CJCE, 5e ch., 21 septembre 1999, n° C-44/98
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
BASF AG
Défendeur :
Präsident des Deutschen Patentamts
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Puissochet
Avocat général :
M. La Pergola
Juges :
MM. Jann, Moitinho de Almeida, Gulmann, Edward
Avocats :
Mes Alexander, Wägenbaur, Winfried Tilman, Fitzner.
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par ordonnance du 29 janvier 1998, parvenue à la Cour le 20 février suivant, le Bundespatentgericht (Cour fédérale des brevets) a posé, en application de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 30 et 36 du traité CE (devenus, après modification, articles 28 CE et 30 CE).
2 Cette question a été posée dans le cadre d'un litige opposant BASF AG (ci-après "BASF") au Präsident des Deutschen Patentamts (président de l'Office allemand des brevets) à propos de la décision de celui-ci de considérer un brevet européen appartenant à BASF sans effet en Allemagne au motif que son titulaire n'avait pas produit de traduction allemande du fascicule du brevet.
3 La convention sur la délivrance de brevets européens (ci-après la "convention") institue, selon ses articles 1er et 2, paragraphe 1, un droit commun aux États contractants (les États membres de l'Union européenne, la Confédération suisse, la principauté de Liechtenstein, la principauté de Monaco et la république de Chypre) en matière de délivrance de brevets d'invention, dénommés "brevets européens". Ces brevets sont délivrés par l'Office européen des brevets, dont les langues officielles sont l'allemand, l'anglais et le français. Les demandes de brevet européen doivent être introduites dans l'une de ces langues.
4 La délivrance d'un brevet européen peut être demandée pour tous les États contractants, pour plusieurs d'entre eux ou pour l'un d'entre eux seulement. Ce brevet confère à son titulaire, à compter du jour de la publication de la mention de sa délivrance et dans chacun des États contractants pour lesquels il a été délivré, les mêmes droits que ceux que lui conférerait un brevet national délivré dans cet État.
5 L'article 14, paragraphe 7, de la convention prévoit que les fascicules du brevet européen sont publiés dans la langue de la procédure, c'est-à-dire celle dans laquelle la demande de brevet est introduite. Les revendications d'un brevet européen sont traduites dans les deux autres langues officielles de l'Office européen des brevets.
6 L'article 65 de la convention permet aux États contractants de prescrire qu'un brevet européen est, dès l'origine, réputé sans effet dans l'État considéré si, lorsque le texte du brevet européen pour cet État n'est pas rédigé dans sa langue officielle, le titulaire du brevet ne fournit pas une traduction de ce texte dans cette langue.
7 La République fédérale d'Allemagne a fait usage de cette faculté et a introduit dans le Gesetz über internationale Patentübereinkommen (loi sur les conventions internationales en matière de brevets, BGBl 1991 II, p. 1354, ci-après l'"IntPatÜG") un article II, paragraphe 3, qui dispose:
"1) Lorsque le texte dans lequel l'Office européen des brevets envisage de délivrer un brevet européen avec effet pour la République fédérale d'Allemagne n'est pas rédigé en langue allemande, le demandeur ou le titulaire du brevet doit, dans un délai de trois mois à compter de la publication de la mention de la délivrance du brevet européen au Bulletin européen des brevets, fournir à l'Office allemand des brevets une traduction allemande du fascicule du brevet et acquitter une taxe selon le tarif fixé.
...
2) Lorsque la traduction n'est pas fournie dans les délais ou sous une forme permettant sa publication régulière ou que la taxe n'a pas été acquittée dans les délais, le brevet européen est, dès l'origine, réputé sans effet en République fédérale d'Allemagne.
..."
8 BASF est titulaire d'un brevet européen concernant un "composé entrant dans la métallisation de couches de peinture automobile", qui lui a été cédé par acte enregistré dans le registre allemand le 26 août 1997 par son ancien titulaire, BASF Corporation, société établie aux États-Unis d'Amérique. La mention de la délivrance du brevet, rédigé en langue anglaise et produisant effet, notamment, en Allemagne, a été publiée le 24 juillet 1996 au Bulletin européen des brevets.
9 Par ordonnance du 5 mai 1997, l'Office allemand des brevets a, en vertu de l'article II, paragraphe 3, de l'IntPatÜG, constaté que le brevet en cause au principal était réputé, dès l'origine, sans effet en Allemagne, l'ancien titulaire du brevet n'ayant pas produit la traduction allemande du fascicule dans le délai prescrit.
