CJCE, 3e ch., 7 mars 1989, n° 215-87
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Heinz Schumacher
Défendeur :
Hauptzollamt Frankfurt am Main-Ost
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Grevisse
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Moitinho de Almeida, Zuleeg
Avocat :
Me Dietrich Ehle
LA COUR (troisième chambre),
1 Par ordonnance en date du 25 mai 1987, parvenue à la Cour le 14 juillet suivant, le Hessische Finanzgericht (juge de première instance en matière fiscale) a saisi la Cour, en vertu de l'article 177 du traité CEE, d'une question portant sur l'interprétation des articles 30 et 36 de ce traité.
2 Cette question a été posée dans le cadre d'un litige qui oppose M. Heinz Schumacher au Hauptzollamt Frankfurt AM main (bureau principal des douanes de Frankfurt AM main). Il ressort du dossier que M. Schumacher, qui demeure a Frankfurt AM main a commandé, pour son usage personnel, à la pharmacie du dôme de Strasbourg, du "chophytol", médicament a base d'extrait d'artichaut, qui est utilisé, notamment, dans le traitement des troubles dyspeptiques et comme diurétique. Ce médicament, qui est fabriqué en France, est autorisé en République fédérale d'Allemagne, ou il est délivré sans ordonnance dans les pharmacies. Mais son prix serait en République fédérale plus élevé qu'en France. L'administration douanière ayant refusé d'autoriser la mise à la consommation de l'envoi en question, M. Schumacher s'est pourvu contre cette décision devant le Hessische Finanzgericht, qui a saisi la Cour de la présente question préjudicielle.
3 La décision de refus est fondée sur les dispositions de l'article 73, paragraphe 1, de la loi portant réforme de la législation sur les médicaments (Gesetz zur Neuordnung des Arzneimittelrechts), du 24 août 1976 (Bundesgesetzblatt I, 1976, p. 2445 et suiv.), qui ne permet l'importation de médicaments, lorsqu'ils proviennent d'un pays membre de la Communauté européenne, qu'à la condition, d'une part, lorsqu'il s'agit de médicaments soumis à autorisation ou à enregistrement, qu'ils soient autorisés, enregistrés ou dispensés de cette formalité et, d'autre part, que le destinataire de l'importation soit un entrepreneur pharmaceutique, un grossiste, un vétérinaire ou un exploitant de pharmacie, ce qui exclut les particuliers en tant que tels. Cette interdiction est assortie d'un certain nombre d'exceptions qui ne concernent pas le cas de l'espèce au principal.
4 La juridiction nationale ayant des doutes sur la compatibilité d'une telle disposition, compte tenu, notamment, de son caractère très général, avec les stipulations des articles 30 et suivants du traité CEE, a saisi la Cour de la question suivante :
"L'article 73, paragraphe 1, de la loi portant reforme de la législation sur les médicaments (Gesetz sur Neuordnung des Arzneimittelrechts), du 24 août 1976, (Bundesgesetzblatt I, 1976, p. 2245 et suiv.), est-il compatible avec l'article 30 du traité CEE, dans la mesure ou il interdit de manière générale l'importation par des personnes privées de médicaments en provenance d'autres Etats membres?"
5 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, du déroulement de la procédure et des observations présentées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
6 Il y a lieu de remarquer, à titre liminaire, qu'il n'appartient pas à la Cour, dans le cadre de l'article 177 du traité, de se prononcer sur la compatibilité des dispositions d'une loi nationale avec le traité. Elle est, en revanche, compétente pour fournir à la juridiction nationale tous éléments d'interprétation relevant du droit communautaire qui peuvent lui permettre d'apprécier cette compatibilité pour le jugement de l'affaire dont elle est saisie.
7 Dans cette perspective, la question posée par le Hessische Finanzgericht doit s'entendre comme tendant à faire préciser par la Cour si les stipulations des articles 30 et 36 du traité s'opposent à une législation qui interdit à un particulier d'importer pour son usage personnel un médicament autorisé dans l'Etat membre d'importation, délivré dans cet état sans prescription médicale et acheté dans une pharmacie d'un autre Etat membre.
