CJCE, 9 décembre 1981, n° 193-80
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République italienne
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 29 septembre 1980, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant a faire constater que la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 30 et 36 du traité CEE, en 'interdisant l'importation et la commercialisation, sous la dénomination " vinaigre ", du vinaigre autre qu'à base de vin'.
2. Selon l'article 51 du décret n° 162 du Président de la République italienne du 12 février 1965 (Gazzetta Ufficiale n° 73 du 23 mars 1965) sont interdits, sous peine d'amende ou d'emprisonnement, le transport, la détention en vue de la vente, la mise en circulation ou l'utilisation de quelque manière que ce soit, pour un usage alimentaire direct ou indirect - entre autres - des produits contenant de l'acide acétique ne provenant pas de la fermentation acétique du vin. En vertu de l'article 41 du même décret, la dénomination "vinaigre" est réservée au seul produit obtenu par la fermentation acétique des vins. Ces prescriptions sont également applicables aux produits importés de l'étranger.
3. La Commission, estimant que cette réglementation enfreignait le principe de la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la communauté, a adressé au Gouvernement de la République italienne deux avis motives successifs qui sont intervenus dans les conditions suivantes.
4. Le premier a été précédé d'une lettre au titre de l'article 169 du traité, en date du 14 décembre 1978, dans laquelle la Commission faisait remarquer au Gouvernement italien que la réglementation susvisée s'analysait en une mesure d'effet équivalant a des restrictions quantitatives à l'importation, contraire à l'article 30 du traité et pour laquelle une justification au titre de l'article 36 apparaissait exclue, étant donné qu'il était difficile de soutenir et qu'en tout cas il n'était pas démontré que le vinaigre d'alcool d'origine agricole était plus nocif pour la santé que le vinaigre de vin.
5. La Commission précisait dans cette lettre que cette constatation ne s'appliquait " qu'au vinaigre d'alcool obtenu par la fermentation acétique de produits agricoles, à l'exclusion de l'acide acétique synthétique ", qui pouvait continuer à être exclu du marché vinaigrier. Elle ajoutait que, quant au vinaigre d'alcool d'origine agricole qui devait pouvoir être utilisé pour la consommation directe au même titre que le vinaigre de vin et en concurrence avec celui-ci, elle ne voyait aucun inconvénient à ce que les autorités italiennes prennent les dispositions nécessaires pour permettre aux consommateurs d'opérer leur choix, grâce notamment à un étiquetage adéquat.
6. N'ayant pas reçu de réponse dans le délai fixé de deux mois, la Commission a, le 19 novembre 1979, adressé à la République italienne un avis motivé relatif à l'interdiction d'utiliser du vinaigre d'alcool autre que le vinaigre de vin, dans lequel, se referant à sa lettre du 14 décembre 1978, elle constatait qu' 'au titre de l'article 169, alinéa 1, du traité CEE, en interdisant l'utilisation du vinaigre de fermentation obtenu à partir d'un produit autre que le vin et la piquette, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité'. Elle justifiait ainsi son avis: " le vinaigre de fermentation autre que le vinaigre de vin, notamment le vinaigre fabriqué à base d'alcool, de cidre ou de malt, fait l'objet d'une production et d'une consommation importante dans plusieurs états membres, consommation dont on peut constater qu'elle ne présente aucun danger pour la santé. Interdire l'utilisation à des fins alimentaires du vinaigre de fermentation autre que le vinaigre de vin revient par conséquent à ériger des barrières commerciales entre l'Italie et les autres états membres ".
7. Cependant, le Gouvernement italien avait, entre-temps, présenté ses observations dans une lettre du 8 novembre 1979 dans laquelle, tout en maintenant le point de vue que sa législation nationale était dans son ensemble compatible avec le droit communautaire, il plaçait la discussion sur le terrain des dénominations respectives de " vinaigre " et " vinaigre de vin ".
