux conditions d'adhésion du royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord à la Communauté économique européenne et à la Communauté européenne de l'énergie atomique, et aux adaptations des traités n'a pas pour effet d'interdire l'expulsion de Jersey des ressortissants d'un État membre autre que le Royaume-Uni même si les citoyens britanniques, y compris ceux qui ne sont pas des ressortissants des îles anglo-normandes au sens de l'article 6 du protocole n° 3, ne sont pas susceptibles d'en être expulsés.

2) L'article 4 du protocole n° 3 doit être interprété en ce sens qu'il ne limite pas les motifs pour lesquels un ressortissant d'un État membre autre que le Royaume-Uni peut être expulsé de Jersey à ceux justifiés par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, prévus par l'article 48, paragraphe 3, du traité CE et précisés par la directive 64-221-CEE du Conseil, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique. L'article 4 du protocole n° 3 interdit toutefois aux autorités de Jersey de prendre une mesure d'expulsion à l'encontre d'un ressortissant d'un autre État membre en raison d'un comportement qui, dans le chef des citoyens du Royaume-Uni, ne donne pas lieu, par les autorités de Jersey, à des mesures répressives ou à d'autres mesures réelles et effectives destinées à combattre ce comportement.

3) Les dispositions du protocole n° 3 ne sauraient être interprétées de telle façon qu'une mesure d'expulsion prise par les autorités de Jersey à l'encontre d'un ressortissant d'un État membre autre que le Royaume-Uni aurait pour effet d'interdire l'accès et le séjour sur le territoire du Royaume-Uni de cette personne pour d'autres raisons et considérations que celles pour lesquelles les autorités du Royaume-Uni pourraient autrement restreindre la libre circulation des personnes en vertu du droit communautaire.