Conseil Conc., 15 juin 2005, n° 05-D-28
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques d'entreprises fournissant aux professionnels de la filière bois et pâtes de bois des services de manutention et de stockage sur le port de commerce de La Rochelle
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré, sur le rapport de M. Choné, par Mme Perrot, vice-présidente, présidant la séance, MM. Flichy, Gauron, Robin, Mmes Behar-Touchais, Renard-Payen, membres.
Le Conseil de la concurrence (Section II),
Vu la lettre enregistrée le 27 août 2003 sous le numéro 03/0058F par laquelle le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en ouvre par les sociétés Cogema (Comptoir Général Maritime) et Delmas La Rochelle, filiales du groupe Bolloré, dans le secteur des services portuaires aux professionnels de la filière "bois et pâtes à bois" sur le port de commerce de La Rochelle, et susceptibles d'entrer dans le champ d'application de l'article L. 420-2 du Code de commerce ; Vu l'article 81 du Traité instituant la Communauté européenne ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence et le décret 2002-689 du 30 avril 2002 fixant ses conditions d'application ; Vu les observations présentées par la société Delmas La Rochelle et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du Gouvernement, le représentant de la société Delmas La Rochelle, entendus lors de la séance du 11 mai 2005 ; Adopte la décision suivante :
I. Constatations
A. LE SECTEUR CONCERNÉ
1. Le secteur concerné est celui du déchargement des produits forestiers, principalement la pâte à papier et les grumes, sur le port de La Rochelle.
2. Les grumes sont des billes de bois (arbres coupés bruts) destinées aux usines de déroulage qui les transforment en contreplaqués et aux scieries et menuiseries industrielles. La grande majorité provient d'Afrique de l'Ouest. Pour les grumes, le prix du transport maritime n'inclut aucun frais de manutention portuaire. Un forfait de passage portuaire couvre l'ensemble de ces opérations. C'est l'armateur qui désigne le prestataire pour la manutention de la cale jusqu'au terre-plein. Pour autant, l'armateur ne supporte pas le coût correspondant puisque c'est le client réceptionnaire qui paie l'intégralité du passage portuaire, du désarrimage en cale jusqu'à la mise sur wagon ou camion.
3. Les clients qui reçoivent de la pâte à papier à La Rochelle sont des papeteries majoritairement situées dans le grand Ouest de la France, mais aussi en Auvergne, Rhône-Alpes, voire en Italie ou en Espagne. Les produits proviennent essentiellement des continents sud et nord-américains et, dans une moindre mesure, des pays nordiques. Un même navire peut contenir des lots de pâte de différents producteurs et à destination de plusieurs clients. Le service portuaire consiste à décharger le navire et à installer la pâte dans des camions ou des wagons qui l'emporteront jusqu'à l'usine du client. Cependant, la pâte ne passe pas directement de la cale du navire au camion ou au wagon. Elle est généralement stockée, souvent pendant plusieurs semaines, dans des entrepôts, avant d'être emportée par le représentant de l'acheteur.
4. Les services portuaires nécessaires au débarquement, au stockage et à l'expédition des produits forestiers sont assurés par des opérateurs qui exercent plusieurs métiers différents : agence maritime (représentation des intérêts de l'armateur), agence de transit (stockage, commission de transport, dédouanement), manutentionnaire (depuis l'ouverture des cales du navire jusqu'aux moyens d'évacuation). Trois opérateurs intégrés, Cogema, Delmas et Fast, sont présents à La Rochelle.