8. En présence de ces observations, la Commission a adressé au Gouvernement italien, le 28 juillet 1980, un second avis motivé, " relatif à l'interdiction d'utiliser la dénomination vinaigre pour tout produit autre que celui obtenu par la fermentation acétique du vin ", par lequel, après avoir indiqué qu'elle poursuivait l'action engagée et rappelé à deux reprises la lettre du 14 décembre 1978, elle constatait qu'en interdisant d'utiliser la dénomination "vinaigre" pour tout produit autre que celui obtenu par la fermentation acétique du vin, la République italienne avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité. Dans le même avis, la Commission faisait état de l'arrêt rendu entre-temps, le 26 juin 1980, Gilli et Andres, 788-79 (Recueil 1980, p. 2071) au sujet de l'importation, en Italie, du vinaigre de pommes.
9. Il apparaît des termes de l'avis motivé du 28 juillet 1980 que, dans les intentions exprimées de la Commission, celui-ci est complémentaire du premier avis motivé et que réunis, les deux avis s'étendent tant à l'interdiction de dénommer vinaigre tout produit autre que celui obtenu par la fermentation acétique du vin qu'à l'interdiction de commercialiser ou d'importer du vinaigre de fermentation obtenu à partir d'un produit autre que le vin. L'objet des deux avis motivés est repris dans les termes des conclusions de la requête introductive d'instance qui demande à la Cour de " constater que la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 30 et suivants du traité CEE, en interdisant l'importation et la commercialisation, sous la dénomination vinaigre, du vinaigre autre qu'à base de vin ".
10. A la suite de la publication d'un extrait du recours au Journal Officiel des communautés, qui pouvait laisser penser que le recours s'étendait à la question de la commercialisation du vinaigre de synthèse, le Gouvernement français demanda à intervenir au litige. Il exposait, qu'à son avis, l'Italie pouvait légalement continuer à interdire la commercialisation d'acide acétique de synthèse et, à supposer que la Commission entende comprendre la question de la commercialisation du vinaigre de synthèse dans son recours, le Gouvernement français interviendrait pour autant au soutien des conclusions du Gouvernement italien.
11. En réponse à une question posée à l'audience, l'agent de la Commission a indique que les conclusions de la Commission étaient générales et englobaient l'importation et la commercialisation de tous les types de vinaigre, mais que la Commission pourrait consentir à limiter, pour les besoins du présent procès, l'objet du recours au vinaigre d'origine agricole, de manière à exclure le vinaigre de synthèse.
12. Compte tenu des antécédents ci-dessus rappelés, la Cour estime que la question de la dénomination et de la commercialisation du vinaigre de synthèse ne fait pas l'objet du présent litige. La Commission avait, en effet, clairement exclu ce type de vinaigre dans sa lettre de mise en demeure du 14 décembre 1978 mentionnée expressément dans le premier comme dans le deuxième avis motivé, faisant porter l'examen seulement sur la question de la dénomination et de l'importation des divers types de vinaigre dérivé de produits agricoles. Il apparaît des lors que l'incertitude relevée par le Gouvernement français résulte du libellé ambigu du recours qui ne reflète pas la limitation inhérente tant à la lettre de mise en demeure qu'aux avis motivés. Dans ces conditions, la Commission ne saurait être admise à élargir l'objet du présent recours à une question qui, ayant été explicitement exclue des le début de la procédure engagée en vertu de l'article 169, n'a pas été examinée contradictoirement, ni au cours de la phase précontentieuse, ni au cours de la procédure écrite devant la Cour.
13. Il y a donc lieu de retenir que le présent litige ne concerne que l'importation, la commercialisation et la dénomination en Italie du vinaigre dérivé de produits agricoles, à l'exclusion du vinaigre de synthèse.
14. Selon la requête de la Commission telle que son objet vient d'être défini, la réglementation italienne donnerait lieu à deux violations distinctes de l'article 30 du traité en ce qu'elle interdit, d'une part, l'importation et la commercialisation de vinaigres d'origine agricole autres que ceux provenant de la fermentation du vin et, d'autre part, l'emploi de la dénomination "vinaigre" pour les vinaigres d'origine agricole autres que les vinaigres de vin.
A) De l'interdiction d'importer et de commercialiser des vinaigres d'origine agricole autres que le vinaigre de vin
15. Le Gouvernement italien conteste que le maintien de cette interdiction constitue un manquement à l'obligation d'assurer la libre circulation des marchandises. Il invoque d'abord une carence d'harmonisation des législations des états membres, en matière de 'vinaigre', puis des motifs de non-discrimination, de santé publique et de lutte contre la fraude.
