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Décisions

CJCE, 14 janvier 1997, n° C-192/95

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Société Comateb, Société Panigua, Société Edouard et fils, Société de distribution de vins et liqueurs, Etablissements André Haan, Société Diffusion générale de quincaillerie, Société Diffusion générale, Société Cama Renault, Scp Ovide et Dorville, Société Ducros Guadeloupe, Société Comptoir commercial Caraïbes, Société Giafa, Société LVS, Société Catherine et Jean-Claude Tabar Nouval, Société L'Heure et L'Or, Société Général bazar bricolage, Société Grain d'or, Société Cash Service, Etablissements Efira, Société Farandole, Société Carat, Société Rio, Société guadeloupéenne de distribution moderne (SGDM), Martinique automobiles SA, Socovi SARL, Etablissements Gabriel Vangour et Cie SARL, Simat Guadeloupe SARL

Défendeur :

Directeur général des douanes et droits indirects

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Murray

Avocat général :

M. Tesauro

Juges :

MM. Kapteyn, Edward, Puissochet, Jann, Ragnemalm

Avocat :

Me Sylvanus Dagnon.

CJCE n° C-192/95

14 janvier 1997

LA COUR,

1 Par 27 jugements avant dire droit du 20 décembre 1994, parvenus à la Cour le 19 juin 1995, le Tribunal d'instance de Paris a posé, en application de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle relative à la restitution d'une taxe perçue en violation du droit communautaire.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre de requêtes introduites par 27 sociétés (ci-après "Comateb e.a.") à l'encontre du directeur général des douanes et droits indirects, et visant à la restitution de l'octroi de mer perçu par le service des douanes et droits indirects du département de la Guadeloupe à l'occasion de l'importation, dans ce département, de diverses marchandises originaires d'un autre État membre, d'États tiers et d'autres parties du territoire français, pendant la période qui s'est écoulée entre le 17 juillet 1992 - le lendemain du jour du prononcé de l'arrêt Legros e.a. (C-163-90, Rec. p. I-4625) - et le 31 décembre 1992, ainsi qu'à la condamnation de l'administration des douanes à leur verser une indemnité sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile français.

3 Dans l'arrêt Legros e.a., précité, concernant l'octroi de mer, la Cour a dit pour droit qu'une taxe, proportionnelle à la valeur en douane des biens, perçue par un État membre sur les marchandises importées d'un autre État membre en raison de leur introduction dans une région du territoire du premier État membre, constitue une taxe d'effet équivalant à un droit de douane à l'importation, en dépit du fait que la taxe frappe également les marchandises introduites dans cette région en provenance d'une autre partie de ce même État.

4 Le directeur général des douanes et droits indirects fait valoir que, ayant été répercutées sur l'acheteur, les taxes litigieuses ne sauraient être remboursées en application de l'article 352 bis du Code des douanes, aux termes duquel, "Lorsqu'une personne a indûment acquitté des droits et taxes nationaux recouvrés selon les procédures du présent Code, elle peut en obtenir le remboursement, à moins que les droits et taxes n'aient été répercutés sur l'acheteur".

5 La juridiction de renvoi indique qu'"il est constant que l'octroi de mer litigieux a été répercuté sur les acheteurs" par les sociétés requérantes.

6 Elle ajoute que "la législation interne française oblige le contribuable à incorporer la taxe litigieuse dans le prix d'acquisition des produits nécessaires à son activité, et donc ensuite dans le prix de revient de la marchandise vendue, pour le calcul du bénéfice imposable; c'est-à-dire que cette législation prévoit la perception de la taxe en amont sans déduction possible en aval faute de facturation distincte, telle que celle-ci existe en matière de TVA, et impose la répercussion sur laquelle l'administration fiscale se fonde pour contester le remboursement".

7 A cet égard, les parties ont fait état, à l'audience devant la Cour, notamment, de l'interdiction de la revente à perte prévue par l'article 1er de la loi française du 2 juillet 1963, modifié par l'article 32 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, aux termes duquel:

"Est puni d'une amende de 5 000 à 100 000 francs le commerçant qui revend un produit en l'état à un prix inférieur à son prix d'achat effectif. Le prix d'achat effectif est présumé être le prix porté sur la facture d'achat, majoré des taxes sur le chiffre d'affaires, des taxes spécifiques afférentes à cette revente et, le cas échéant, du prix du transport."