5. La société Cogema (Comptoir général maritime), filiale à 99,5 % du groupe Bolloré, est un opérateur portuaire multiproduits dont les activités se concentrent essentiellement sur les produits forestiers, et plus particulièrement sur les pâtes à papier. Les comptes annuels de Cogema et le trafic opéré se présentent comme suit :
<emplacement tableau>
6. Pour chacun des produits concernés, les volumes traités par la société Cogema sont les suivants :
Trafic opéré par Cogema sur le Port de La Rochelle (en milliers de tonnes)
<emplacement tableau>
7. La société Delmas LR, filiale à 99,975 % du groupe Bolloré, est spécialisée dans la manutention des grumes. Ses comptes annuels et le trafic opéré se présentent comme suit :
Chiffre d'affaires et résultat net de Delmas de 1996 à 2000
<emplacement tableau>
8. Les volumes traités par la société Delmas à La Rochelle sont les suivants :
Trafic opéré par Delmas sur le Port de La Rochelle (en milliers de tonnes)
<emplacement tableau>
9. En janvier 1997, la société Forest Agency Service Terminal (en abrégé Fast) a été créée par d'anciens salariés de Cogema. Elle a ouvert ses bureaux en mars et commencé ses activités en avril 1997. En janvier 2003, le groupe Kuhn, opérateur portuaire présent sur les principaux ports de la façade atlantique, a acquis l'intégralité des actions de la société Fast. Les comptes annuels de Fast sont les suivants :
Chiffre d'affaires et résultat net de Fast de 1996 à 2000
<emplacement tableau>
10. Quant aux volumes traités par Fast, ils sont donnés par le tableau suivant :
Trafic opéré par Fast sur le Port de La Rochelle (en milliers de tonnes)
<emplacement tableau>
11. A côté de ces opérateurs intégrés sont présentes quelques entreprises indépendantes (comme la société Worms Services Maritimes), qui ne sont pas à même d'offrir un service logistique complet.
B. LES FAITS RELEVÉS
12. L'enquête administrative a été réalisée à la suite du dépôt d'une plainte en septembre 1999, auprès de la DGCCRF, par la société Fast. Cette dernier contestait le refus des filiales du groupe Bolloré d'actualiser les tarifs négociés en juillet 1997, dans le cadre d'un " accord de place ", s'agissant du déchargement de la pâte à papier. Elle signalait également, d'une part, les prix prédateurs pratiqués par la société Cogema pour les services de manutention portuaires de la pâte à papier et, d'autre part, les prix d'éviction pratiqués par la société Delmas pour les services de déchargement des grumes de bois, de la cale au terre-plein. Enfin, elle faisait état de divers agissements de la société Cogema dont elle soutenait qu'ils avaient pour objet de gêner son activité (déplacements de fardeaux de pâte à papier destinés à occuper de façon injustifiée les hangars de 1ère zone, retards de paiements, montant des cotisations à la Caisse de compensation des congés payés des ouvriers dockers à laquelle l'adhésion est nécessaire pour l'embauche de dockers, menaces de boycott à l'encontre de fournisseurs de matériels de manutention, recours abusif devant le TGI pour concurrence déloyale).
13. L'accord de place, signé en juillet 1997 entre les sociétés du groupe Bolloré et la société Fast, est similaire à ceux conclus dans d'autres ports et est justifié par les professionnels du secteur par le souhait de ne pas avoir plusieurs sociétés manutentionnaires opérant en même temps sur un même bateau et dans les mêmes entrepôts. Il prévoit que si plusieurs manutentionnaires ont été désignés par leurs clients respectifs pour les opérations de manutention à bord du navire, un seul d'entre eux, celui qui détient la majorité des mandats, effectue l'ensemble des prestations et facture à l'autre société la partie qui lui revient. Il en est de même pour l'opérateur majoritaire pour les opérations de manutention à terre. Cet accord donne donc lieu à des facturations croisées à un prix convenu. Il ressort du rapport d'enquête que les tarifs négociés dans le cadre de l'accord de place sont inférieurs aux coûts de revient des opérateurs. Les pertes ainsi occasionnées sont plus importantes pour l'opérateur qui est le plus souvent majoritaire, ce qui a rapidement été le cas de Fast.
14. L'enquête a confirmé qu'en 1997, au moment de la création de la société Fast, Cogema a fortement baissé ses prix pour la manutention de la pâte à papier, de l'ordre de 20 % en quelques mois. Les prix sont ensuite restés stables en 1998 puis ont légèrement remonté en 1999 et 2000 (environ 3 % par an).
Prix pratiqués par Cogema avant et après l'arrivée de Fast (en francs HT par tonne)
<emplacement tableau>
15. Ces baisses ont été accompagnées d'une uniformisation des tarifs de Cogema. Un seul client réceptionnaire fait exception à l'uniformité des tarifs pratiqués par Cogema après 1997. Il s'agit des Papeteries du Leman, société filiale du groupe Bolloré, dont les forfaits ne descendent pas au-dessous de 40 francs HT par tonne, en 1997. Cette société obtient toutefois une révision à la baisse à 35 francs en 1998.
