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Décisions

CJCE, 24 juin 1981, n° 150-80

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Elefanten Schuh Gmbh

Défendeur :

Jacqmain

CJCE n° 150-80

24 juin 1981

LA COUR,

1. Par arrêt du 9 juin 1980, parvenu à la Cour le 24 juin suivant, la Cour de cassation de Belgique a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 concernant l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interpretation des articles 17, 18 et 22 de cette convention.

2. Ces questions sont posées dans le cadre d'un pourvoi en cassation dirigé contre un arrêt de la Cour du travail d'Anvers condamnant solidairement la société de droit allemand Elefanten Schuh Gmbh et la société de droit belge NV Elefant à payer une somme de 3 120 597 BFR, avec intérêts, à M. Pierre Jacqmain, notamment pour l'avoir congédié sans préavis.

3. Il ressort du dossier qu'en 1970 M. Jacqmain a été engagé en tant que représentant de commerce par la société allemande Hoffmann Gmbh, qui a pris par la suite l'appellation Elefanten Schuh Gmbh, mais qu'il a, en fait exercé ses activités sur les instructions qu'il recevait de la filiale belge de cette entreprise, NV Elefant, sur le territoire belge, en particulier dans les provinces d'Anvers, de Brabant et de Limbourg. Le litige au principal trouve son origine dans les difficultés surgies en 1975 entre M. Jacqmain et les deux sociétés et concernant les modalités d'une reprise du contrat de travail par la société belge de la société allemande.

4. M. Jacqmain ayant intenté une action contre les deux sociétés devant le Tribunal du travail d'Anvers, les parties défenderesses ont comparu devant cette juridiction et ont, dans de premières conclusions, contesté le bien-fondé des demandes dirigées contre elles. Dans de secondes conclusions, deposées neuf mois plus tard, la société allemande a invoqué l'incompétence du tribunal, au motif que le contrat de travail comportait une clause selon laquelle toute contestation relative à ce contrat serait de la compétence exclusive du Tribunal de Cleves, en République fédérale d'Allemagne. Le Tribunal du travail a rejeté cette exception, en estimant qu'une telle clause ne saurait déroger à l'article 627 du Code judiciaire belge, qui prévoit, pour des litiges de ce genre, la compétence de la juridiction de l'endroit où la profession est exercée.

5. Saisie en appel du jugement du Tribunal du travail, la Cour du travail d'Anvers a considéré qu'en application de l'article 17 de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, les parties au contrat de travail pouvaient attribuer la compétence territoriale au Tribunal de Cleves, en dérogeant par une clause conventionnelle écrite aux règles de compétence territoriale prévue par le Code judiciaire belge. Cependant, la Cour du travail a estimé que la société allemande ne pouvait invoquer la clause de prorogation, au motif que le contrat de travail devait être rédigé en néerlandais en vertu de l'article 10 du décret réglant l'emploi des langues dans les relations sociales entre les employeurs et les employés, du 19 juillet 1973, adopté par le conseil culturel de la communauté culturelle néerlandaise (Moniteur belge, p. 10089). La Cour du travail a en effet considéré que cet article 10, qui prévoit la nullité de tout acte ou document non rédigé en néerlandais, s'étend à des documents établis avant l'entrée en vigueur du décret. Dans ces conditions, le contrat de travail, rédigé en allemand, serait nul et la clause attributive de compétence qui en faisait partie serait invalide.

6. Le pourvoi en cassation formé contre l'arrêt de la Cour du travail par la société belge a été déclaré irrecevable par la Cour de cassation. Le pourvoi en cassation formé par la société allemande ayant notamment trait à la validité de la clause de prorogation, eu égard à l'article 17 de la convention de Bruxelles, la Cour de cassation a décidé de poser trois questions à la Cour de justice.

Sur la première question

7. La première question est ainsi libellée :

" 1°) a ) l'article 18 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale est-il applicable lorsque les parties ont conventionnellement désigné un juge compétent au sens de l'article 17 ?

b) le régime de compétence de l'article 18 est-il applicable lorsque le défendeur a non seulement contesté la compétence, mais a aussi conclu en outre sur l'affaire même ?

c) en cas de réponse affirmative, la compétence doit-elle alors être contestée in limine litis ? "

8. Les articles 17 et 18 constituent la section 6 du titre II de la convention, qui concerne la prorogation de compétence ; l'article 17 est relatif à la prorogation conventionnelle, l'article 18 à la prorogation tacite, résultant de la comparution du défendeur. La première branche de la question vise à savoir quel est le rapport entre ces deux formes de prorogation.

