CJCE, 28 avril 1998, n° C-118/96
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Jessica Safir
Défendeur :
Skattemyndigheten i Dalarnas län, anciennement Skattemyndigheten i Kopparbergs län
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Gulmann, Ragnemalm, Wathelet, Schintgen
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Kapteyn, Murray, Edward, Puissochet, Hirsch, Jann
Avocats :
Mes Bexhed, Lundsten, Vajda.
LA COUR,
1 Par décision du 22 mars 1996, parvenue à la Cour le 12 avril suivant, Länsrätten i Dalarnas län, anciennement Länsrätten i Kopparbergs län a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 6, 59, 60, 73 B et 73 D du même traité.
2 Cette question a été posée dans le cadre d'un litige opposant Melle Safir, domiciliée en Suède, à Skattemyndigheten i Dalarnas län, anciennement Skattemyndigheten i Kopparbergs län (administration fiscale du département de Kopparberg, ci-après "Skattemyndigheten"), au sujet du paiement de l'impôt sur les primes d'assurance vie en capital qu'elle a versées en 1995 à Skandia Life Assurance Company Ltd (ci-après "Skandia Life"), compagnie d'assurances britannique opérant sur le marché suédois et filiale à 100 % de la compagnie d'assurances suédoise Skandia.
La législation suédoise
3 La taxation de l'épargne sous forme d'assurance vie en capital (assurances K) souscrite auprès de compagnies établies en Suède frappe tant les compagnies que les preneurs d'assurances.
4 Les compagnies d'assurances établies en Suède sont tenues de verser un impôt conformément à la lag (1990: 661) om avkastingsskatt på pensionsmedel (loi sur l'imposition des fonds de placement de pensions). Cet impôt présente les caractéristiques techniques d'un impôt sur le rendement du capital d'assurance, perçu dans le chef de l'assureur. Il est calculé suivant une méthode forfaitaire qui prend pour base le capital de la compagnie, tel qu'il s'établissait à la fin de l'année précédant la taxation, diminué de la valeur des dettes financières existant au même moment, puis multiplié par le taux d'intérêt moyen des obligations d'État durant l'année précédant l'année d'imposition. Le rendement ainsi obtenu est taxé à 27 %.
5 Les preneurs d'assurances souscrites auprès de compagnies établies en Suède ne peuvent déduire la prime de leurs revenus imposables. En compensation, les montants échus ne sont pas soumis à l'impôt.
6 Il en va de même pour les preneurs d'assurances souscrites auprès de compagnies établies à l'étranger.
7 L'épargne sous forme d'assurance vie en capital souscrite auprès de compagnies établies à l'étranger est taxée, quant à elle, sur la base de la lag (1990: 662) om skatt på vissa premiebetalningar (premieskattelagen) (loi relative à l'imposition de certains montants versés à titre de primes, ci-après la "premieskattelag"), entrée en vigueur le 1er janvier 1991.
8 Selon la décision de renvoi, la premieskattelag a pour but de garantir une neutralité concurrentielle entre l'épargne sous forme d'assurance vie en capital investie dans des compagnies d'assurances établies en Suède et une telle épargne investie dans des compagnies établies à l'étranger.
9 L'article 1er de la premieskattelag prévoit que les personnes physiques ou morales domiciliées en Suède ou y résidant de manière permanente, qui ont souscrit une assurance vie auprès de compagnies non établies en Suède, sont tenues de payer à l'État un impôt sur les primes versées. En vertu de l'article 3 de la premieskattelag, l'impôt est de 15 % du montant de la prime.
10 En outre, ces contribuables doivent se faire enregistrer et déclarer le paiement de la prime auprès d'un organe central, Skattemyndigheten.
11 Enfin, l'article 5 de la premieskattelag prévoit que cet organe peut, sur demande du preneur d'assurance, accorder une exemption du paiement de l'impôt ou réduire cet impôt de moitié lorsque la compagnie auprès de laquelle l'assurance a été souscrite est soumise, dans l'État où elle est établie, à un impôt sur le revenu comparable à celui qui pèse sur les compagnies d'assurances établies en Suède. L'impôt sur les primes peut être réduit de moitié lorsque l'impôt étranger atteint au moins un quart de l'impôt en vigueur en Suède et supprimé lorsque l'impôt étranger atteint au moins la moitié de l'impôt en vigueur en Suède.