10 Le 27 mai 1997, l'ancien titulaire du brevet a formé un recours en annulation à l'encontre de cette décision. Ce recours a été repris par BASF. A l'appui de son recours, cette dernière prétend que l'article II, paragraphe 3, de l'IntPatÜG est contraire aux articles 30 et 36 du traité dans la mesure où le défaut de production dans les délais d'une traduction du brevet européen est sanctionné par l'absence d'effet, dès l'origine, du brevet européen en Allemagne.
11 Dans ces conditions, le Bundespatentgericht a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
"Est-il compatible avec les principes de la libre circulation des marchandises (articles 30, 36 du traité CE) qu'un brevet accordé par l'Office européen des brevets avec effet pour un État membre, et rédigé dans une autre langue que la langue officielle de cet État membre, soit, dès l'origine, réputé sans effet lorsque le titulaire du brevet n'a pas fourni à l'Office des brevets de l'État membre concerné, dans un délai de trois mois à compter de la date de la publication au Bulletin européen des brevets de la mention de la délivrance du brevet, une traduction du fascicule du brevet dans la langue officielle de l'État membre?"
12 BASF fait notamment valoir que les frais de traduction de fascicules sont très élevés, en sorte que de nombreux titulaires de brevets sont contraints de ne pas fournir de traduction, et donc de renoncer à la protection du brevet dans certains États membres. L'obligation en cause au principal empêcherait ainsi ces titulaires de bénéficier des effets des brevets délivrés dans tous les États membres de la Communauté. Selon BASF, cette limitation entraîne un cloisonnement du marché intérieur dans la mesure où, dans certains États membres, le brevet est protégé (zone dite "protégée") alors que, dans d'autres, il ne l'est pas (zone dite "libre"). L'obligation litigieuse constituerait, dès lors, une entrave à la libre circulation des marchandises contraire à l'article 30 du traité, qui ne serait pas justifiée par l'article 36.
13 BASF fait valoir à cet égard que le fractionnement du marché en zones protégées et en zones libres a notamment deux conséquences. En premier lieu, contrairement au titulaire du brevet, à son licencié et aux concurrents ayant leur siège dans la zone libre ou dans des pays tiers, les opérateurs économiques de la zone protégée ne pourraient pas participer dans la zone libre à la concurrence commerciale sur le marché du produit en question. Selon elle, ces derniers se rendraient coupables d'actes de contrefaçon s'ils exportaient le produit protégé par le brevet de la zone protégée vers la zone libre. En second lieu, le titulaire du brevet pourrait se voir contraint de renoncer à la commercialisation de l'invention dans la zone libre afin de ne pas compromettre le niveau plus élevé des prix dans la zone protégée par le biais du mécanisme des réimportations parallèles, et se trouverait donc en fait exclu de la concurrence dans la zone libre.
14 Tous les Gouvernements intervenants ainsi que la Commission considèrent, en revanche, qu'une réglementation qui oblige les titulaires d'un brevet à fournir une traduction du fascicule dudit brevet dans la langue officielle de l'État membre concerné n'est pas contraire au traité, dès lors qu'elle ne constitue pas une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation au sens de l'article 30 du traité ou qu'à tout le moins elle est justifiée au titre de l'article 36 du traité.
15 Il convient, d'abord, d'examiner la question de savoir si une réglementation telle que celle en cause au principal, qui oblige les titulaires d'un brevet à fournir une traduction du fascicule dudit brevet dans la langue officielle de l'État membre concerné, constitue une mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation au sens de l'article 30 du traité.
16 A cet égard, la Cour a jugé qu'est à considérer comme mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation toute réglementation des États membres susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire (voir arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville, 8-74, Rec. p. 837, point 5). Toutefois, les effets restrictifs qu'une réglementation nationale produit sur la libre circulation des marchandises peuvent être trop aléatoires et trop indirects pour que l'obligation qu'elle édicte puisse être regardée comme étant de nature à entraver le commerce entre les États membres (voir, notamment, arrêt du 18 juin 1998, Corsica Ferries France, C-266-96, Rec. p. I-3949, point 31).
