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Décisions

CJCE, 20 avril 1978, n° 80-77

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Receveur des Douanes

Défendeur :

SARL Les fils de Henri Ramel (SARL), Les Commissionnaires Réunis (SARL)

CJCE n° 80-77

20 avril 1978

LA COUR,

1. Attendu que, par deux jugements du 30 juin 1977, enregistrés au greffe de la Cour de justice le 4 juillet 1977 sous les n° 80-77 (Société Les Commissionnaires Réunis/Receveur des Douanes) et 81-77 (Les fils de Henri Ramel/Receveur des Douanes) le Tribunal d'instance de Bourg-en-Bresse a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, dans chacun de ces jugements deux questions relatives l'une à la validité, l'autre à l'interprétation de l'article 31, paragraphe 2, du règlement du Conseil n° 816-70 du 28 avril 1970 portant dispositions complémentaires en matière d'organisation commune du marché viti-vinicole (JO n° L 99, p. 1) ;

2. Que par ces questions il est demandé à la cour si :

'1) l'article 31, paragraphe 2, du règlement du Conseil n° 816-70 est ('était' dans l'affaire 81-77) conforme au traité CEE, eu égard à ce que cette disposition autorise ('autorisait' dans l'affaire 81-77) des mesures contraires aux règles du traité sur la libre circulation des marchandises, applicables après la fin de la période de transition ?

2) en cas de réponse positive à la question précédente, les dispositions de l'article 31 dudit règlement étaient (-elles) encore d'application à la date du 11 septembre 1975, compte tenu d'une éventuelle mise en place de l'ensemble des instruments administratifs nécessaires à la gestion du marché viti-vinicole';

3. Qu'elles ont été posées à l'occasion de litiges opposant l'Administration française des Douanes à des négociants en vins, ayant importé en France, entre le début du mois de septembre 1975 et mars 1976, des lots de vin en provenance d'Italie et mettant en cause la conformité au traité d'une taxe, d'un montant de 1,13 FF par degré d'hectolitre, instituée avec effet au 12 septembre 1975 par le décret n° 75-846 du Président de la République du 11 septembre 1975 (JORF du 12 septembre 1975) et perçue à l'occasion desdites importations ;

4. Que, par ordonnance du 26 octobre 1977, la Cour a ordonné la jonction des deux affaires aux fins de la procédure orale et de l'arrêt ;

Considérations générales :

5. Attendu que le règlement n° 816-70, entré en vigueur postérieurement à la fin de la période transitoire, a instauré un système d'organisation du marché viti-vinicole comportant la mise en place, d'une part, d'un régime de prix et d'intervention, de règles concernant la production et le contrôle du développement des plantations, de règles relatives à certaines pratiques oenologiques et à la mise en consommation comprenant notamment une division de la communauté en zones viticoles, d'aides au stockage et à la distillation et, d'autre part, un régime des échanges avec les pays tiers comprenant, entre autres, la délivrance de certificats d'importation et d'exportation, l'établissement de prix de référence, de taxes compensatoires d'importation et de restitutions à l'exportation, ainsi qu'une clause de sauvegarde permettant en cas de perturbations graves de prendre des mesures appropriées ;

6. Que cette organisation comporte également, tant en vertu des articles 12 (a) 15 et 30 (a) (33) du traité CEE que de l'article 31, paragraphe 1, du règlement n° 816-70, l'interdiction de percevoir, dans le commerce intérieur de la Communauté, toute taxe d'effet équivalant à un droit de douane - sous la seule réserve de l'application, en ce qui concerne le grand-duché de Luxembourg, de certaines dispositions du protocole annexé au traité et concernant l'agriculture de cet Etat membre - ainsi que l'interdiction de toute restriction quantitative ou mesure d'effet équivalent ;

7. Que l'article 31, paragraphe 2, dudit règlement dispose que par dérogation aux dispositions du paragraphe 1, tant que l'ensemble des instruments administratifs nécessaires à la gestion du marché viti-vinicole, à l'exception, jusqu'au 31 décembre 1971, du cadastre viticole, n'est pas en application, les Etats membres producteurs sont autorisés, pour éviter une perturbation de leur marché, à prendre des mesures de caractère limitatif à l'importation en provenance d'un autre Etat membre. Ces mesures sont notifiées à la Commission qui décide sans délai le maintien, la modification ou la suppression de ces mesures;

