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Décisions

CJCE, 1re ch., 5 avril 1984, n° 177-82

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Jan van de Haar, Kaveka de Meern BV

CJCE n° 177-82

5 avril 1984

LA COUR,

1. Par jugements du 1er juin 1982, parvenus à la Cour le 14 juillet 1982, l'Arrondissementsrechtbank d'Utrecht a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une série de questions préjudicielles relatives aux articles 5, 30 et 85 du traité CEE.

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre de deux procédures pénales engagées par l'officier Van Justitie d'Utrecht contre la société Kaveka de Meern BV, qui exerce ses activités en particulier dans le commerce de gros des tabacs manufacturés, et son ancien directeur d'exploitation, M. Jan Van de Haar.

3. La 'Wet Op de Accijns van Tabaksfabrikaten' (loi néerlandaise relative aux accises sur les tabacs manufacturés) de 1964 dispose, à son article 30, première phrase:

'Il est interdit de vendre, de mettre en vente ou de livrer des tabacs manufacturés à des personnes autres qu'à des revendeurs à un prix inférieur à celui figurant sur la bandelette fiscale.'

4. Il est reproché, entre autres, aux prévenus d'avoir enfreint la disposition précitée en mettant en vente des tabacs manufacturés à des personnes autres qu'à des revendeurs à des prix inférieurs à ceux figurant sur les bandelettes fiscales.

5. Il ressort du dossier que la société Kaveka a une clientèle se composant de revendeurs et de personnes qui utilisent pour leurs propres besoins dans le cadre d'une activité professionnelle les tabacs manufacturés qu'elles achètent. La pratique commerciale de Kaveka consiste à ne pas contrôler à la caisse si le client est revendeur des tabacs manufacturés qu'il a dans son chariot, la société prenant sciemment le risque que l'acheteur n'utilise pas les produits achetés par lui dans le cadre d'une activité professionnelle. Kaveka pratique un système de laissez-passer, les entreprises et des établissements tels que des centres pour personnes âgées pouvant s'approvisionner chez elle en tabacs manufacturés.

6. Les prévenus ont fait valoir devant le juge national que les faits incriminés ne seraient pas punissables étant donné que l'article 30 de la loi néerlandaise en cause serait contraire aux articles 5, 30 et 85 du traité; l'abus de position dominante que ce régime de prix imposé implique serait susceptible d'affecter le commerce interétatique et d'entraver les importations entre les Etats membres; par ailleurs, la circonstance que le droit d'accise est soumis à un minimum absolu entraînerait la formation d'un prix minimal absolu de vente, contraire à l'article 30 du traité.

7. Les questions posées par l'Arrondissementsrechtbank d'Utrecht sont les suivantes:

'1. Dans sa jurisprudence relative à l'article 30 du traité, la Cour a déclaré à plusieurs reprises que toute réglementation commerciale des Etats membres, qui est susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire, doit être considérée comme une mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives. Cette formulation ressemble très fort aux considérations que la Cour a développées en ce qui concerne le concept 'affecter le commerce entre Etats membres', figurant à l'article 85, paragraphe 1, du traité, dans les affaires Grundig-Consten (56 et 58-64, Recueil 1966, p. 449) et LTM-MBU (56-65, Recueil 1966, p. 391), si ce n'est que, dans ces affaires, il est question d' " affecter " le commerce entre Etats membres; alors que, par exemple, dans l'arrêt Dassonville a été utilisé le terme " entraver " (8-74, Recueil 1974, p. 837). Si le juge national doit apprécier si une réglementation d'un Etat membre, qui est applicable indistinctement aux produits importés et aux produits nationaux, constitue une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité, doit-il faire intervenir dans son jugement la jurisprudence de la Cour relative à l'article 85 du traité, et plus particulièrement celle relative au concept " affecter le commerce entre Etats membres ", dont il découle que cette condition de l'interdiction énoncée à l'article 85, paragraphe 1, est remplie lorsqu'il est établi qu'une réglementation commerciale est de nature à modifier l'orientation naturelle des courants commerciaux, ou bien le juge national doit-il reconnaître à l'article 30 du traité une signification plus autonome, impliquant qu'une telle réglementation ne constitue une entrave au commerce et, partant, une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30, que s'il peut constater, sur la base des circonstances de fait, que l'importation de marchandises en provenance d'autres Etats membres peut être restreinte par cette réglementation ?