16. Selon le rapport d'enquête, les tarifs de Cogema pour le forfait de passage portuaire de la pâte à papier étaient, entre 1997 et 2000, inférieurs au coût total moyen de production.
17. S'agissant des autres pratiques non tarifaires reprochées à la société Cogema, le Tribunal de commerce de La Rochelle a effectivement considéré que, durant les mois de mars, d'avril et de mai 1997, la société Cogema avait mis en ouvre une stratégie d'obstruction destinée à empêcher ou à retarder l'accès de Fast à certains magasins portuaires. Ces difficultés ont duré quelques semaines et ont été réglées par l'intervention du président du Tribunal de grande instance de La Rochelle, le 22 mai 1997.
18. S'agissant des services de manutention des grumes, le rapport d'enquête distingue deux prestations (en amont, le déchargement du bois de la cale du navire au terre-plein ; en aval, le relevage sur camions ou wagons, le transit, les formalités de douane) et se place dans l'hypothèse où la société Fast ne souhaiterait offrir aux acheteurs que les services de relevage sur le marché aval, en ayant recours à la société Delmas pour le déchargement des navires, c'est-à-dire pour la partie amont. Selon les usages décrits au §2 ci-dessus, c'est l'armateur qui désigne le prestataire de services sur le marché amont et l'acheteur des grumes qui choisit le prestataire sur le marché aval, mais l'acheteur supporte le coût de l'intégralité des services de manutention portuaire. Si ce n'est pas le même prestataire qui est choisi pour l'amont et l'aval, alors le prestataire aval facture à l'acheteur l'intégralité des services de manutention et " achète " les services amont au prestataire désigné par l'armateur.
19. Dans cette hypothèse, le coût supporté par Fast serait égal à la somme du prix de la prestation " amont ", qui serait facturé par Delmas, et des coûts propres de Fast sur la partie aval de la prestation. Le rapport administratif compare cette somme aux prix offerts par Delmas aux acheteurs pour l'intégralité de la prestation et conclut que Fast, si elle délègue à Delmas la partie amont de la prestation, ne peut pas afficher des tarifs concurrentiels pour l'ensemble de la prestation sans faire de perte.
Comparaison du coût total de Fast et prix de détail de Delmas pour le déchargement des grumes (en francs HT par mètre cube, année 1999)
<emplacement tableau>
C. LES GRIEFS NOTIFIÉS
20. En application de l'article L. 463-2 du Code de commerce, le grief suivant a été notifié à la société Delmas : " Il est fait grief à la société Delmas LR d'avoir pratiqué, en 1999 au moins, des tarifs induisant un effet de ciseau tarifaire entre :
* le prix de détail facturé aux clients réceptionnaires pour la prestation globale de déchargement ("forfait de passage portuaire") ;
* et la prestation intermédiaire de déchargement de la cale des navires au terre-plein (tarif proposé par Delmas à la société Fast) ;
* et d'avoir ainsi empêché la société Fast d'opérer profitablement sur la partie "aval" de la prestation de manutention (transport du terre-plein jusqu'aux moyens d'évacuation) ".
II. Discussion
A. SUR LA DÉLIMITATION DES MARCHÉS PERTINENTS
21. La société Delmas ne conteste pas que le marché des services de manutention des grumes est distinct de celui de la pâte à papier. En revanche, elle affirme que le marché géographique pertinent doit être étendu aux ports de La Rochelle et de Nantes au motif que les hinterlands de ces deux ports se recoupent largement, s'agissant de la destination des grumes. Elle fait valoir notamment que le directeur délégué du port de Nantes déclare que le port de Nantes est en concurrence avec le port de La Rochelle et que des cargaisons débarquées à La Rochelle reviennent régulièrement à Nantes par camions.
22. Les utilisateurs finals des services de manutention de pâte à papier sont des industriels papetiers, tandis que, dans le cas des grumes, il s'agit de menuiseries, de scieries, d'importateurs de bois. Les prestations de manutention des deux types de produits forestiers s'adressent donc à deux clientèles distinctes et ne présentent, du point de vue de la demande, aucun caractère de substituabilité. Du point de vue de l'offre, si les équipements nécessaires à la fourniture des deux types de services sont en grande partie identiques, d'autres particularités expliquent en revanche qu'un prestataire présent sur un type de service ne sera pas nécessairement présent sur l'autre. Ainsi, la pâte à papier est un produit fragile dont le déchargement requiert un savoir-faire et les clients papetiers sont particulièrement sensibles à la qualité des prestations offertes. S'agissant des grumes, c'est l'armateur qui choisit le prestataire pour le déchargement du navire, alors que pour la pâte à papier, c'est l'acheteur. Enfin, alors qu'il n'existe qu'un petit nombre de clients papetiers, les acheteurs de grumes sont nombreux ce qui nécessite des services commerciaux plus importants. Les deux types de prestations font donc partie de marchés pertinents distincts.