8. Attendu que l'année 1975 fut caractérisée par un afflux exceptionnel de vins italiens, notamment sur le marché français, dû, entre autres, à l'abondance des récoltes et à des dévaluations successives de la lire ;

9. Que, le Conseil ayant pris cette situation en considération, notamment au cours de ses sessions des 15 avril, 21 et 22 juillet et 9 septembre 1975, diverses mesures furent envisagées, et que, après que la réinstauration de montants compensatoires monétaires eut été écartée, il fût décidé que le règlement n° 816-70 serait modifié et adapté de façon à tenir compte de la résolution du Conseil du 21 avril 1975 concernant les nouvelles orientations tendant à équilibrer le marché dans le secteur viti-vinicole ;

10. Que, le 11 septembre 1975, le Gouvernement de la République française a édicté, en invoquant l'article 31, paragraphe 2, du règlement n° 816-70, un décret frappant les importations de certains vins originaires d'Italie de la taxe ci-dessus décrite ;

11. Que dans la notification de cette mesure, donnée conformément à l'article 31, paragraphe 2, second alinéa, du règlement n° 816-70, à la Commission par télex du 11 septembre 1975 il est mentionné que :

'Au cours des conseils des ministres des 15 avril, 21 juillet et 9 septembre 1975, la situation du marché communautaire des vins de table a été longuement analysée, il a été constaté que l'insuffisance actuelle des instruments communautaires d'intervention interdisait le rééquilibre spontané de ce marché, profondément perturbé par la dépréciation de la lire verte au cours des dernières années. La délégation française a exposé les conséquences pour ses producteurs de cette situation et n'a pas cessé de proposer des solutions fondées en premier lieu sur la réforme du règlement n° 816. Le Conseil de ministres avait décidé, le 15 avril dernier, que celle-ci serait adoptée au plus tard le 1er août 1975 pour application des la campagne viticole 1975/1976. Or, la discussion des propositions de la Commission a été ajournée au Conseil des 21 et 22 juillet 1975, et aucune décision n'est intervenue lors de la session du 9 septembre. Ainsi que l'ont exposé le ministre et le secrétaire d'Etat à l'Agriculture français, la situation créée en France par le désordre du marché du vin impose, dès lors, des mesures de sauvegarde contre les importations à très bas prix en provenance d'Italie. Le Conseil a longuement délibéré. Malgré la proposition de la Commission et de nos partenaires de trouver un accord politique à ce sujet, et les suggestions faites par la délégation française, le Conseil n'a pu parvenir à une décision unanime. Dans ces conditions, le Gouvernement français a décidé d'invoquer les dispositions de l'article 31, paragraphe 2, du règlement communautaire n° 816-70';

12. Que la Commission a contesté la conformité de cette mesure avec le droit communautaire et engagé la procédure prévue à l'article 169 du traité, mais a renoncé à poursuivre celle-ci lorsque, par décret du Président de la République n° 76-287 du 31 mars 1976 (JORF du 1er avril 1976), le décret du 11 septembre 1975 eut été abrogé, avec effet au 1er avril 1976 ;

13. Que, toutefois, les requérantes au principal, invoquant l'effet direct de l'interdiction de percevoir, après la fin de la période de transition, des taxes d'effet équivalant à des droits de douane dans les échanges entre Etats membres et contestant la validité et, en tout cas, l'application, à la date des importations litigieuses, de l'article 31, paragraphe 2, du règlement n° 816-70, ont introduit devant la juridiction nationale des actions visant à la restitution des taxes précédemment acquittées, en vertu du décret n° 75-846.

Sur la première question :

14. Attendu que la première question vise, en substance, à savoir si le paragraphe 2 de l'article 31 du règlement n° 816-70 est valide pour autant qu'il autorise les Etats membres producteurs à établir et à percevoir, après la fin de la période de transition et dans les conditions qu'il détermine, des taxes d'effet équivalant à des droits de douane dans les échanges intracommunautaires d'un produit agricole relevant de l'annexe II du traité, en l'occurrence du vin de table ;

15. Que la réponse à cette question rend nécessaire l'interprétation de l'article 38, paragraphe 2, du traité CEE aux termes duquel 'sauf dispositions contraires des articles 39 à 46 inclus, les règles prévues pour l'établissement du Marché commun sont applicables aux produits agricoles';

16. Que, selon les requérantes au principal, cette disposition ne permettrait pas, après la fin de la période de transition, en ce qui concerne les échanges de produits agricoles, qu'ils fassent ou non partie d'une organisation de marché, aux institutions communautaires de déroger ou de permettre aux Etats membres d'établir des dérogations aux dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises ;

