CJCE, 6e ch., 17 juin 1998, n° C-68/96
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Grundig Italiana SpA
Défendeur :
Ministero delle Finanze
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Ragnemalm
Avocat général :
M. Lenz
Juges :
MM. Mancini, Murray
Avocats :
Mes Giammarco, Braguglia
LA COUR (sixième chambre),
1 Par ordonnance du 15 février 1996, parvenue à la Cour le 14 mars suivant, le Tribunale di Trento a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 95 du même traité.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant Grundig Italiana SpA (ci-après "Grundig Italiana") au ministero delle Finanze (ministère des Finances) à propos de la restitution d'une somme d'un montant de 112 236 330 770 LIT, outre les intérêts légaux, versé par ladite société au titre de l'impôt national de consommation sur des produits audiovisuels et photo-optiques entre le 1er janvier 1983 et le 31 décembre 1992.
3 En vertu de l'article 4 du décret-loi n° 953, du 30 décembre 1982 (GURI n° 359 du 31 décembre 1982), ultérieurement remplacé par la loi n° 53, du 28 février 1983 (GURI, supplément ordinaire au n° 58 du 1er mars 1983, publié dans une version consolidée au GURI n° 65 du 8 mars 1983, ci-après la "loi n° 53"), un impôt de consommation avait été institué en Italie sur les produits audiovisuels et photo-optiques à compter du 1er janvier 1983. Cet impôt était perçu tant sur les produits fabriqués en Italie que sur les produits importés. Pour le premier groupe de produits, l'impôt était assis sur la "valeur départ usine" ("valore franco fabbrica"), tandis que, pour le second groupe, il était perçu sur la "valeur en douane franco frontière nationale" ("valore in dogana franco frontiera nazionale"). Le taux de la taxe était fixé, quelle que fût l'origine du produit, à 16 % de sa valeur, un taux réduit de 8 % étant prévu pour les téléviseurs.
4 Le 23 mars 1983, le ministero delle Finanze avait adopté un décret d'application de la loi n° 53 (GURI n° 83 du 25 mars 1983, modifié ultérieurement par les décrets ministériels des 10 juin 1983, 23 octobre 1984 et 10 avril 1985, publiés respectivement aux GURI n° 193 du 15 juillet 1983, n° 303 du 3 novembre 1984 et n° 92 du 18 avril 1985, ci-après le "décret d'application"). L'article 2, septième alinéa, de ce décret prévoyait que, dans le cas de marchandises importées en Italie, la valeur en douane franco frontière nationale était déterminée sur la base de la valeur en douane définie par le règlement (CEE) n° 1224-80 du Conseil, du 28 mai 1980, relatif à la valeur en douane des marchandises (JO L 134, p. 1), augmentée des éventuels coûts et charges d'acheminement à la frontière italienne et diminuée des éventuels composants du prix payé ou à payer concernant le transport et la commercialisation sur le territoire douanier italien. L'article 2, paragraphe 5, du décret d'application énonçait également que, pour les produits fabriqués en Italie, la base imposable pouvait être constituée par le prix facturé pour la vente des produits, déduction faite d'un pourcentage forfaitaire de 35 %.
5 L'article 4, paragraphe 3, deuxième phrase, de la loi n° 53 précisait que les producteurs nationaux devaient présenter aux services compétents une déclaration contenant les éléments nécessaires à la détermination de la taxe dans le mois suivant le trimestre auquel se rapportait ladite déclaration, la liquidation de la taxe due étant effectuée par référence à l'ensemble des cessions d'appareils audiovisuels et photo-optiques affectées au cours du trimestre. L'article 2, paragraphe 9, du décret d'application prévoyait pour les importateurs que l'impôt de consommation était établi et perçu lors de l'importation en douane.
6 L'impôt national de consommation a été supprimé, à compter du 1er janvier 1993, par le décret-loi n° 331, du 30 août 1993, converti dans la loi n° 427, du 29 octobre 1993.
7 Le 22 juillet 1993, Grundig Italiana avait saisi le Tribunale di Trento afin qu'il déclare incompatibles avec la réglementation communautaire les dispositions instituant l'impôt de consommation sur les produits audiovisuels et photo-optiques, et qu'il condamne le ministero delle Finanze à lui restituer le montant de 112 236 330 770 LIT, outre les intérêts légaux, qu'elle avait versé pendant la durée de validité desdites dispositions.