23. La délimitation géographique des marchés est liée aux " hinterlands " des ports, qui peuvent être définis comme les " zones d'influence économique, structurées et innervées par des axes de desserte terrestre des ports ".
24. En l'espèce, certains éléments plaident pour une définition des marchés limitée au port de la Rochelle : les coûts de manutention portuaire représentent une part faible (inférieure à 5 %) du prix final de la marchandise pour les clients réceptionnaires. Une hausse du prix de ces prestations ne pousse donc pas les clients à mettre les ports en concurrence. De plus, il existe de fortes contraintes logistiques et techniques qui limitent la liberté de choix du port. Ces contraintes portent entre autres sur l'optimisation par les armateurs des routes maritimes et des rotations des navires, les caractéristiques des ports (ports en eau profonde), la distance des ports aux usines, la disponibilité d'un type de pâte ou d'une essence de bois. Ces éléments ne suggèrent pas qu'une hausse du coût des services portuaires (ou une dégradation de la qualité) soit susceptible, à court terme, d'inciter les opérateurs à changer de port. S'agissant de la pâte à papier, les industriels papetiers interrogés au cours de l'instruction indiquent que les ports voisins de Nantes et Bordeaux sont des ports de rivières qui n'offrent pas suffisamment de profondeur pour les navires de pâte à papier aux tonnages de plus en plus importants. De fait, comme le précise le directeur délégué du port de Nantes, " le port de Nantes Saint-Nazaire n'a jamais réalisé de trafic significatif de pâte à papier ".
25. En revanche, pour les grumes, on observe fréquemment des ré-acheminements de bois par voie terrestre entre Nantes et La Rochelle (dans les deux sens). De plus, de nombreux clients sont situés à équidistance des deux ports. Enfin, le directeur du port de Nantes a indiqué que l'hinterland de ce port représente les deux tiers du territoire français et recouvre donc largement celui de La Rochelle.
26. En tout état de cause, il n'est pas nécessaire, dans le cadre de la présente décision, de préciser si les marchés sont limités à La Rochelle ou s'ils doivent être étendus à Nantes, la conclusion sur la position des sociétés Delmas et Cogema étant la même dans les deux cas, comme le montrent les considérations suivantes.
B. SUR LA POSITION DE LA SOCIÉTÉ DELMAS SUR LE MARCHÉ DE LA MANUTENTION DES GRUMES
27. La société Delmas ne conteste pas occuper une position significative sur le marché de la manutention des grumes sur les ports de la Rochelle et de Nantes, mais insiste sur le caractère contestable de cette position. En particulier, elle soutient qu'il est inexact d'affirmer que le groupe Bolloré contrôle directement ou indirectement la quasi-totalité des navires transportant des grumes et desservant le port de la Rochelle, puisque la société Necoship assure plus de 30 % du trafic de grumes sur La Rochelle, alors qu'elle n'a aucun lien avec le groupe Bolloré.
28. Cependant, la société Delmas occupe une position de quasi-monopole sur le marché de la manutention des grumes sur le port de La Rochelle. Sur les 748 milliers de tonnes de grumes importées à La Rochelle entre 1997 et 2000, Delmas en a manutentionné 741, soit une part de marché (en volume) supérieure à 99 % en moyenne sur la période.
29. Sur un marché regroupant les ports de La Rochelle et Nantes, la part de marché de Bolloré en volume sur la période 1997-2000 s'élève à 83 % en moyenne. Compte tenu du poids prépondérant de La Rochelle dans les importations françaises de grumes, la part de marché de Bolloré demeure supérieure à 50 %, même si la dimension géographique du marché est élargie.
30. Ces parts de marché durablement élevées conduisent à considérer la position de Delmas comme dominante, quelle que soit la délimitation géographique précise retenue. L'adossement de Delmas au groupe Bolloré ne fait que renforcer cette appréciation.