9. L'article 18 de la convention établit, dans sa première phrase, la règle selon laquelle la juridiction d'un état contractant devant lequel le défendeur comparaît est competente, et prévoit, dans sa deuxième phrase, que cette règle n'est pas applicable si la comparution a pour objet de contester la compétence ou s'il existe une autre juridiction exclusivement compétente en vertu de l'article 16 de la convention.

10. Le cas visé par l'article 17 ne figure donc pas parmi les exceptions que l'article 18 admet à la règle qu'il établit. D'ailleurs, il n'y a pas de motif tenant à l'économie générale ou aux objectifs de la convention pour considérer que des parties à une clause attributive de compétence au sens de l'article 17 seraient empêchées de soumettre volontairement leur litige à une autre juridiction que celle prévue par ladite clause.

11. Il en résulte que l'article 18 de la convention est applicable, même lorsque les parties ont conventionnellement désigné une juridiction compétente au sens de l'article 17.

12. Les deuxième et troisième branches de la question visent le cas où le défendeur a comparu devant une juridiction au sens de l'article 18, mais conteste la compétence de cette juridiction.

13. La Cour de cassation demande en premier lieu si l'article 18 s'applique lorsque le défendeur conclut aussi bien sur la compétence du juge saisi que sur le fond du litige.

14. Bien que des divergences apparaissent entre les différentes versions linguistiques de l'article 18 de la convention sur le point de savoir si le défendeur, pour écarter la compétence de la juridiction saisie, doit se limiter à la seule contestation de cette compétence ou si, au contraire, il peut arriver au même but en contestant aussi bien la compétence de la juridiction saisie que la demande au fond, cette dernière solution est plus conforme aux finalités et à l'esprit de la convention. En effet, d'après le droit de procédure civile de certains états contractants, le défendeur qui ne soulèverait que le problème de la compétence pourrait être forclos à faire valoir ses moyens de fond dans le cas où le juge rejetterait le moyen d'incompétence. Une interprétation de l'article 18 qui permettrait d'arriver à un tel résultat serait contraire à la protection des droits de la défense dans la procédure d'origine, qui constitue l'un des objectifs de la convention.

15. Cependant, la contestation de la competence ne saurait avoir l'effet que lui assigne l'article 18 que si la partie demanderesse et le juge saisi sont mis en mesure de comprendre, dès la première défense du défendeur, que celle-ci vise à faire obstacle à la compétence.

16. La Cour de cassation demande, à cet égard, si la compétence doit être contestée " in limine litis ". Pour l'interprétation de la convention, cette dernière notion est d'une application difficile, étant donné les différences sensibles existant entre les législations des états contractants en ce qui concerne la saisine des juridictions, la comparution des défendeurs, et la façon dont les parties au litige doivent formuler leurs conclusions. Il résulte, toutefois, de l'objectif recherché par l'article 18 que la contestation de la compétence, si elle n'est pas préalable à toute défense de fond, ne peut en tout état de cause se situer après le moment de la prise de position considérée, par le droit procédural national, comme la première défense adressée au juge saisi.

17. Il convient, dès lors, de répondre aux deuxième et troisième branches de la première question que l'article 18 de la convention doit être interprété en ce sens que la règle de compétence que cette disposition établit n'est pas applicable lorsque le défendeur conteste non seulement la compétence mais conclut en outre sur le fond du litige, à condition que la contestation de la compétence, si elle n'est pas préalable à toute défense de fond, ne se situe pas après le moment de la prise de position considérée, par le droit procédural national, comme la première défense adressée au juge saisi.

Sur la deuxième question

18. La deuxième question est la suivante :

" 2°) a) des demandes connexes qui, formées séparément, devraient être portées devant des tribunaux d'états contractants différents, peuvent-elles être formées simultanément, en application de l'article 22 de la convention, devant un de ces tribunaux, à condition que sa loi permette la jonction d'affaires connexes et que ce tribunal soit compétent pour connaître des deux demandes ?

b) en est-il également ainsi lorsque les parties à un des litiges, qui ont fait naître les demandes, ont conventionnellement désigné pour connaître de ce litige, conformément à l'article 17 de la convention, un tribunal d'un autre état contractant ? "

19. L'article 22 de la convention a pour objet de régler le sort de demandes connexes dont des juridictions de différents Etats membres sont saisies. Il n'est pas attributif de compétences ; en particulier, il n'établit pas la compétence d'un juge d'un état contractant pour statuer sur une demande qui est connexe à une autre demande dont ce juge est saisi en application des règles de la convention.