8 Les Gouvernements allemand et danois font valoir qu'une réglementation du type de celle qui résulte de la loi du 24 août 1976 et dont les principes sont, d'ailleurs, assortis d'un certain nombre d'exceptions, comme celle qui concerne les voyageurs, est justifiée, sur le fondement de l'article 36 du traité CEE, par des impératifs de protection de la santé publique.
9 Ils soulignent que les systèmes de distribution des médicaments qui, en général, dans les Etats membres, réservent la vente de ceux-ci à des détaillants autorisés, ont pour objet de fournir au consommateur un certain nombre de garanties comme une bonne information, le conseil, l'assurance de la qualité, compte tenu, en particulier, de la réglementation du stockage. La nécessité de ces garanties serait reconnue par le droit communautaire et, en particulier, par la directive du conseil, du 26 janvier 1965, concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives aux spécialités pharmaceutiques (65-65, JO 22, p. 369). Cette directive soumettrait d'ailleurs à autorisation des états la commercialisation des médicaments en leur réservant le pouvoir d'apprécier leur valeur et leur innocuité.
10 L'ensemble de ce système serait mis en péril par la liberté donnée aux particuliers d'importer des médicaments. Cette faculté pourrait entraîner des détournements qu'il serait impossible de contrôler et des abus dans l'utilisation des médicaments. Donner cette faculté permettrait également de tourner la règle de l'autorisation nationale de mise sur le marché prévue par la directive du 26 janvier 1965, précitée.
11 La Commission et le Gouvernement français estiment, en revanche, qu'une législation du type de celle en cause est incompatible avec les articles 30 et 36 du traité, car elle a un caractère trop général et n'est pas proportionnée aux besoins de protection de la santé publique.
12 S'il est vrai qu'il appartient aux états de réglementer le commerce des médicaments et de prendre les mesures nécessaires pour que ceux-ci ne soient distribues que par l'intermédiaire de pharmacies, une interdiction générale d'importer ne se justifierait pas, pour les particuliers, des lors que ceux-ci ont acheté les médicaments en cause dans une pharmacie d'un autre Etat membre. Cette seule circonstance ferait que l'ensemble des garanties que vise à obtenir un système ferme de distribution des médicaments sont assurées. Il suffirait de limiter l'autorisation d'importer a ce qui est nécessaire à la seule consommation personnelle de l'intéressé, ce qu'il serait possible de contrôler par la définition de normes appropriées.
13 La Commission fait remarquer qu'est en cause, en l'espèce, un médicament autorisé en République fédérale d'Allemagne et délivré dans ce pays sans ordonnance. Ces deux éléments ne lui paraissent cependant pas déterminants, car, d'après elle, l'achat dans un autre Etat membre d'un médicament non autorise dans l'état de résidence relève du choix personnel de l'intéressé. Dans l'hypothèse ou la Cour ne serait pas de cet avis, rien n'empêcherait d'exiger du particulier importateur qu'il prouve que le médicament importe est autorisé et non soumis à ordonnance où qu'il lui a été prescrit.
14 Il y a lieu de remarquer, tout d'abord - ce qui n'est, au demeurant, pas conteste - qu'une législation du type de celle en cause dans l'affaire au principal constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative aux importations selon une jurisprudence constante de la Cour.
15 En second lieu, ainsi que la Cour a déjà eu l'occasion de le relever, la directive précitée du 26 janvier 1965, modifiée par les directives du Conseil 75-319, du 20 mars 1975 (JO L 147, p. 13), 83-570, du 20 octobre 1983 (JO L 332, p. 1) et 87-21, du 22 décembre 1986 (JO L 15, p. 36), tend seulement a une harmonisation progressive des réglementations nationales concernant la production et le commerce des spécialités pharmaceutiques. Cette harmonisation n'est, en l'état actuel du droit communautaire, pas encore entièrement réalisée, dans la mesure ou, par exemple, un médicament peut se trouver autorise sur le territoire d'un Etat membre sans l'être sur le territoire d'un ou de plusieurs autres, sa délivrance subordonnée ou non à prescription médicale. Ce n'est que lorsque des directives communautaires prévoiront l'harmonisation complète de toutes les mesures nécessaires à la protection de la santé des personnes et des animaux que le recours à l'article 36 cessera d'être justifié. Il convient ainsi d'examiner si des mesures du type de celles qui sont en cause peuvent être justifiées au regard de l'article 36 du traité.