C. SUR LE GRIEF NOTIFIÉ
31. S'agissant de la pratique de ciseau tarifaire qui lui est reprochée, la société Delmas soutient que les prestations amont et aval de manutention de grumes ne constituent pas deux marchés distincts et qu'en tout état de cause, la partie amont n'était pas fermée à la concurrence. D'une part, les armateurs indépendants, en particulier Necoship, qui détiennent une partie significative du marché du transport, étaient susceptibles de confier ces prestations à des concurrents de Delmas. D'autre part, la société Fast disposait, pour assurer elle-même la partie amont, du matériel nécessaire via le GIE Cargo auquel elle appartient. La société Delmas précise encore que sur le port de Nantes, la société Sogebras, qui n'appartient pas au groupe Bolloré, assure la manutention des grumes pour l'armateur Necoship. Pour Delmas, la société Fast n'est pas entrée sur ce marché amont, parce qu'elle n'en a jamais eu l'intention. Elle en déduit qu'elle-même ne peut être considérée comme un partenaire incontournable pour les prestations amont.
32. Par ailleurs, la société Delmas fait valoir qu'il est économiquement impossible de développer une activité profitable sur la seule partie aval du marché et que les opérateurs de manutention sont toujours des opérateurs intégrés offrant l'ensemble des prestations afférentes au passage portuaire.
33. Enfin, la société Delmas soutient qu'à l'époque des faits, Fast ne lui avait pas demandé ses tarifs amont dans l'intention d'opérer sur la partie aval, comme le soutient la notification de griefs, mais pour appliquer ces mêmes tarifs à Delmas elle-même, car Fast était alors sollicitée par l'agence Worms pour exercer l'activité amont et non l'activité aval, tout en déléguant cette dernière à Delmas car les cargaisons étaient destinées à des clients de l'agence Delmas.
34. Une entreprise qui, sur un marché, fournit en situation de monopole ou de position largement dominante des biens ou services dont l'acquisition est indispensable à la production de biens ou à la fourniture de services sur un marché situé en aval du premier, peut tenter d'étendre son pouvoir de marché sur ce marché aval en pratiquant des prix sur les deux marchés tels qu'un concurrent qui se fournirait auprès d'elle sur le marché amont ne serait pas en mesure d'être compétitif sur le marché aval. Cet effet de ciseau tarifaire entre les prix de prestations amont et aval a par exemple été considéré comme abusif par le Conseil dans sa décision n° 98-MC-03 du 19 mai 1998.
35. Plusieurs éléments conduisent toutefois à considérer que le dossier ne permet pas d'établir que la société Delmas a empêché la société Fast d'opérer profitablement sur la partie " aval " de la prestation de manutention.
36. En premier lieu, le tarif de la prestation intermédiaire, sur lequel est basé le tableau du paragraphe 19, ne figure sur aucun document commercial signé par la société Delmas. Il semble que ce tarif ait donné lieu à une communication verbale ponctuelle, mais rien n'indique qu'il avait véritablement été négocié ou approuvé par Delmas. En tout état de cause, ce prix n'a jamais été facturé par Delmas à Fast.
37. En deuxième lieu, la société Fast a été, en 1999, sollicitée par l'agence maritime Worms pour décharger trois navires grumiers, sachant que les acheteurs de la cargaison étaient des clients de la société Delmas à laquelle il revenait donc d'assurer la prestation aval et de facturer à son client l'ensemble de la prestation de passage portuaire en rémunérant la société Fast pour la prestation amont de déchargement des grumes jusqu'au terre-plein. C'est à cette seule occasion qu'a été appliqué le tarif que Delmas aurait communiqué oralement à Fast et qui figure dans le tableau du paragraphe 19, Fast facturant la prestation amont à Delmas et non l'inverse.