16. Le Gouvernement italien expose en premier lieu que le conseil, dans ses résolutions du 28 mai 1969 (JO C 76, p. 1) et du 17 décembre 1973 (JO C 117, p. 1), avait considéré le "vinaigre" parmi les produits alimentaires pour lesquels la Commission devait présenter des propositions d'harmonisation susceptibles d'être adoptées par le conseil au plus tard le 1 juillet 1970, délai prolongé ensuite au 1 janvier 1977 par la deuxième résolution. Dans la mesure ou ce programme reste valable, le Gouvernement italien fait valoir que la Commission aurait du procéder tout au moins à une tentative d'harmonisation en présentant une proposition au sens de l'article 100 avant d'invoquer les articles 30 à 36 du traité.
17. Cette thèse doit être rejetée. Le principe fondamental d'unité de marché et son corollaire, la libre circulation des marchandises, ne sauraient- en toutes circonstances - être subordonnés à la condition préalable du rapprochement des législations nationales, car une telle sujétion obligatoire viderait ce principe de son contenu. Il apparaît d'ailleurs que les articles 30 et 100 poursuivent des objectifs distincts. La première de ces dispositions a pour objet d'éliminer dans l'immédiat, sauf exceptions précises, toutes les restrictions quantitatives à l'importation des marchandises ainsi que toutes mesures d'effet équivalent, alors que la seconde a pour objet général de permettre, par le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des états membres, d'atténuer les obstacles de toute nature résultant de disparités entre ces dispositions. On ne peut donc faire dépendre l'élimination des restrictions quantitatives et des mesures d'effet équivalent, affirmée sans réserve à l'article 3 a) du traité, et mise en œuvre par l'article 30, d'une action qui, bien que susceptible de favoriser la libre circulation des marchandises, ne saurait être considérée comme une condition nécessaire pour l'application de ce principe fondamental.
18. Il en résulte que l'absence d'une réglementation commune ou de directives d'harmonisation relatives à la production ou à la commercialisation en ce qui concerne une marchandise ne suffit pas pour la faire échapper au champ d'application de l'interdiction édictée à l'article 30 du traité. L'interdiction de mesures d'effet équivalent à des restrictions quantitatives vise en effet toutes réglementations commerciales des états membres susceptibles de faire obstacle directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, au commerce intracommunautaire.
19. Le Gouvernement italien fait valoir, en second lieu, que la réglementation en cause ne serait pas discriminatoire, en ce qu'elle viserait aussi bien les produits intérieurs que les produits importés. Il reproche, en outre, à la Commission de ne pas avoir approfondi le point de savoir si l'interdiction de l'importation ne serait pas une conséquence nécessaire et légitime des règles édictées par l'état dans l'exercice de sa compétence législative en matière de commercialisation des produits.
20. A cette argumentation, il y a lieu de répondre, d'une part, que le système établi par la législation italienne, même si elle s'applique sans distinction aux produits nationaux et importés, n'en comporte pas moins, en fait, des effets protecteurs. Il a été établi, en effet, de telle manière qu'il ne laisse pénétrer en Italie que du vinaigre de vin, en fermant la frontière à toutes les autres catégories de vinaigre d'origine agricole; il profite donc à une production nationale typique et défavorisé dans la même mesure diverses catégories de vinaigres naturels produits dans les autres états membres.
21. D'autre part, s'il est exact, ainsi que le confirme une jurisprudence constante de la Cour (arrêt du 20. 4. 1979, Rewe, 120-78, Recueil p. 649), qu'en l'absence d'une réglementation commune de la commercialisation d'un produit, il appartient aux états membres, chacun sur son territoire, de régler tout ce qui concerne la commercialisation dudit produit, et que les obstacles à la circulation intracommunautaire qui en résultent doivent être acceptés, encore faut-il que ces prescriptions puissent être reconnues comme étant nécessaires pour satisfaire à des exigences imperatives telles que la protection de la santé publique visée par l'article 36, la défense des consommateurs, ou la loyauté des transactions commerciales, ce qui ne parait pas être le cas en l'espèce.