8 Estimant que la législation française a "créé les conditions de la répercussion - et donc du non-remboursement -", le Tribunal d'instance de Paris a sursis à statuer et a posé à la Cour la question préjudicielle suivante:

"Le fait pour un État membre de s'opposer à la restitution d'une taxe perçue en violation du droit communautaire, au motif pris de la répercussion de la taxe sur l'acheteur, rend-il ou non pratiquement impossible ou excessivement difficile l'obtention du remboursement lorsque l'entreprise se trouve obligée par la législation de l'État membre d'incorporer la taxe dans le prix de revient de la marchandise vendue?"

9 A titre liminaire, il convient, en premier lieu, de préciser que la question préjudicielle posée par la juridiction de renvoi ne porte pas sur le remboursement de l'octroi de mer perçu sur des produits en provenance de pays tiers, à l'égard duquel une interprétation du droit communautaire a été donnée par la Cour dans l'arrêt du 7 novembre 1996, Cadi Surgelés e.a. (C-126-94, non encore publié au Recueil).

10 Il convient, en second lieu, de relever que Comateb e.a. invoquent le règlement (CEE) n_ 1430-79 du Conseil, du 2 juillet 1979, relatif au remboursement ou à la remise des droits à l'importation ou à l'exportation (JO L 175, p. 1).

11 Comme la Cour l'a déjà observé dans l'arrêt du 9 novembre 1983, San Giorgio (199-82, Rec. p. 3595, point 20), ce règlement ne s'applique, aux termes de son article 1er, paragraphe 2, qu'aux droits, taxes, prélèvements et impositions établis par diverses réglementations communautaires et perçus par les États membres pour le compte de la Communauté.

12 Ce règlement n'est donc pas applicable aux droits, impôts et taxes nationaux, même s'ils sont perçus en violation du droit communautaire.

13 Par sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande en substance si un État membre peut s'opposer à la répétition d'une taxe indue en excipant de sa répercussion sur l'acheteur, alors même que la législation de cet État impose cette répercussion.

14 Toutes les parties font référence à la jurisprudence de la Cour concernant la répétition de l'indu contenue, notamment, dans les arrêts du 27 février 1980, Just (68-79, Rec. p. 501), 27 mars 1980, Denkavit (61-79, Rec. p. 1205), San Giorgio, précité, et du 25 février 1988, Bianco et Girard (331-85, 376-85 et 378-85, Rec. p. 1099).

15 Selon les Gouvernements français et espagnol, il résulte de cette jurisprudence que des dispositions qui excluent le remboursement d'impôts, de droits et de taxes perçus en violation du droit communautaire ne sauraient être considérées comme contraires au droit communautaire, lorsqu'il est établi que la personne astreinte au paiement de ces droits les a effectivement répercutés sur d'autres sujets.

16 Comateb e.a. estiment que cette jurisprudence ne saurait s'appliquer lorsque la réglementation d'un État membre comporte des dispositions obligeant l'opérateur à incorporer la taxe dans le prix de revient de la marchandise. En effet, même si elles ne mettent pas à la charge du contribuable la preuve de la non-répercussion de la taxe sur l'acheteur, de telles dispositions rendraient pratiquement impossible la restitution de taxes perçues en violation du droit communautaire.

17 Le Gouvernement français et la Commission rétorquent qu'une obligation légale d'incorporer la taxe dans le prix de revient ne constitue pas une obligation pour l'opérateur de répercuter la taxe sur l'acheteur. En effet, l'opérateur peut toujours prendre la décision commerciale d'absorber totalement ou partiellement ladite taxe, et donc d'annihiler son effet sur le prix de vente.

18 Une obligation légale d'incorporer la taxe dans le prix de revient n'aurait donc, selon le Gouvernement français et la Commission, aucune incidence sur la jurisprudence de la Cour concernant la répétition de l'indu. Par conséquent, il conviendrait de déterminer, dans chaque cas, s'il y a eu ou non une répercussion effective de la taxe litigieuse.

19 L'hypothèse sur laquelle se fonde la question préjudicielle étant ainsi contestée, il convient, afin de fournir une réponse utile à la juridiction de renvoi, de préciser la portée de la jurisprudence concernant la répétition de taxes perçues en violation du droit communautaire.