2. Une réglementation d'un Etat membre, qui est applicable indistinctement aux produits nationaux et aux produits importés, doit-elle également être considérée comme une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité lorsqu'il est établi que la mesure en cause entrave les importations dans un Etat membre seulement dans une mesure très faible, tandis que subsistent encore d'autres possibilités d'écouler des produits provenant d'autres Etats membres ?

3. Le juge national, qui est appelé à examiner les effets restrictifs sur le commerce d'une mesure qui est applicable indistinctement aux importations en provenance d'autres Etats membres et à l'écoulement de produits nationaux, doit-il avoir égard uniquement aux effets de ladite mesure ou doit-il également tenir compte du fait qu'il existe encore d'autres entraves au commerce sur le marché en cause, qui sont provoquées par les législations fiscales des Etats membres et par les disparités existant entre elles ?

4. Importe-t-il, aux fins de la réponse à la question précédente, que la mesure en question ne produit pas en soi, d'après le juge national, le moindre effet restrictif sur le commerce ?

5. Si, par suite d'une réglementation dans un Etat membre, il existe un régime de prix imposés verticalement, qui lie tous les opérateurs économiques concernés sous peine d'infraction à la loi, un particulier, qui a enfreint pareille réglementation, peut-il se prévaloir devant le juge national de l'incompatibilité de cette réglementation nationale avec les dispositions combinées des articles 5, alinéa 2, et 85 du traité ?'

Sur les première et deuxième questions

8. Par la première question, la juridiction nationale demande si, aux fins de l'appréciation à la lumière de l'article 30 du traité d'une réglementation applicable indistinctement aux produits importés et aux produits nationaux, il convient également de prendre en considération les critères développés dans la jurisprudence de la Cour relative à l'article 85, notamment en ce qui concerne la notion d'affectation du commerce entre Etats membres, ou si l'article 30 a une signification autonome et n'entre en ligne de compte que lorsqu'il est établi qu'une réglementation est de nature à restreindre les importations. La deuxième question vise plus précisément à savoir si une telle réglementation doit même être considérée comme une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité lorsqu'il est établi qu'elle n'entrave les importations qu'à un degré très faible et que d'autres possibilités d'écoulement des produits importés subsistent.

9. Si les prévenus au principal et, dans un certain sens, la Commission ont fait valoir qu'on ne saurait interpréter différemment les articles 30 et 85 du traité du point de vue de la notion d'affectation du commerce entre Etats membres, le Gouvernement néerlandais a soutenu le point de vue selon lequel les articles 30 et 85 devraient être interprétés d'une manière autonome.

10. Au cours de l'audience, la Commission a toutefois précisé la position qu'elle avait prise dans ses observations écrites, en faisant remarquer que si, lorsque des mesures nationales ou des accords entre entreprises ont trait aux mêmes faits économiques, une analyse identique des effets s'impose, la qualification juridique peut être différente puisque les dispositions en cause auraient leur propre logique interne et devraient être interprétées d'une manière autonome.

11. Il y a lieu de rappeler le contexte dans lequel ces différentes dispositions du traité se situent. L'article 85 du traité fait partie des règles de concurrence qui s'adressent aux entreprises et associations d'entreprises et qui tendent à maintenir une concurrence efficace dans le Marché commun. Comme il ressort de la jurisprudence de la Cour, cette disposition n'entre en ligne de compte qu'à l'égard des accords, décisions ou pratiques restrictifs de la concurrence qui affectent d'une manière sensible le commerce intracommunautaire.

12. L'article 30, en revanche, fait partie des règles qui visent à assurer la libre circulation des marchandises, et à éliminer à cette fin les mesures nationales des Etats membres qui sont susceptibles d'entraver, de quelque manière que ce soit, cette circulation. C'est ainsi que la Cour a jugé qu'une réglementation nationale susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement le commerce intracommunautaire est à considérer comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative.