17 Pour apprécier si une réglementation telle que celle en cause au principal entrave le commerce intracommunautaire au sens de cette jurisprudence, il convient tout d'abord, selon BASF, de se fonder sur la prémisse selon laquelle un nombre appréciable de titulaires d'un brevet, en raison des frais élevés de traduction, décident de ne pas demander la protection de leurs inventions à tous les États membres de l'Union, mais de se limiter à une protection dans quelques-uns seulement de ces États, créant ainsi un fractionnement du marché intérieur en "zones protégées" et en "zones libres", avec les conséquences mentionnées au point 13 du présent arrêt.
18 A cet égard, il y a lieu de rappeler que, parmi les choix qui se présentent à un inventeur au moment où il envisage d'obtenir la protection de son invention par la délivrance d'un brevet, figure celui de l'étendue territoriale de la protection souhaitée, limitée à un seul État ou étendue à plusieurs États. Ce choix est dans son principe le même, que l'inventeur demande la délivrance d'un brevet européen ou qu'il fasse usage des systèmes de délivrance de brevets nationaux actuellement en vigueur dans les États membres. Le choix se fait sur la base d'une appréciation globale des avantages et des inconvénients de chaque option, qui comporte, notamment, des évaluations économiques complexes relatives à l'intérêt commercial d'une protection dans les divers États par rapport au montant total des frais liés à la délivrance d'un brevet dans ces États, y compris les frais de traduction.
19 Ensuite, selon BASF, l'entrave en cause au principal découle du fait que l'invention n'est pas protégée dans tous les États membres de l'Union. Selon elle, il existe une entrave au commerce intracommunautaire puisque ce marché est fractionné en deux marchés distincts, l'un sur lequel le produit est protégé et l'autre sur lequel il ne l'est pas, c'est-à-dire une situation dans laquelle l'inventeur n'a pas obtenu une protection complète contre la concurrence d'autres opérateurs économiques qui, dans les États membres dans lesquels il n'a pas été protégé par la délivrance d'un brevet, ont le droit de produire et de commercialiser le produit en cause.
20 Or, s'il y a lieu d'admettre comme probable qu'il existera des différences dans les mouvements de marchandises selon que l'invention sera protégée dans tous les États membres ou seulement dans certains d'entre eux, il n'en découle pas pour autant qu'une telle conséquence du fractionnement du marché doit être qualifiée d'entrave au sens de l'article 30 du traité. En effet, les répercussions sur le commerce intracommunautaire d'une éventuelle situation de concurrence sur les marchés non protégés dépendent avant tout des décisions concrètes et imprévisibles prises par chacun des opérateurs concernés à la lumière des conditions économiques existant sur les divers marchés.
21 Dans ces circonstances, il y a lieu de constater que, à supposer même que, dans certaines circonstances, le fractionnement du marché intérieur puisse avoir des effets restrictifs sur la libre circulation des marchandises, ces répercussions sont trop aléatoires et trop indirectes pour être considérées comme une entrave au sens de l'article 30 du traité.
22 Il y a donc lieu de répondre à la question posée que l'article 30 du traité ne s'oppose pas à l'application de dispositions telles que celles de l'article II, paragraphe 3, de l'IntPatÜG, selon lesquelles un brevet accordé par l'Office européen des brevets avec effet dans un État membre et rédigé dans une autre langue que la langue officielle de cet État membre est, dès l'origine, réputé sans effet, lorsque le titulaire du brevet n'a pas fourni à l'Office des brevets de l'État membre concerné, dans un délai de trois mois à compter de la date de la publication au Bulletin européen des brevets de la mention de la délivrance du brevet, une traduction du fascicule du brevet dans la langue officielle de l'État membre.
Sur les dépens
23 Les frais exposés par les Gouvernements allemand, belge, danois, hellénique, espagnol, français, irlandais, italien, néerlandais, autrichien, portugais, finlandais, suédois et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par le Bundespatentgericht, par ordonnance du 29 janvier 1998, dit pour droit:
L'article 30 du traité CE (devenu, après modification, article 28 CE) ne s'oppose pas à l'application de dispositions telles que celles de l'article II, paragraphe 3, du Gesetz über internationale Patentübereinkommen, selon lesquelles un brevet accordé par l'Office européen des brevets avec effet dans un État membre et rédigé dans une autre langue que la langue officielle de cet État membre est, dès l'origine, réputé sans effet, lorsque le titulaire du brevet n'a pas fourni à l'Office des brevets de l'État membre concerné, dans un délai de trois mois à compter de la date de la publication au Bulletin européen des brevets de la mention de la délivrance du brevet, une traduction du fascicule du brevet dans la langue officielle de l'État membre.