8 Estimant que l'issue du litige dépendait de l'interprétation de l'article 95 du traité, le Tribunale di Trento a sursis à statuer et a posé à la Cour la question suivante:
"L'article 95 du traité CE doit-il être interprété en ce sens qu'il interdit à un État membre d'instituer et de percevoir une taxe de consommation telle que celle prévue par l'article 4 du décret-loi du 30 décembre 1982, ratifié par la loi n° 53 du 28 février 1983 et dont les modalités d'application sont régies par le décret du ministre des Finances du 23 mars 1983, lorsque la base imposable est différente pour les produits nationaux et pour les produits importés d'autres États membres et que les modalités de perception de la taxe sont différentes pour les mêmes produits?"
9 Il résulte de l'ordonnance de renvoi que le Tribunale di Trento demande en substance si l'article 95 du traité s'oppose à ce qu'un État membre institue et perçoive une taxe de consommation pour autant que la base imposable et les modalités de perception de cette taxe sont différentes pour les produits nationaux et pour les produits importés d'autres États membres.
10 A titre liminaire, il y a lieu de relever que, comme la Cour l'a indiqué dans l'arrêt du 13 juillet 1994, OTO (C-130-92, Rec. p. I-3281, point 11), qui concernait l'interprétation du droit communautaire au regard de la même réglementation italienne, une taxe telle que l'impôt national de consommation en cause dans l'affaire au principal doit être considérée comme faisant partie intégrante d'un régime général d'impositions intérieures au sens de l'article 95 du traité et sa compatibilité avec le droit communautaire doit dès lors être appréciée dans le cadre de cet article.
11 En outre, il résulte d'une jurisprudence constante que l'article 95 du traité a pour but d'assurer la libre circulation des marchandises entre les États membres dans les conditions normales de concurrence, par l'élimination de toute forme de protection pouvant résulter de l'application d'impositions intérieures discriminatoires à l'égard de produits d'autres États membres. Cette disposition a vocation à s'appliquer à tous les produits en provenance des États membres, y compris les produits originaires de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans les États membres (arrêt du 7 mai 1987, Co-Frutta, 193-85, Rec. p. 2085, points 25, 26 et 29).
12 Il s'ensuit qu'un système de taxation n'est compatible avec l'article 95 du traité que s'il est aménagé de façon à exclure en toute hypothèse que les produits importés soient taxés plus lourdement que les produits nationaux (voir, notamment, arrêt du 26 juin 1991, Commission/Luxembourg, C-152-89, Rec. p. I-3141, point 21).
13 Afin d'évaluer le caractère discriminatoire ou non d'un système de taxation, il convient de prendre en considération non seulement les taux des impositions, mais également l'assiette d'imposition et les modalités de perception des divers impôts (voir arrêt du 27 février 1980, Commission/Irlande, 55-79, Rec. p. 481, point 8). C'est en effet l'incidence effective de chaque impôt sur la production nationale, d'une part, et sur les produits importés, d'autre part, qui constitue le critère de comparaison décisif en vue de l'application de l'article 95. Même à taux de perception égal, l'incidence de cette charge peut varier en fonction des modalités d'assiette et de perception appliquées à la production nationale et aux produits importés.
14 S'agissant de l'impôt de consommation en cause dans l'affaire au principal, il ressort en premier lieu du dossier que, pour les produits fabriqués en Italie, aucuns frais de transport ou de distribution ne sont inclus dans la base imposable, alors que, pour les produits importés d'autres États membres, la base imposable se compose de la valeur en douane, augmentée des éventuels frais et charges exposés pour atteindre la frontière italienne et diminuée des frais de transport ou de distribution exposés en Italie.
15 Le Gouvernement italien souligne que, comme la taxe nationale frappe les produits destinés à la consommation sur le marché national, l'impôt concerné doit être établi sur la valeur desdits produits au moment où ils sont mis à la disposition du consommateur italien, laquelle valeur inclurait les frais de transport jusqu'à la frontière italienne.
16 Il résulte d'une jurisprudence constante que l'interdiction de discrimination édictée par l'article 95 du traité est violée dans l'hypothèse d'une imposition calculée sur la valeur du produit si, pour le seul produit importé, sont pris en considération des éléments d'évaluation de nature à en augmenter la valeur par rapport au produit national correspondant (arrêt du 22 mars 1977, Iannelli & Volpi, 74-76, Rec. p. 557, point 21).
17 En deuxième lieu, il ressort de l'ordonnance de renvoi que, pour les produits nationaux, toutes les dépenses supportées sur le territoire italien en raison de la commercialisation sur ce marché sont exclues de la base imposable, alors que, pour les produits importés, les frais relatifs à la commercialisation sur le territoire italien, qui ont été exposés en dehors de celui-ci, en font partie. Ces règles s'appliquent également, comme M. l'Avocat général l'a souligné au point 37 de ses conclusions, lorsque les frais de commercialisation ont fait l'objet d'un paiement centralisé.