20 Il y a lieu tout d'abord de rappeler que le droit d'obtenir le remboursement de taxes perçues par un État membre en violation des règles du droit communautaire est la conséquence et le complément des droits conférés aux justiciables par les dispositions communautaires interdisant de telles taxes (arrêt San Giorgio, précité, point 12). L'État membre est donc tenu, en principe, de rembourser les taxes perçues en violation du droit communautaire.

21 Il existe cependant une exception à ce principe. Comme la Cour l'a précisé dans les arrêts Just, Denkavit et San Giorgio, précités, la protection des droits garantis en la matière par l'ordre juridique communautaire n'impose pas le remboursement des impôts, droits et taxes perçus en violation du droit communautaire lorsqu'il est établi que la personne astreinte au paiement de ces droits les a effectivement répercutés sur d'autres sujets (voir, notamment, arrêt San Giorgio, point 13).

22 En effet, dans de telles conditions, ce n'est pas l'opérateur qui a supporté la charge de la taxe indûment perçue, mais l'acheteur sur lequel la charge a été répercutée. Dès lors, rembourser à l'opérateur le montant de la taxe qu'il a déjà perçu de l'acheteur équivaudrait pour lui à un double paiement susceptible d'être qualifié d'enrichissement sans cause, sans qu'il soit pour autant remédié aux conséquences de l'illégalité de la taxe pour l'acheteur.

23 Il incombe, dès lors, aux juridictions nationales d'apprécier, à la lumière des circonstances de chaque espèce, si la charge de la taxe a été transférée, en tout ou en partie, par l'opérateur sur d'autres personnes et si, le cas échéant, le remboursement de l'opérateur constituerait un enrichissement sans cause.

24 A cet égard, il y a lieu de souligner, en premier lieu, que, si l'acheteur final est en mesure d'obtenir le remboursement, par l'opérateur, du montant de la taxe qui a été répercuté sur lui, cet opérateur doit, à son tour, être en mesure d'en obtenir le remboursement par les autorités nationales. En revanche, si l'acheteur final peut obtenir, directement auprès des autorités nationales, la restitution du montant de la taxe indue dont il a supporté la charge, la question du remboursement de l'opérateur ne se pose pas en tant que telle.

25 En second lieu, il convient de rappeler que, dans l'arrêt Bianco et Girard, précité, point 17, la Cour a considéré que, même si les taxes indirectes sont conçues dans la législation nationale pour être répercutées sur le consommateur final et même si, habituellement dans le commerce, ces taxes indirectes sont partiellement ou totalement répercutées, il ne saurait être affirmé d'une manière générale que, dans tous les cas, la taxe est effectivement répercutée. En effet, la répercussion effective, partielle ou totale, dépend de plusieurs facteurs qui entourent chaque transaction commerciale et la différencient d'autres cas situés dans d'autres contextes. En conséquence, la question de la répercussion ou de la non-répercussion dans chaque cas d'une taxe indirecte constitue une question de fait qui relève de la compétence du juge national qui est libre dans l'appréciation des preuves. On ne saurait toutefois admettre que, en cas de taxes indirectes, il existe une présomption selon laquelle la répercussion a eu lieu et qu'il incombe à l'assujetti de prouver négativement le contraire.

26 Il en va de la même façon lorsque le contribuable a été obligé, par la législation applicable, d'incorporer la taxe dans le prix de revient du produit concerné. L'existence d'une telle obligation légale ne permet pas de présumer que la totalité de la charge de la taxe a été répercutée, même dans le cas où la violation d'une telle obligation entraînerait une sanction.

27 Dès lors, un État membre ne peut s'opposer au remboursement à l'opérateur d'une taxe perçue en violation du droit communautaire que lorsqu'il est établi que la totalité de la charge de la taxe a été supportée par une personne autre que l'opérateur et que le remboursement de ce dernier entraînerait, pour lui, un enrichissement sans cause.

28 Il s'ensuit que, si seule une partie de la charge de la taxe a été répercutée, il incombe aux autorités nationales de rembourser à l'opérateur le montant non répercuté.

29 Il convient toutefois de relever que, même dans l'hypothèse où il est établi que la charge de la taxe a été répercutée, en tout ou en partie, sur l'acheteur, le remboursement à l'opérateur du montant ainsi répercuté n'entraîne pas nécessairement l'enrichissement sans cause de ce dernier.