16 Aux termes de l'article 36 du traité CEE les "dispositions des articles 30 a 34 ... Ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation ... justifiées par des raisons ... de protection de la santé et de la vie des personnes", à condition de ne constituer "ni un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce entre Etats membres ".
17 Selon la jurisprudence constante de la Cour, parmi les biens ou intérêts protégés par l'article 36, la santé et la vie des personnes occupent le premier rang, et il appartient aux Etats membres, dans les limites imposées par le traité, de décider du niveau auquel ils entendent en assurer la protection et, en particulier, du degré de sévérité des contrôles à effectuer.
18 Mais il convient également de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, il résulte de l'article 36 qu'une réglementation ou pratique nationale ayant ou de nature a avoir un effet restrictif sur les importations de produits pharmaceutiques n'est compatible avec le traité que pour autant qu'elle est nécessaire aux fins d'une protection efficace de la santé et de la vie des personnes.
19 Lorsqu'un particulier achète dans une pharmacie d'un autre Etat membre un médicament qui est autorisé et délivré sans prescription médicale dans l'Etat membre ou il l'importe pour son usage personnel, une disposition du type de celle de l'article 73 de la loi allemande du 24 août 1976, qui régit la situation en cause dans le litige au principal, constitue à l'évidence une mesure qui restreint le commerce intracommunautaire sans être justifiée par la protection de la santé publique.
20 L'achat du médicament dans la pharmacie d'un autre Etat membre donne, en effet, une garantie équivalente à celle dont se prévalent les Gouvernements allemand et danois et qui résulterait de la vente du médicament par une pharmacie de l'Etat membre ou le médicament est importé par un particulier. Cette constatation s'impose d'autant plus que les conditions d'accès à la profession de pharmacien et les modalités de son exercice ont fait l'objet des directives 85-432 et 85-433 du Conseil, du 16 septembre 1985 (JO L 253, p. 34 et 37).
21 Il est a relever, d'ailleurs, que le législateur allemand a prévu, aux points 6 et 7 du paragraphe 2 de l'article 73 de la loi en cause, une exception à l'interdiction d'importer des médicaments, d'une part, lorsqu'ils sont introduits en République fédérale d'Allemagne à l'occasion d'un voyage et pour des quantités qui ne dépassent pas la consommation ou l'usage qui peut en être fait normalement au cours d'un tel voyage, d'autre part, lorsqu'ils sont emportes dans des véhicules et destinés exclusivement a être utilisés ou consommés par les personnes transportées dans ces véhicules. Il résulte de ces dispositions que le législateur allemand lui-même ne considère pas nécessaires pour la protection de la santé publique des contrôles comme ceux en cause dans la présente affaire, puisque de tels contrôles sont inexistants lors de l'importation par certaines voies autres que la voie postale, qui ne comportent pas plus de garanties que cette dernière pour la protection de la santé publique.
22 Il y a donc lieu de répondre à la question posée qu'est incompatible avec les articles 30 et 36 du traité une disposition nationale qui interdit l'importation, par un particulier, pour ses besoins personnels, de médicaments autorisés dans l'Etat membre d'importation, délivrés dans cet état sans prescription médicale et achetés dans une pharmacie d'un autre Etat membre.
Sur les dépens
23 Les frais exposes par les Gouvernements de la République fédérale d'Allemagne, du Royaume de Danemark et de la République française ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident de procédure soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (troisième chambre),
Statuant sur la question a elle soumise par le hessische finanzgericht, par ordonnance du 25 mai 1987, dit pour droit :
Est incompatible avec les articles 30 et 36 du traité CEE une disposition nationale qui interdit l'importation, par un particulier, pour ses besoins personnels, de médicaments autorisés dans l'Etat membre d'importation, délivrés dans cet état sans prescription médicale et achetés dans une pharmacie d'un autre Etat membre.