CJCE, 6e ch., 1 juillet 1993, n° C-20/92
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Hubbard (Testamentvollstrecker)
Défendeur :
Hamburger
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Kakouris
Avocat général :
M. Darmon
Juges :
MM. Mancini, Schockweiler, Díez de Velasco, Kapteyn
LA COUR (sixième chambre),
1 Par ordonnance du 11 décembre 1991, parvenue à la Cour le 24 janvier 1992, le Landgericht Hamburg a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, des questions préjudicielles relatives aux articles 7, paragraphe 1, et 59 de ce traité.
2 Les questions ont été soulevées dans le cadre d'une action engagée par M. Hubbard contre M. Hamburger à propos de l'envoi en possession d'une succession.
3 M. Hubbard, solicitor anglais, agissant en qualité d'exécuteur testamentaire au sens de son droit national, a demandé devant le Landgericht Hamburg l'envoi en possession de biens faisant partie d'une succession, situés en République fédérale d'Allemagne. Le défendeur, M. Hamburger, a alors exigé la fourniture d'une cautio judicatum solvi en application de l'article 110, paragraphe 1, première phrase, de la Zivilprossesordnung (Code de procédure civile).
4 Selon cette disposition, les ressortissants étrangers qui se portent demandeurs dans une action intentée devant les juridictions allemandes doivent, sur demande du défendeur, fournir une garantie concernant les dépens et honoraires d'avocat. L'article 110, paragraphe 2, 1 , dispose toutefois que cette obligation ne s'applique pas lorsque le demandeur est ressortissant d'un État qui n'exige pas la même garantie d'un ressortissant allemand.
5 La convention judiciaire germano-britannique, du 20 mars 1928, remise en vigueur avec effet au 1er janvier 1953 (BGBL 1953, II, p. 116), prévoit, en son article 14, que les ressortissants d'une partie contractante ne sont dispensés du paiement de la "cautio judicatum solvi" sur le territoire de l'autre partie contractante que s'ils y résident. La convention européenne d'établissement de Paris du 13 décembre 1955 (BGBL 1959, II, p. 998) exempte par ailleurs de cette exigence tous les ressortissants des États contractants à la simple condition qu'ils soient domiciliés ou qu'ils aient leur résidence habituelle dans un de ces États contractants. Cette règle n'est toutefois pas applicable aux ressortissants des États qui ont émis une réserve dans le cadre de l'article 27 de cette convention, ce qui est le cas du Royaume-Uni.
6 En raison de cette réserve, M. Hubbard ne peut pas bénéficier de l'exemption prévue par la convention de Paris. Ne résidant pas en Allemagne, il ne peut pas non plus invoquer la convention bilatérale germano-britannique.
7 Estimant que l'issue du litige dépendait de l'interprétation du droit communautaire, le Landgericht Hamburg a saisi la Cour des questions préjudicielles suivantes:
"1. Est-il porté atteinte aux droits découlant du droit communautaire - notamment au droit à la liberté de prestation des services - pour un solicitor britannique agissant en Allemagne en qualité d'exécuteur testamentaire au sens du droit anglais (executor) et sollicitant, au moyen d'une action engagée en son propre nom devant une juridiction allemande, l'envoi en possession de biens dépendant d'une succession si la juridiction allemande ordonne sur demande de la partie défenderesse, en application de l'article 110, paragraphe 1, phrase 1, du Zivilprozessordnung (Code de procédure civile) allemand, la fourniture d'une cautio judicatum solvi, cette décision ayant pour conséquence que le défendeur n'est pas tenu de conclure au fond avant la fourniture de la caution ?
2. L'application du traité CEE est-elle assortie de certaines particularités en raison du fait que, dans les rapports entre les juridictions allemandes et les demandeurs britanniques n'ayant pas de domicile ni de biens immobiliers en République fédérale d'Allemagne, la question de la cautio judicatum solvi a été réglementée d'une part à l'article 14 de la convention judiciaire germano-britannique du 20 mars 1928 (RGBl. II, p. 623), remise en vigueur avec effet au 1er janvier 1953 (BGBl. II, p. 116), et d'autre part à l'article 9 de la convention européenne d'établissement de Paris du 13 décembre 1955 (BGBl. 1959 II, p. 998) ?
3. Les faits énoncés à la question 1, impliquent-ils une infraction à l'article 7, premier alinéa, du traité CEE ?
4. Le fait que l'action du demandeur pourrait éventuellement, selon les énonciations de celui-ci, relever, quant au fond du droit, également du droit successoral implique-t-il une limitation, ayant une incidence sur le présent litige, du champ d'application du traité CEE ou d'autres dispositions du droit communautaire ?"
8 Pour un plus ample exposé du cadre juridique et des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport du juge rapporteur. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la première et troisième questions
9 Par sa première et troisième questions, le juge national cherche, en substance, à savoir si les articles 7, paragraphe 1, 59 et 60 du traité s'opposent à ce qu'un État membre impose le versement d'une cautio judicatum solvi à un professionnel, établi dans un autre État membre, qui introduit une action devant l'une de ses juridictions, au seul motif que ce professionnel est ressortissant d'un autre État membre.