13. A cet égard, il est à souligner que l'article 30 du traité ne distingue pas entre mesures qui peuvent être qualifiées de mesures d'effet équivalant à une restriction quantitative selon le degré d'affectation du commerce entre Etats membres. Lorsqu'une mesure nationale est susceptible d'entraver les importations, elle doit être qualifiée de mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, même si l'entrave est faible et s'il existe d'autres possibilités d'écoulement des produits importés.

14. Il y a donc lieu de répondre aux première et deuxième questions que l'article 30 du traité, visant à l'élimination des mesures nationales susceptibles d'entraver les échanges entre Etats membres, poursuit un objectif différent de celui de l'article 85, qui vise à maintenir une concurrence efficace entre entreprises. Le juge appelle à examiner la compatibilité d'une réglementation nationale avec les dispositions de l'article 30 du traité est tenu d'apprécier si la mesure en cause est susceptible d'entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire. Tel peut être le cas, même si l'entrave est faible et s'il existe d'autres possibilités d'écoulement des produits importés.

Sur les troisième et quatrième questions

15. Ces questions concernent la compatibilité avec l'article 30 du traité d'une disposition législative nationale telle que l'article 30 de la loi néerlandaise en question, dans la mesure où celle-ci impose, pour la vente au consommateur, un prix de vente fixé par les fabricants ou importateurs. La juridiction nationale vise notamment à savoir si cette compatibilité doit être appréciée au vu des effets d'une telle disposition en soi ou s'il y a lieu de prendre en considération l'existence d'autres entraves aux échanges, provoquées par les législations fiscales divergentes des Etats membres, même si la disposition en cause est censée de ne produire en elle-même aucun effet restrictif sur le commerce.

16. La juridiction de renvoi constate que, pour assurer la perception du droit d'accise sur les tabacs manufacturés, la législation néerlandaise applique le système de bandelettes fiscales. Les tabacs manufacturés ne peuvent être vendus au détail qu'au prix figurant sur la bandelette. Le prix est fixé librement par l'importateur ou le fabricant national. L'importateur est libre de fixer ou non ses prix de concert avec le fabricant étranger. L'assortiment de vignettes fiscales offre de nombreuses possibilités et, dans la pratique, la modification du prix figurant sur la bandelette est toujours autorisée, sur demande. N'importe qui peut obtenir des vignettes fiscales dans la limite de la réglementation fiscale, laquelle concerne principalement l'enregistrement.

17. La loi néerlandaise permet à un producteur étranger de commercialiser un seul et même tabac manufacturé, sur le marché néerlandais, à des prix différents. Il n'est pas apparu, cependant, dans la pratique, de cas où une seule et même marque serait importée par plus d'un importateur.

18. L'interdiction décrite à l'article 30 de la Wet Tabaksaccijns s'applique sans distinction aux produits nationaux et aux produits importés. De ce fait, la concurrence sur les prix pour un produit déterminé au niveau du commerce de détail est rendue impossible. En revanche, la concurrence est possible au stade du commerce intermédiaire, par des rabais et des réductions diverses. En outre, la concurrence est encore possible par le moyen de la publicité et de la promotion. L'introduction de nouvelles marques s'appuie de plus en plus sur la qualité et le goût.

19. Dans son arrêt du 24 janvier 1978 (Van Tiggele, 82-77, Recueil 1978, p. 25) la Cour a constaté que, si une réglementation nationale de prix applicable indistinctement aux produits nationaux et aux produits importés ne saurait, en général, produire un effet équivalant à une restriction quantitative au sens de l'article 30 du traité, il peut en aller autrement dans certains cas spécifiques. Ainsi une entrave à l'importation pourrait résulter notamment de la fixation, par une autorité nationale, de prix ou de marges bénéficiaires à un niveau tel que les produits importés seraient défavorisés par rapport aux produits nationaux identiques, soit parce qu'ils ne pourraient pas être écoulés profitablement dans les conditions fixées, soit parce que l'avantage concurrentiel résultant de prix de revient inférieurs serait neutralisé.