17. Que, par contre, selon le Gouvernement de la République française, compte tenu de la place du secteur agricole dans le Marché commun, des caractéristiques de l'activité et des objectifs spécifiques de la politique agricole commune, cette disposition permettrait au Conseil de déroger aux règles du traité en général et à celles relatives à la libre circulation des marchandises en particulier, dès lors que ces dérogations trouveraient leur fondement juridique dans les articles 39 à 46 du traité ;

18. Qu'un grand nombre de mécanismes d'organisation de marché, tels les fixations de prix et les systèmes d'intervention, constitueraient, en organisant et en encadrant les échanges, autant de limitations à la libre circulation, limitations qui n'auraient, dès lors, pas le caractère de dispositions temporaires ou justifiées par des circonstances exceptionnelles, mais qui compteraient parmi les traits caractéristiques de la politique agricole commune ;

19. Qu'ainsi, les objectifs de libre circulation et de politique agricole commune ne devraient pas être opposés, ni hiérarchisés, mais au contraire combinés, le principe étant la libre circulation, sauf lorsque la spécificité du secteur agricole impose des adaptations ;

20. Que, selon le Conseil, l'article 38, alinéa 2, devrait dans le contexte des articles 39 à 46, être interprété en ce sens que cette disposition permettrait une interprétation plus souple de la suppression, dans le secteur agricole, pour la fin de la période de transition, des taxes ou mesures d'effet équivalent, de sorte que ces obstacles pourraient être maintenus à titre de mesures temporaires d'accompagnement de l'instauration d'une organisation commune de marché, dont, sans cela, la mise en place risquerait de ne pouvoir être entreprise ;

21. Qu'enfin, selon la Commission, l'article 38, alinéa 2, devrait, conjointement avec les autres dispositions du titre II, être interprété comme n'offrant pas aux institutions communautaires, après la période de transition, la possibilité d'échapper aux règles relatives à la libre circulation des marchandises, sauf s'il s'agissait de mesures qui excluent toute discrimination entre producteurs ou consommateurs de la Communauté au sens de l'article 40, paragraphe 3, alinéa 2, et qui n'affectent pas l'unité du marché, ce qui exclurait, dès l'abord, l'instauration de taxes d'effet équivalent dans les échanges intracommunautaires ;

22. Attendu que, selon l'article 2 du traité CEE, c'est, en particulier, par l'établissement d'un Marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des Etats membres que la Communauté doit promouvoir le développement économique dans l'ensemble de la Communauté, le relèvement du niveau de vie et des relations plus étroites entre les Etats membres ;

23. Qu'ainsi que le souligne le paragraphe 1 de l'article 38 du traité, placé en tête du titre consacré à la politique agricole commune, le Marché commun s'étend à l'agriculture et au commerce des produits agricoles ;

24. Attendu que l'élimination entre les Etats membres des droits de douane et des taxes d'effet équivalent constitue un principe fondamental du Marché commun, applicable à l'ensemble des produits et marchandises, de sorte que, ainsi qu'il a été constaté par la Cour dans son arrêt du 13 novembre 1964 (affaires 90-63 et 91-63, Commision/Grand-duché de Luxembourg et Royaume de Belgique, Recueil 1964, p. 1233) toute exception, d'ailleurs d'interprétation stricte, doit être clairement prévue ;

25. Attendu que l'article 38, paragraphe 2, dispose que les règles prévues pour l'établissement du Marché commun sont applicables aux produits agricoles, 'sauf dispositions contraires des articles 39 à 46 inclus';

26. Que, dès lors, pour que l'exception prévue à l'article 38, paragraphe 2, trouve à s'appliquer à l'instauration de taxes d'effet équivalant à des droits de douane dans les échanges intracommunautaires au terme de la période de transition, il faut pouvoir relever, dans les articles 39 à 46, une disposition qui, soit formellement, soit par une implication nécessaire, prévoit ou autorise l'instauration de pareilles taxes ;

27. Attendu que les articles 39 à 46 ne contiennent aucune disposition de cette nature ;

28. Qu'au contraire, l'article 40, paragraphe 3, alinéa 2, prescrit de façon explicite que les organisations de marché doivent exclure toute discrimination entre producteurs ou consommateurs de la Communauté ;

29. Que, selon l'article 43, paragraphe 3, littera b), chaque organisation commune de marché 'assure aux échanges à l'intérieur de la Communauté des conditions analogues à celles qui existent dans un marché national';

30. Que l'article 44 vise expressément la suppression progressive des droits de douane et des restrictions quantitatives au cours de la période de transition et que ces expressions doivent, replacées dans le contexte des articles 12 (a) (17) et 30 (a) (35) du traité, être interprétées comme visant également les taxes d'effet équivalant à des droits de douane et les mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives ;

31. Que cette même disposition, instituant un régime provisoire, valable pour la seule période de transition, dispose qu'au cours de cette période, pour autant que la suppression des droits de douane et des restrictions quantitatives entre les Etats membres est susceptible de conduire à des prix de nature à mettre en péril les objectifs fixés à l'article 39, les Etats membres pouvaient, sous certaines conditions, appliquer de façon non-discriminatoire un système de prix minima ;

32. Qu'ainsi étaient expressément écartées, même durant la période de transition, d'autres entraves circonstancielles aux échanges que l'instauration de prix minima ;

33. Qu'il serait manifestement contraire au traité d'admettre, après la fin de la période de transition, d'autres obstacles aux échanges aussi, sinon plus, restrictifs que ceux qui n'étaient admis qu'au cours de la période transitoire ;

34. Attendu que les autres dispositions des articles 39 à 46, soit ne contiennent aucune dérogation, ni explicite ni implicite, aux règles du traité, tels les articles 39 et 41, soit visent un domaine différent et nettement circonscrit, tel l'article 42 relatif aux règles de concurrence, soit encore concernent expressément l'hypothèse du maintien provisoire, au cours de la période de transition, d'organisations nationales de marché en attendant qu'y soient substituées des organisations communes, tels les articles 45 et 46 ;

35. Attendu qu'il ressort de l'ensemble de ces dispositions et de leurs relations réciproques que les compétences étendues, notamment de caractère sectoriel et régional, accordées aux institutions communautaires en vue de la conduite de la politique agricole commune doivent, en tout cas dès la fin de la période de transition, être utilisées dans la perspective de l'unité du marché à l'exclusion de toute mesure portant atteinte à l'élimination entre les Etats membres des droits de douane et des restrictions quantitatives ou des taxes ou mesures d'effet équivalent ;

36. Que toute atteinte à l'acquis communautaire en matière d'unité du marché risquerait d'ailleurs de déclencher des mécanismes de désintégration, en violation des objectifs de rapprochement progressif des politiques économiques des Etats membres, exprimés à l'article 2 du traité ;

37. Qu'on ne saurait invoquer, à l'appui d'une interprétation différente, l'instauration des montants compensatoires monétaires, ceux-ci n'étant justifiés, en ce qui concerne les échanges entre Etats membres, que par la nécessité de corriger les effets des variations des taux de change instables qui, dans un système d'organisation de marchés de produits agricoles basé sur des prix communs, étaient de nature à provoquer des perturbations dans les échanges des produits ; ces mesures tendant ainsi à assurer, dans toute la mesure du possible, le maintien de courants d'échange normaux, malgré l'impact de politiques monétaires divergentes dont, contrairement à la prévision de l'article 105 du traité, les Etats membres n'ont pas encore assuré la coordination ;

38. Qu'il découle des considérations précédentes qu'il y a lieu de répondre à la première question posée par la juridiction nationale que l'article 31, paragraphe 2, du règlement n° 816-70, pour autant qu'il autorise les Etats membres producteurs à instaurer et à percevoir, dans les échanges intracommunautaires des produits visés par l'organisation de marché que ce règlement met en place, des taxes d'effet équivalant à des droits de douane, est incompatible avec les articles 13, en particulier paragraphe 2, et 38 à 46 du traité et, par conséquent, non-valide ;

39. Attendu que, par la réponse donnée à la première question, une réponse à la seconde est devenue superflue ;

Sur les dépens :

40. Attendu que les frais exposés par le Gouvernement français, le Conseil des Communautés européennes et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement ;

41. Que la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ;

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal d'instance de Bourg-en-Bresse, par jugements du 30 juin 1977, dit pour droit :

L'article 31, paragraphe 2, du règlement n° 816-70, pour autant qu'il autorise les Etats membres producteurs à instaurer et à percevoir, dans les échanges intracommunautaires des produits visés par l'organisation de marché que ce règlement met en place, des taxes d'effet équivalant à des droits de douane, est incompatible avec les articles 13, en particulier paragraphe 2, et 38 à 46 du traité et, par conséquent, non-valide.