38. En troisième lieu, comme en attestent les prestations ainsi effectuées par Fast en 1999 pour l'agence Worms, il n'existe pas d'obstacle économique dirimant qui s'opposerait à l'exercice de la prestation amont par un concurrent de la société Delmas. Les équipements portuaires lourds, comme les grues, sont publics et leur usage est tarifé sur une base horaire. S'agissant des chariots élévateurs nécessaires pour transporter le bois, la société Fast a déclaré : " les chariots sont les mêmes, sauf peut-être pour les plus grosses grumes. Il convient toutefois de remplacer les pinces à pâtes, soit par des fourches, soit par des pinces à grumes ". Enfin, les coûts de la main-d'ouvre des dockers sont des coûts variables. On peut noter qu'à Nantes et dans plusieurs autres ports, des volumes de bois inférieurs à celui traité à La Rochelle sont partagés entre plusieurs prestataires manutentionnaires, qui assurent les deux parties de la prestation. L'accès au marché n'est pas non plus contraint, sur le port de la Rochelle, par la position des filiales du groupe Bolloré sur le marché du transport de grumes, dans la mesure où opère sur ce port un armateur indépendant du groupe Bollore, Necoship, qui y a déchargé durant la période concernée un volume de grumes comparable au volume total de grumes déchargées à Nantes. Cet armateur confie, à Nantes, le déchargement à un concurrent de la filiale locale de Bolloré. La société Delmas ne constitue donc pas un partenaire incontournable pour la prestation amont.
39. Au surplus, on peut douter que la société Fast ait réellement eu l'intention d'entrer sur ce marché que ce soit sur son segment aval ou sur son segment amont. A ce sujet, les dirigeants actuels de Fast ont déclaré : " A ma connaissance, la société Fast a dû faire une ou deux tentatives sur les grumes. Ces opérations n'ont pas semblé intéresser la direction de l'époque ". Les représentants de Cogema ont fait valoir en séance que les clients importateurs de bois étaient beaucoup plus nombreux que ceux utilisant la pâte à papier (de l'ordre d'une centaine contre une dizaine) et qu'il était donc nécessaire, pour pénétrer ce marché, de mettre en place une force commerciale dédiée à ce produit, ce que n'a jamais fait la société Fast.
40. Il n'est donc pas établi que la société Delmas ait proposé des tarifs pour le déchargement des grumes du bateau au terre-plein qui empêchaient d'éventuels concurrents d'offrir des prix compétitifs aux acheteurs de grumes pour l'ensemble des prestations de passage portuaire.
D. SUR LA POSITION DE LA SOCIÉTÉ COGEMA SUR LE MARCHÉ DE LA MANUTENTION DE LA PÂTE À PAPIER ET LES PRATIQUES QUI LUI SONT REPROCHÉES
41. Il ressort de la saisine que la société Cogema a, concomitamment à l'entrée de Fast sur le marché de la manutention de la pâte à papier, baissé ses prix de vente à sa clientèle à un niveau inférieur à ses coûts complets, refusé de relever les prix négociés dans le cadre de l'accord de place de juillet 1997 alors qu'ils entraînaient la réalisation de pertes pour la société Fast et gêné pendant quelques semaines l'accès de la société Fast aux entrepôts. Selon le rapport d'enquête, les tarifs pratiqués s'inscriraient ainsi dans le cadre d'un plan ayant pour but d'éliminer un concurrent au sens de l'arrêt Akzo (C-62-86) de la Cour de justice des Communautés européennes du 3 juillet 1991. Aucun grief n'a cependant été notifié à la société Cogema pour les pratiques mises en œuvre sur le marché de la manutention de la pâte à papier au moment de l'arrivée de Fast, au motif que la société Cogema n'était pas, à cette époque, en position dominante sur ce marché. Dans ses observations écrites, le commissaire du Gouvernement considère cependant que le fait que Fast ait pu prendre une part de ce marché à Cogema n'atténue en rien l'intention d'éviction qui était celle des deux sociétés du groupe Bolloré et demande au Conseil d'apprécier si ces éléments doivent être pris en compte et si l'atteinte à la concurrence initiée par les deux sociétés du groupe Bolloré n'appelle pas la notification d'un grief qu'à la seule société Delmas.
42. La société Cogema assurait, jusqu'en 1996, la quasi-totalité des prestations de manutention de pâte à papier sur le port de La Rochelle. Toutefois, l'entrée sur ce marché de la société Fast, créée par quelques uns de ses anciens salariés, lui a fait perdre en quelques mois la moitié du marché. Cette chute brutale à la suite de la création de Fast s'explique par la confiance accordée par les clients à l'équipe de la nouvelle société.