22. On ne saurait en effet accepter l'argument de la protection de la santé publique invoqué par le Gouvernement italien pour la justification de sa législation nationale, car ce moyen n'est pas justifié à propos des vinaigres agricoles dont il n'est pas contesté qu'ils sont dépourvus de substances nocives et normalement consommés dans les autres états membres, et donc qu'ils doivent être considérés comme non préjudiciables à la santé, ainsi d'ailleurs que l'avait constate la Cour dans l'arrêt Gilli précité, notamment pour le vinaigre de pommes.
23. Pour ce qui est de la loyauté des transactions et de la protection des consommateurs, ces besoins sont susceptibles d'être satisfaits, ainsi qu'il sera indique ci-après à propos de la question des dénominations, par des moyens moins limitatifs de la libre circulation qu'une prohibition de commercialiser toutes sortes de vinaigres naturels autres que le vinaigre de vin.
b) de la dénomination "vinaigre" réservée au vinaigre de vin
24. Le second aspect à l'égard duquel la Commission soutient que la réglementation italienne violerait le traité CEE vise le fait de réserver la dénomination "vinaigre" au vinaigre de vin. Elle fait remarquer que cette exigence déprécierait, aux yeux des consommateurs italiens, les vinaigres naturels produits par fermentation de substances autres que le vin qui ne pourraient être présentés aux acheteurs éventuels que sous un nom de fantaisie qui les déprécierait et aurait pour conséquence de rendre ces vinaigres 'presque invendables'. Cette mesure serait donc susceptible d'entraver directement ou indirectement le commerce intracommunautaire.
25. Le Gouvernement italien invoque, pour la justification de sa réglementation sur ce point, la protection des consommateurs qui, en Italie, considéreraient, en vertu d'une " tradition plusieurs fois séculaire ", en fonction de la valeur sémantique du terme " aceto " (vinaigre), tous les " vinaigres " comme vinaigres de vin. Ils courraient ainsi le risque d'être trompés sur la qualité substantielle de la matière première et du produit fini.
26. Cet argument ne saurait être retenu. Il ressort des dispositions communautaires pertinentes et en particulier de la position 22.10 du tarif douanier commun également utilisée dans l'annexe II du traité prévue à l'article 38 du traité que le terme vinaigre ne vise pas seulement les vinaigres de vin, qui font d'ailleurs l'objet d'une rubrique spécifique. Il en résulte que le terme vinaigre est une qualification générique, et il serait incompatible avec les objectifs du marché commun, et en particulier avec le principe fondamental de la libre circulation de marchandises, qu'une législation nationale puisse réserver un terme générique à une seule variété nationale au détriment des autres variétés produites notamment dans d'autres états membres.
27. Il n'est pas exclu, toutefois, que, suite à la mise en œuvre de la réglementation litigieuse, les consommateurs italiens se soient habitués à l'utilisation commerciale du terme 'aceto' pour les seuls vinaigres de vin. Dans ces conditions, la préoccupation du Gouvernement italien de veiller à la protection du consommateur peut être justifiée. Une telle protection peut cependant être assurée par d'autres moyens permettant un traitément égal des produits nationaux et des produits importés, et notamment par l'apposition obligatoire d'un étiquetage adéquat concernant la nature du produit vendu, comportant les qualificatifs ou compléments spécifiant le type de vinaigre proposé à la vente, à la condition que cette prescription s'applique a tous les vinaigres, y compris le vinaigre de vin. En effet, un tel procédé permettrait au consommateur de fixer son choix en toute connaissance de cause et assurerait la transparence des transactions commerciales et des offres au public en indiquant la matière première employée dans la fabrication du vinaigre.
28. Il y a donc lieu de conclure qu'en interdisant la commercialisation et l'importation des vinaigres d'origine agricole autres que ceux provenant de la fermentation acétique du vin et en réservant la dénomination "vinaigre" au vinaigre de vin, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 30 et suivants du traité CEE.
29. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens; la partie défenderesse ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens. Le Gouvernement français, qui n'a pas conclu sur les frais, supportera ses propres dépens.
Par ces motifs,
LA COUR
Déclare et arrête:
1) en interdisant la commercialisation et l'importation des vinaigres d'origine agricole autres que ceux provenant de la fermentation acétique du vin et en réservant la dénomination "vinaigre" au vinaigre de vin, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 30 et suivants du traité CEE.
2) La défenderesse est condamnée aux dépens.
3) Le Gouvernement français supportera ses propres dépens.