30 En effet, dans l'arrêt Just, précité, point 26, la Cour a relevé qu'il serait conforme aux principes du droit communautaire que les juridictions saisies de demandes de remboursement prennent en considération le préjudice qu'un importateur peut avoir subi du fait que les mesures fiscales discriminatoires ou protectrices ont eu pour effet de restreindre le volume des importations en provenance d'autres États membres.

31 Comme l'Avocat général l'a indiqué au point 23 de ses conclusions, l'opérateur peut avoir subi un préjudice du fait même qu'il a répercuté en aval la taxe perçue par l'administration en violation du droit communautaire, parce que la majoration du prix du produit, provoquée par la répercussion de la taxe, a entraîné une diminution du volume des ventes. Ainsi, à cause de la perception de l'octroi de mer, le prix des produits en provenance d'autres parties de la Communauté peut être considérablement plus élevé que celui des produits locaux qui en sont exemptés, de sorte que les importateurs subissent un préjudice, nonobstant l'éventuelle répercussion de la taxe.

32 Dans ces conditions, l'opérateur pourrait légitimement prétendre que, nonobstant la répercussion de la taxe sur l'acheteur, l'inclusion de la taxe dans le prix de revient, provoquant la majoration du prix des produits et une diminution du volume des ventes, a entraîné un préjudice excluant, en tout ou partie, l'enrichissement sans cause qui, autrement, serait provoqué par le remboursement.

33 Il en résulte que, si les normes de droit interne permettent à l'opérateur, dans le cadre du litige au principal, de faire valoir un tel préjudice, il appartient au juge national d'en tirer les conséquences.

34 Par ailleurs, les opérateurs ne sauraient être empêchés de demander aux juridictions compétentes, selon les procédures appropriées du droit national, et dans les conditions prévues dans l'arrêt du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C-46-93 et C-48-93, Rec. p. I-1029), la réparation des dommages subis en raison de la perception de la taxe indue, et ce indépendamment de la question de la répercussion de ladite taxe.

35 Il convient donc de répondre à la juridiction de renvoi que:

- un État membre ne peut s'opposer au remboursement à l'opérateur d'une taxe perçue en violation du droit communautaire que lorsqu'il est établi que la totalité de la charge de la taxe a été supportée par une autre personne et que le remboursement dudit opérateur entraînerait, pour lui, un enrichissement sans cause. Il incombe aux juridictions nationales d'apprécier, à la lumière des circonstances de chaque espèce, si ces conditions sont remplies. Si seule une partie de la charge de la taxe a été répercutée, il incombe aux autorités nationales de rembourser à l'opérateur le montant non répercuté;

- l'existence d'une éventuelle obligation légale d'incorporer la taxe dans le prix de revient ne permet pas de présumer que la totalité de la charge de la taxe a été répercutée, même dans le cas où la violation d'une telle obligation entraînerait une sanction;

- si, nonobstant la répercussion de la taxe sur l'acheteur, les normes de droit interne permettent à l'opérateur de faire valoir un préjudice provoqué par l'imposition de la taxe illégale, et excluant, en tout ou partie, l'enrichissement sans cause, il appartient au juge national d'en tirer les conséquences.

Sur les dépens

36 Les frais exposés par les Gouvernements français et espagnol, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal d'instance de Paris, par jugements du 20 décembre 1994, dit pour droit:

37 Un État membre ne peut s'opposer au remboursement à l'opérateur d'une taxe perçue en violation du droit communautaire que lorsqu'il est établi que la totalité de la charge de la taxe a été supportée par une autre personne et que le remboursement dudit opérateur entraînerait, pour lui, un enrichissement sans cause. Il incombe aux juridictions nationales d'apprécier, à la lumière des circonstances de chaque espèce, si ces conditions sont remplies. Si seule une partie de la charge de la taxe a été répercutée, il incombe aux autorités nationales de rembourser à l'opérateur le montant non répercuté.

38 L'existence d'une éventuelle obligation légale d'incorporer la taxe dans le prix de revient ne permet pas de présumer que la totalité de la charge de la taxe a été répercutée, même dans le cas où la violation d'une telle obligation entraînerait une sanction.

39 Si, nonobstant la répercussion de la taxe sur l'acheteur, les normes de droit interne permettent à l'opérateur de faire valoir un préjudice provoqué par l'imposition de la taxe illégale, et excluant, en tout ou partie, l'enrichissement sans cause, il appartient au juge national d'en tirer les conséquences.