20. Il y a donc lieu de répondre à la deuxième question que l'article 22 de la convention est seulement d'application lorsque des demandes connexes sont formées devant les juridictions de deux ou plusieurs états contractants.

Sur la troisième question

21. La dernière question est ainsi libellée :

" 3°) est-il contraire à l'article 17 de la convention de décider qu'une convention attributive de juridiction est nulle, lorsque l'écrit qui contient la convention n'est pas établi dans la langue qui est prescrite sous peine de nullité par la législation d'un état contractant, et lorsque le tribunal de cet état, devant lequel la convention est invoquée, est tenu en vertu de cette législation de constater d'office la nullité de l'écrit ? "

22. Il ressort de ce libellé que la Cour de cassation a limité sa question à la validité d'une convention attributive de compétence que la législation nationale du juge saisi frappé de nullité pour avoir été écrite dans une autre langue que celle prescrite par cette législation.

23. L'article 17 spécifie que la clause attributive de compétence doit revêtir la forme d'une convention écrite ou d'une convention verbale confirmée par écrit.

24. D'après le rapport sur la convention, présenté aux Gouvernements des états contractants en même temps que le projet de celle-ci, ces exigences de forme répondent au souci de ne pas entraver les usages commerciaux tout en neutralisant cependant les effets des clauses qui risqueraient de passer inaperçues dans les contrats, comme les stipulations qui figurent sur les imprimés servant à la correspondance ou à l'établissement des factures et qui n'auraient pas été acceptées par la partie à laquelle elles sont opposées. Pour ces raisons, les clauses attributives de compétence ne devraient être prises en considération que si elles font l'objet d'une convention, ce qui suppose un échange de consentement entre les parties. En outre, les rédacteurs de l'article 17 ont estimé que, pour garantir la sécurité juridique, la forme que doit revêtir la convention attributive de compétence devait être expressément prévue.

25. L'article 17 a ainsi pour objet de prévoir lui-même les conditions de forme que doivent réunir les clauses attributives de compétence, et ceci pour garantir la sécurité juridique et pour assurer le consentement des parties.

26. Les états contractants n'ont donc pas la liberté de prescrire d'autres exigences de forme que celles prévues par la convention. Ceci est confirmé par le fait que l'article 1, alinéa 2, du protocole annexé à la convention prévoit expressément des exigences particulières de forme en ce qui concerne des personnes domiciliées au Luxembourg.

27. Appliqué au domaine de la langue à utiliser dans la convention attributive de compétence, ce régime implique qu'une législation d'un état contractant ne saurait faire obstacle à la validité d'une convention au seul motif que la langue utilisée n'est pas celle prescrite par cette législation.

28. Une interprétation différente porterait, d'ailleurs, atteinte à l'objectif de l'article 17 de la convention, qui vise précisément à permettre le choix conventionnel d'une juridiction d'un état contractant qui, sans ce choix, ne serait normalement pas compétente. Le respect de ce choix s'impose, dès lors, aux juridictions de tous les états contractants.

29. Par conséquent, il doit être répondu à la troisième question que l'article 17 de la convention doit être interprété en ce sens qu'une législation d'un état contractant ne saurait faire obstacle à la validité d'une convention attributive de competence au seul motif que la langue utilisée n'est pas celle prescrite par cette législation.

Sur les dépens

30. Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par la cour de cassation par arrêt du 9 juin 1980, dit pour droit :

1°) l'article 18 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale est applicable, même lorsque les parties ont conventionnellement désigné une juridiction compétente au sens de l'article 17 de cette convention.

2°) l'article 18 de la convention du 27 septembre 1968 doit être interprété en ce sens que la règle de compétence que cette disposition établit n'est pas applicable lorsque le défendeur conteste non seulement la compétence mais conclut en outre sur le fond du litige, à condition que la contestation de la compétence, si elle n'est pas préalable à toute défense de fond, ne se situe pas après le moment de la prise de position considérée, par le droit procédural national, comme la première défense adressée au juge saisi.

3°) l'article 22 de la convention du 27 septembre 1968 est seulement d'application lorsque des demandes connexes sont formées devant les juridictions de deux ou plusieurs états contractants.

4°) l'article 17 de la convention du 27 septembre 1968 doit être interprété en ce sens qu'une législation d'un état contractant ne saurait faire obstacle à la validité d'une convention attributive de compétence au seul motif que la langue utilisée n'est pas celle prescrite par cette législation.