10 A titre liminaire, il y a lieu de rappeler que, selon l'article 7 du traité, le principe de non-discrimination sort ses effets "dans le domaine de l'application du ...traité" et "sans préjudice des dispositions particulières qu'il prévoit". Par cette dernière expression, l'article 7 renvoie notamment à d'autres dispositions du traité qui mettent en œuvre le principe général qu'il énonce dans des situations spécifiques. Tel est le cas, entre autres, des dispositions relatives à la libre prestation de services (voir arrêt du 2 février 1989, Cowan, C-186-87, Rec. p. 195).
11 Afin de répondre aux questions préjudicielles posées, il convient donc d'abord de vérifier si des activités comme celles en cause au principal où le prestataire et le destinataire sont établis dans le même État membre, mais la prestation de services est effectuée dans un autre État membre, entrent dans le champ d'application des articles 59 et 60 du traité.
12 A cet égard, il y a lieu de relever que, dans les arrêts du 26 février 1991, dits "guides touristiques", Commission/France, Commission/Italie, Commission/Grèce (C-154-89, Rec. p. I-659, point 10; C-180-89, Rec. p. I-709, point 9; C-198-89, Rec. p. I-727, point 10), la Cour a décidé que les dispositions de l'article 59 du traité s'appliquent dans tous les cas où un prestataire de services offre des services sur le territoire d'un État membre autre que celui dans lequel il est établi, quel que soit le lieu où sont établis les destinataires de ces services.
13 Lorsqu'un tel service est fourni par un professionnel, et donc, comme l'exige l'article 60 du traité, normalement contre une rémunération, le principe de l'égalité de traitement énoncé à l'article 59 s'applique.
14 Il y a lieu de constater ensuite que le fait pour un État membre d'imposer le versement d'une cautio judicatum solvi à un ressortissant d'un autre État membre, qui a, en tant qu'exécuteur testamentaire, introduit une action devant l'une de ses juridictions, alors que les ressortissants nationaux ne sont pas soumis à une telle exigence, constitue une discrimination en raison de la nationalité prohibée par les articles 59 et 60.
15 Il convient dès lors de répondre à la première et troisième questions préjudicielles que les articles 59 et 60 doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à ce qu'un État membre impose le versement d'une cautio judicatum solvi à un professionnel, établi dans un autre État membre, qui introduit une action devant l'une de ses juridictions, au seul motif que ce professionnel est ressortissant d'un autre État membre.
Sur la deuxième question préjudicielle
16 Par sa deuxième question, le juge national cherche à savoir si l'existence de conventions internationales fondées sur le principe de réciprocité et qui prévoient, dans certains cas, l'exemption du versement de la garantie litigieuse peut avoir une incidence sur l'application du traité.
17 A cette question, il suffit de répondre que, conformément à une jurisprudence constante, le droit à l'égalité de traitement consacré par le droit communautaire ne saurait dépendre de l'existence d'accords de réciprocité conclus par les États membres (voir arrêt du 22 juin 1972, Frilli, 1-72, Rec. p. 457, et arrêt du 2 février 1989, Cowan, 186-87, Rec. p. 195).
Sur la quatrième question préjudicielle
18 Par sa dernière question, le juge national demande en substance si le fait que le litige au fond relève du droit successoral permet d'écarter l'application du traité.
19 Sur ce point, il y a lieu de rappeler que, comme la Cour l'a affirmé dans l'arrêt du 21 mars 1972, Sail (82-71, Rec. p. 119, point 5), l'efficacité du droit communautaire ne saurait varier selon les différents domaines du droit national à l'intérieur desquels il peut faire sentir ses effets. En l'espèce, le droit national subissant ces effets n'est pas le droit dont relève le litige au fond, mais le droit procédural national.
20 Il convient donc de répondre à cette question que le fait que le litige au fond relève du droit successoral ne permet pas d'écarter l'application du droit à la libre prestation des services consacré par le droit communautaire à l'égard d'un professionnel chargé de l'affaire.
Sur les dépens
21 Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Landgericht Hamburg, par ordonnance du 11 décembre 1991, dit pour droit:
1. Les articles 59 et 60 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à ce qu'un État membre impose le versement d'une cautio judicatum solvi à un professionnel, établi dans un autre État membre, qui introduit une action devant l'une de ses juridictions, au seul motif que ce professionnel est ressortissant d'un autre État membre.
2. Le droit à l'égalité de traitement consacré par le droit communautaire ne saurait dépendre de l'existence d'accords internationaux conclus par les États membres.
3. Le fait que le litige au fond relève du droit successoral ne permet pas d'écarter l'application du droit à la libre prestation des services consacré par le droit communautaire à l'égard d'un professionnel chargé de l'affaire.