43. Ainsi, l'industriel papetier Arjo Wiggins indique, dans un courrier daté du 15 juillet 2004 : " Nous avons, à la création de Fast, reçu et étudié les offres tarifaires des deux sociétés Fast et Cogema. Nous avons bien entendu noté la différence de 5,60 FF/T au bénéfice de Cogema. Cependant, cette différence ne représentant qu'environ 2 pour mille du prix de la pâte rendu dans nos usines et en raison de l'importance que revêt pour nous la qualité de la prestation offerte par le transitaire, nous avons décidé qu'il était de l'intérêt de notre société de travailler majoritairement avec Fast à La Pallice, dont l'équipe dirigeante était constituée de l'ancienne équipe de Cogema dont nous avions pendant des années apprécié les qualités professionnelles ". Dans un courrier daté du 16 juillet 2004, le papetier Condat a justifié de la même manière le choix de Fast, malgré des prix plus élevés que Cogema: " En 1997, à tarif identique, nous avons décidé de confier la majeure partie de notre trafic à la société Fast, car celle-ci a été créée par d'anciens salariés de la société Cogema et donc des interlocuteurs efficaces, connaissant parfaitement les contraintes de Condat et sachant anticiper les problèmes et les résoudre au mieux. Compte tenu des enjeux liés à l'approvisionnement de la pâte sur notre site, nous n'avons pas souhaité prendre de risques en changeant d'interlocuteurs ".
44. Ces décisions de clients importants ont conduit, très rapidement, à un duopole équilibré en termes de parts de marché, le nouvel entrant proposant des niveaux de prix et de qualité supérieurs. Le papetier Condat a indiqué dans le courrier précité : " Avant 1997, un seul opérateur traitait le volume global des pâtes à papier sur le Port de La Pallice. Depuis lors, la présence des deux intervenants spécialisés dans la gestion de la pâte à papier implique une situation de concurrence véritable au niveau tarif et qualité de prestations de services ".
45. Il ressort de ces éléments que la société Cogema, du fait même de la création par son ancienne équipe de la société Fast, société qui a rapidement acquis une part de marché importante, n'était plus, en 1997, en position dominante sur le marché de la manutention de la pâte à papier sur le port de la Rochelle.
46. Les pratiques abusives prohibées par les articles L. 420-2 du Code de commerce et 82 du Traité de l'Union européenne doivent résulter de l'exploitation par une entreprise ou un groupe d'entreprise, d'une position dominante sur le marché des biens ou services en cause ou sur un marché connexe. Des pratiques mises en œuvre sur un marché non dominé ne peuvent toutefois être considérées comme constitutives d'une exploitation abusive d'un marché dominé connexe que si, du fait de cette connexité, et de la prééminence détenue sur le marché non dominé par l'entreprise, elle peut y manifester, par rapport aux autres opérateurs qui y sont présents, une indépendance de comportement lui conférant une responsabilité particulière dans le maintien d'une concurrence effective et non faussée (arrêt du TPICE du 6 octobre 1994, Tetra Pack/Commission, T-83-91).
47. En l'espèce, bien que la société Delmas qui, comme la société Cogema est une filiale du groupe Bolloré, occupe une position dominante sur le marché de la manutention des grumes de bois sur le port de la Rochelle, que ce marché appartienne au même secteur d'activité que celui de la manutention de la pâte à papier et que certains matériels de manutention leur soient communs, le lien de connexité entre ces deux marchés est insuffisant pour que les pratiques de Cogema en ce qui concerne la pâte à papier puissent avoir un effet d'éviction sur ce marché du fait de la position dominante occupée par Delmas sur les grumes. En particulier, les clients sont différents sur les deux marchés et ces marchés ne sont pas situés verticalement l'un par rapport à l'autre, ce qui ne permet pas de faire jouer un effet de levier de l'un sur l'autre, par exemple par un effet de ciseau tarifaire ou de ventes liées.
48. En conséquence, les pratiques mises en ouvre par la société Cogema lors de l'arrivée de la société Fast sur le marché concerné ne peuvent être considérées comme des pratiques prédatrices s'inscrivant dans le cadre d'un plan ayant pour but d'éliminer un concurrent, au sens donné par l'arrêt Akzo, c'est-à-dire comme l'exploitation abusive d'une position dominante. Il n'y a donc pas lieu de surseoir à statuer afin de poursuivre l'instruction sur ce point.
Décision
Article unique : Il n'est pas établi que la société Delmas La Rochelle ait enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce.