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Décisions

CJCE, 5e ch., 25 novembre 1986, n° 148-85

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Direction générale des Impôts et Procureur de la République

Défendeur :

Forest et Minoterie Forest (SA)

CJCE n° 148-85

25 novembre 1986

LA COUR,

1. Par jugement du 17 avril 1985, parvenu à la Cour le 17 mai suivant, le Tribunal de grande instance de Macon a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 30 à 37 du traité CEE et du règlement n° 2727-75 du Conseil, du 29 octobre 1975, portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales (JO L 281, p. 1).

2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'une procédure engagée par la direction générale des impôts et le Procureur de la République contre Mme Marie-Louise Forest et la société anonyme Minoterie Forest, pour violation de la réglementation française instituant des contingents d'écrasement de blé pour les minoteries.

3. La réglementation française dont il s'agit, qui résulte notamment d'un décret du 24 avril 1936 et d'un arrêté du 27 juin 1938, modifiés ultérieurement, prévoit l'attribution à chaque moulin d'un contingent d'écrasement annuel pour le blé tendre à transformer en farine destinée à la consommation humaine intérieure, sur la base de sa production annuelle au cours des années de références de 1927 à 1935. Le dépassement de ce contingent d'écrasement est sanctionné par une amende et la confiscation des quantités broyées irrégulièrement. Un moulin ne peut étendre la capacité d'écrasement résultant de ce contingentement que sous certaines conditions déterminées, et notamment en se procurant sur le marché des droits de moutures. Ces droits de moutures négociables, détachés du moulin, peuvent être vendus par un meunier à tout autre meunier désireux d'augmenter les quantités qu'il est autorisé à écraser.

4. En 1983 et 1984, la Minoterie Forest a dépassé son contingent d'écrasement sans être couverte par l'acquisition de droits de moutures. Forest a fait valoir que la réglementation nationale était incompatible avec le droit communautaire, notamment avec l'article 85 du traité CEE et l'organisation commune des marchés des céréales.

5. Estimant qu'un problème d'interprétation du droit communautaire était ainsi soulevé, le Tribunal de grande instance de Macon a sursis à statuer et a soumis à la Cour la question préjudicielle suivante :

" La réglementation française édictée par le décret du 24 avril 1936, modifié notamment par le décret 61-1033 du 11 septembre 1961, instituant le contingent d'écrasement du blé et limitant les capacités de production des minoteries, doit-elle être jugée contraire au règlement n° 2727-75 du Conseil, portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales ou encore aux dispositions des articles 30 à 37 du traité CEE ? "

6. Statuant dans le cadre de l'article 177 du traité CEE, la Cour ne peut pas se prononcer sur la compatibilité de dispositions législatives ou réglementaires nationales avec le droit communautaire. Elle peut, toutefois, fournir à la juridiction nationale les éléments d'interprétation relevant du droit communautaire permettant à celle-ci de résoudre le problème juridique dont elle se trouve saisie.

7. Ainsi comprise, la question posée par le Tribunal de grande instance de Macon vise à savoir si le règlement n° 2727-75 du Conseil et les articles 30 à 37 du traité CEE doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à des mesures nationales de contingentement de la capacité d'écrasement des moulins du type de celles qui sont litigieuses au principal.

Sur la portée de l'organisation commune des marchés des céréales

8. Afin de répondre à la première partie de cette question, il y a lieu d'examiner le fonctionnement de l'organisation commune des marchés dans le secteur des céréales tel qu'il est prévu par le règlement n° 2727-75 précité. Cette organisation comporte, ainsi qu'il résulte de l'article 1er du règlement n° 2727-75, un régime des échanges et des prix. La farine de blé figure parmi les produits qu'elle régit.

9. En ce qui concerne les échanges, le règlement n° 2727-75 prévoit certaines mesures pour les importations ou exportations en provenance ou à destination de pays tiers, à savoir la délivrance de certificats d'importation ou d'exportation, la perception d'un prélèvement, la possibilité de l'octroi d'une restitution et de l'application de clauses de sauvegarde. Un contingentement de l'écrasement du blé n'est pas de nature à entraver de quelque façon que ce soit le fonctionnement de ces mécanismes.

10. S'agissant du régime des prix, il y a lieu de souligner que le règlement n° 2727-75 ne prévoit que la fixation de prix pour les céréales, et non pour les farines dont le prix est soumis à l'offre et à la demande sur le marché intérieur de la Communauté. S'il est donc vrai qu'un système de contingentement de l'écrasement de blé ne porte pas directement atteinte à l'application du régime de prix du blé, Forest a cependant fait valoir qu'un tel effet se dégagerait indirectement du système en cause parce que la limitation de la capacité d'écrasement des meuniers diminuerait la demande du blé.

11. A cet égard, il convient de souligner qu'il ressort des indications statistiques fournies par le Gouvernement français et par la Commission, non contestées par Forest, que la totalité des droits d'écrasement dans le système en cause a toujours largement dépassé la quantité de blé nécessaire pour couvrir la consommation humaine intérieure de l'Etat membre concerné. En outre, la réglementation en cause ne concerne pas la production de farine destinée à l'exportation ou à l'alimentation des animaux. Dans ces conditions, le régime des contingents d'écrasement ne constitue pas une limitation de la production de la farine et ne restreint pas les possibilités d'écoulement du blé. Aucun élément du dossier ne permet donc de déduire que le régime en question a une influence sur la formation des prix du blé dans le cadre de l'organisation commune des marchés.

12. Forest a encore soutenu qu'un système national de contingents d'écrasement pour le secteur de la minoterie est incompatible avec l'organisation commune des marchés parce qu'il est contraire aux objectifs et principes de la politique agricole commune établis par l'article 39 du traité CEE et que les Etats membres n'ont gardé aucune compétence résiduelle, dans un domaine couvert par une organisation commune des marchés, pour adopter des mesures que la réglementation communautaire ne leur a ni explicitement ni implicitement réservées.

13. A cet égard, il convient d'observer qu'un système de contingentement de l'écrasement du blé qui concerne uniquement la consommation humaine intérieure de l'Etat membre concerné, et dans le cadre duquel la quantité totale des contingents est en fait nettement supérieure à la quantité nécessaire pour couvrir cette consommation, n'est pas un facteur de limitation de la production de blé et n'a pas un effet défavorable sur la productivité agricole. Une telle mesure nationale n'est donc pas en soi contraire aux objectifs de la politique agricole commune ou aux objectifs d'intérêt général poursuivis par le traité.

14. Ainsi que la Cour l'a déjà dit dans son arrêt du 7 février 1984 (Jongeneel Kaas/Pays-Bas, 237-83, Rec. p. 483), les Etats membres sont tenus, en présence d'un règlement portant établissement d'une organisation commune de marché dans un domaine déterminé, de s'abstenir de toute mesure qui serait de nature à y déroger ou à y porter atteinte. Il ressort de cet arrêt qu'on ne saurait toutefois déduire du simple silence de la réglementation en cause que les Etats membres ne peuvent plus prendre de mesure dans un tel domaine. Le fait que le législateur communautaire n'a pas réglé le secteur spécifique de la minoterie laisse au contraire le pouvoir aux Etats membres de prendre les mesures qu'ils estiment propres à améliorer les structures de ce secteur, dans le respect des mécanismes et principes régissant l'organisation commune des marchés.

15. Il résulte de ce qui précède que les dispositions du règlement n° 2727-75 ne s'opposent pas à l'adoption, par un Etat membre, d'un système de contingents d'écrasement du blé qui concerne uniquement la consommation humaine intérieure de l'Etat membre concerné, et dans le cadre duquel la quantité totale des contingents est en fait nettement supérieure à la quantité nécessaire pour couvrir cette consommation.

Sur la portée des articles 30 à 37 du traité CEE

16. Cette partie de la question vise en substance l'interprétation de l'article 30 du traité. En effet, l'article 37 du traité CEE n'est pas concerné, la réglementation en cause ne créant aucun monopole national de caractère commercial. S'agissant de l'article 34, il suffit d'observer que les contingents d'écrasement en cause ne s'appliquent qu'à la transformation de blé tendre en farine destinée à la consommation humaine intérieure et non à l'exportation.

17. En ce qui concerne la question de savoir si une telle réglementation est à considérer comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation au sens de l'article 30 du traité CEE, il y a d'abord lieu d'observer que le régime en question n'affecte pas les possibilités d'importation de farine destinée à la consommation humaine en provenance d'autres Etats membres.

18. S'agissant des effets qu'un tel régime, indistinctement applicable à l'écrasement de blé d'origine nationale et de blé importé, produit en amont sur le marché du blé, Forest estime qu'il affecte les courants d'échanges de céréales dès lors qu'en limitant la capacité des moulins d'acheter du blé en vue de la mouture il est susceptible de restreindre les importations de blé.

19. A cet égard, il y a lieu de constater que, même si la limitation des quantités de blé admises à l'écrasement peut empêcher des meuniers d'acheter du blé, tout meunier est libre de s'approvisionner partiellement ou totalement en blé importé. Il apparaît dès lors qu'une telle mesure de contingentement au niveau de la production de farine n'a, en réalité, pas de lien avec l'importation du blé et n'est pas de nature à entraver le commerce entre Etats membres.

20. Il s'ensuit qu'on ne saurait considérer une telle réglementation comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation au sens de l'article 30 du traité CEE.

21. Il y a, dès lors, lieu de répondre à la question posée par le Tribunal de grande instance de Macon que, ni les dispositions du règlement n° 2727-75 du Conseil, du 29 octobre 1975, portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales (JO L 281, p. 1), ni les articles 30 à 37 du traité CEE ne s'opposent à ce qu'un Etat membre adopte un système de contingents d'écrasement du blé pour la minoterie, limité à la fabrication de farine destinée à la consommation humaine intérieure, et dans le cadre duquel la quantité totale des contingents est en fait nettement supérieure à la quantité nécessaire pour couvrir cette consommation.

Sur les dépens

22. Les frais exposés par le Gouvernement français et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal de grande instance de Macon, par jugement du 17 avril 1985, dit pour droit :

Ni les dispositions du règlement n° 2727-75 du Conseil, du 29 octobre 1975, portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales (JO L 281, p. 1) ni les articles 30 à 37 du traité CEE ne s'opposent à ce qu'un Etat membre adopte un système de contingents d'écrasement du blé pour la minoterie, limité à la fabrication de farine destinée à la consommation humaine intérieure, et dans le cadre duquel la quantité totale des contingents est en fait nettement supérieure à la quantité nécessaire pour couvrir cette consommation.