18 Ainsi, contrairement au producteur national, l'importateur des produits concernés ne peut déduire de l'assiette de l'impôt la totalité des frais de commercialisation inhérents au marché italien.
19 En troisième lieu, il apparaît de l'ordonnance de renvoi que les producteurs nationaux ont la possibilité de déduire de la base imposable de leurs produits un pourcentage forfaitaire de l'ordre de 35 % du prix facturé, alors que cette possibilité n'est pas offerte en ce qui concerne les produits importés des autres États membres.
20 Le Gouvernement italien fait valoir que ce pourcentage forfaitaire a vocation à représenter la partie du prix de vente qui correspond aux frais de commercialisation du produit national. Certes, l'octroi aux seuls producteurs nationaux d'une telle possibilité de déduction forfaitaire leur permettrait de déterminer plus rapidement et plus facilement la base imposable des produits nationaux. Toutefois, cette pratique ne servirait qu'à replacer les marchandises nationales et les marchandises importées dans des situations comparables. En effet, la base d'imposition serait bien plus difficile à définir pour les producteurs nationaux qui doivent déterminer la valeur départ usine que pour les importateurs qui peuvent se fonder sur la valeur en douane et, donc, sur les formalités entourant les déclarations en douane.
21 Il convient de relever que les importateurs et les producteurs nationaux se trouvent dans des situations comparables en ce qu'ils cherchent à déduire des frais de transport et de commercialisation.
22 Enfin, il ressort de l'ordonnance de renvoi que, pour les marchandises importées, l'obligation de paiement de l'impôt naît au moment de l'importation en douane des marchandises, alors que, pour les marchandises nationales, elle ne naît que lors du dépôt de la déclaration par le producteur national auprès des autorités fiscales, au cours du mois qui suit le trimestre pendant lequel les marchandises ont été mises sur le marché, et ce alors que le fait générateur de l'impôt survient lors de la mise sur le marché national du produit destiné à la consommation.
23 A cet égard, il y a lieu de souligner que, selon une jurisprudence constante, un avantage réservé à la production nationale, sous forme de délais de paiement, implique une différence de traitement au détriment des produits importés d'autres États membres en violation de l'interdiction contenue dans l'article 95 du traité (voir arrêt Commission/Irlande, précité).
24 Dans ces conditions, l'argument du Gouvernement italien, selon lequel la différence entre les modalités de perception appliquées aux marchandises nationales et celles appliquées aux marchandises importées vise à dispenser les producteurs nationaux de devoir présenter une déclaration d'impôt pour chaque produit, ne saurait être retenu. En effet, dès lors que la discrimination est établie, l'article 95 ne prévoit aucune possibilité de justification pour l'État concerné.
25 Au vu de ce qui précède, il s'ensuit que l'article 95 du traité doit être considéré comme violé par une législation nationale instaurant une taxe de consommation
- dans la mesure où, pour les produits fabriqués dans cet État, aucuns frais de transport ou de distribution ne sont inclus dans la base imposable, alors que, pour les produits importés d'autres États membres, la base imposable se compose de la valeur en douane, augmentée des éventuels frais et charges exposés pour atteindre la frontière italienne et diminuée des frais de transport ou de distribution exposés en Italie;
- dans la mesure où, pour les produits nationaux, toutes les dépenses supportées sur le territoire national en raison de la commercialisation sur ce marché sont exclues de la base imposable, alors que, pour les produits importés, les frais relatifs à la commercialisation sur le territoire national qui ont été exposés en dehors de celui-ci en font partie;
- dans la mesure où la possibilité de procéder à une déduction forfaitaire aux fins du calcul de la base imposable est réservée aux produits nationaux, et
- dans la mesure où, pour les marchandises importées, l'obligation de paiement de l'impôt naît au moment de l'importation en douane des marchandises, alors que, pour les marchandises nationales, elle ne naît que lors du dépôt de la déclaration par le producteur national auprès des autorités fiscales, au cours du mois qui suit le trimestre pendant lequel les marchandises ont été mises sur le marché, et ce alors que le fait générateur de l'impôt survient lors de la mise sur le marché national du produit destiné à la consommation.
26 En conséquence, il y a lieu de répondre à la question posée que l'article 95 du traité doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre institue et perçoive une taxe de consommation pour autant que la base imposable et les modalités de perception de l'impôt sont différentes pour les produits nationaux et pour les produits importés d'autres États membres.
Sur les dépens
27 Les frais exposés par le Gouvernement italien et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunale di Trento, par ordonnance du 15 février 1996, dit pour droit:
L'article 95 du traité CE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre institue et perçoive une taxe de consommation pour autant que la base imposable et les modalités de perception de l'impôt sont différentes pour les produits nationaux et pour les produits importés d'autres États membres.