20. En ce qui concerne la fixation des prix et l'imposition des tabacs manufacturés, la Cour a considéré, dans son arrêt du 16 novembre 1977 (Inno-Atab, 13-77, Recueil 1977, p. 2115), qu'au stade actuel du droit communautaire, il appartient à chaque Etat membre de choisir sa propre méthode de contrôle fiscal des tabacs manufacturés mis en vente sur son territoire et qu'un régime de prix, librement choisi par le fabricant ou, selon le cas, par l'importateur, qui est devenu, en vertu d'une mesure législative nationale, un régime de prix imposés au consommateur, et qui ne fait aucune distinction entre les produits nationaux et les produits importés, a normalement des effets exclusivement internes.

21. Cependant, comme la Cour l'a précisé dans le même arrêt, on ne peut exclure qu'en certains cas un tel régime soit éventuellement susceptible de produire des effets sur les échanges intracommunautaires. En effet, si l'importation et l'exportation des tabacs manufacturés sont assujetties à des entraves inhérentes aux diverses méthodes de contrôle fiscal utilisées par les Etats membres, notamment pour assurer la recette des impôts auxquels ces produits sont soumis, il s'agit d'apprécier si un tel système de prix fixes imposés au consommateur pour des raisons de contrôle fiscal est, ou non, en lui-même de nature à permettre l'écoulement profitable des produits importés ou la réalisation de l'éventuel avantage concurrentiel résultant de prix de revient inférieurs des produits importés par rapport aux produits nationaux.

22. Par conséquent, pour apprécier si une réglementation d'un Etat membre qui, pour la vente au consommateur des tabacs manufacturés, impose un prix fixe qui est celui qui a été librement choisi par le fabricant ou l'importateur, constitue éventuellement une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, il incombe au juge national de vérifier, compte tenu des entraves de caractère fiscal affectant le secteur des produits en cause, si un tel régime de prix imposés est en lui-même apte à entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, les importations entre Etats membres.

Sur la cinquième question

23. Par cette question, la juridiction nationale demande si un particulier peut se prévaloir devant le juge national de l'incompatibilité de la réglementation nationale avec les dispositions combinées des articles 5, paragraphe 2, et 85 du traité.

24. S'il est vrai que les Etats membres ne sauraient édicter des mesures permettant aux entreprises privées de se soustraire aux contraintes imposées par l'article 85 du traité, les dispositions de cet article font toutefois partie des règles de concurrence 'applicables aux entreprises' et visent donc à régir le comportement des entreprises privées sur le marche commun. Elles n'entrent dès lors pas en ligne de compte pour l'appréciation de la conformité avec le droit communautaire d'une législation du type de celle faisant l'objet des procédures au principal.

Sur les dépens

25. Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant à l'égard aux parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (première chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par l'Arrondissementsrechtbank d'Utrecht, par jugements de renvoi du 1er juin 1982 dit pour droit:

1) L'article 30 du traité, visant à l'élimination des mesures nationales susceptibles d'entraver les échanges entre Etats membres, poursuit un objectif différent de celui de l'article 85, qui vise à maintenir une concurrence efficace entre entreprises. Le juge appelle à examiner la compatibilité d'une réglementation nationale avec les dispositions de l'article 30 du traité est tenu d'apprécier si la mesure en cause est susceptible d'entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire. Tel peut être le cas, même si l'entrave est faible et s'il existe d'autres possibilités d'écoulement des produits importés.

2) Pour apprécier si une réglementation d'un Etat membre qui, pour la vente au consommateur des tabacs manufacturés, impose un prix fixe qui est celui qui a été librement choisi par le fabricant ou l'importateur, constitue éventuellement une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, il incombe au juge national de vérifier, compte tenu des entraves de caractère fiscal affectant le secteur des produits en cause, si un tel régime de prix imposés est en lui-même apte à entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, les importations entre Etats membres.

3) Les dispositions de l'article 85 du traité n'entrent pas en ligne de compte pour l'appréciation de la conformité avec le droit communautaire d'une législation du type de celle faisant l'objet des procédures au principal.