12 Selon la juridiction de renvoi, une telle possibilité d'exemption ou de réduction de l'impôt vise à éviter que l'épargnant qui contracte une assurance vie en capital auprès d'une compagnie établie à l'étranger ne soit soumis à une imposition plus élevée que celui qui souscrit une telle assurance auprès d'une compagnie établie en Suède.
Les faits du litige au principal
13 Ayant souscrit au début de l'année 1995 une assurance vie en capital auprès de Skandia Life, Melle Safir a sollicité de Skattemyndigheten l'exemption du paiement de l'impôt sur les primes d'assurances, conformément à l'article 5 de la premieskattelag.
14 Par décision du 12 avril 1995, Skattemyndigheten a réduit de moitié l'impôt, fixant celui-ci à 7,5 % du montant des primes versées à Skandia Life en 1995, soit un montant de 75 SKR.
15 Melle Safir a introduit un recours contre cette décision devant l'instance compétente en matière d'exonération, Riksskatteverket, qui, le 3 juillet 1995, a rejeté le recours par une décision non susceptible d'appel.
16 Le 4 janvier 1996, Melle Safir a, dès lors, déclaré auprès de Skattemyndigheten les versements de primes effectués, tout en faisant valoir qu'elle n'était pas redevable de l'impôt sur les primes au motif qu'il était incompatible avec le droit communautaire.
17 Après réexamen du dossier, Skattemyndigheten a, par décisions du 17 janvier et du 25 janvier 1996, maintenu sa décision d'imposition.
18 Par requêtes des 22 janvier et 13 février 1996, Melle Safir a alors introduit un recours tendant à l'annulation de la décision d'imposition de Skattemyndigheten devant Länsrätten i Dalarnas län.
19 Dans sa décision de renvoi, cette juridiction constate que, malgré l'objectif du législateur suédois de maintenir une situation de neutralité concurrentielle entre les épargnants en assurances suédoises et les épargnants en assurances étrangères, la structure de l'imposition est techniquement différente selon que la compagnie d'assurances est établie en Suède ou à l'étranger et que cette différence pourrait ne pas être compatible avec le traité. Il a dès lors posé à la Cour la question préjudicielle suivante:
"Au cas où, dans un État membre, l'imposition de l'épargne en assurance vie à l'égard des compagnies d'assurances nationales et des compagnies d'assurances étrangères exerçant leurs activités dans l'État membre au moyen d'un établissement présente les caractéristiques techniques d'un impôt sur le rendement du capital d'assurance, calculé de manière forfaitaire, et imposé dans le chef de l'assureur, l'imposition des primes d'assurance payées par le preneur domicilié dans l'État membre en vertu du contrat d'assurance vie conclu avec un assureur établi dans un autre État membre et exerçant son activité dans le premier État membre conformément aux règles relatives à l'activité d'assurance transfrontière, aux fins de maintenir la neutralité en termes de concurrence entre épargnants en assurance nationaux et étrangers, enfreint-elle les articles 6, 59, 60 ou 73 B et 73 D du traité de Rome, étant entendu que l'impôt sur lesdites primes d'assurance peut être supprimé ou réduit de moitié par l'administration fiscale au cas où la compagnie d'assurances établie à l'étranger est soumise dans l'État de son établissement à un impôt sur le revenu comparable à l'imposition de l'épargne en assurance nationale dans l'autre État membre?"
20 Par sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 6, 59, 60 ou 73 B et 73 D du traité s'opposent à l'application d'une législation nationale relative à la fiscalité de l'assurance vie en capital, telle que celle en cause dans le litige au principal.
21 Il y a lieu de relever tout d'abord que, si, en l'état actuel du droit communautaire, la matière des impôts directs ne relève pas en tant que telle du domaine de la compétence de la Communauté, il n'en reste pas moins que les États membres doivent exercer leurs compétences retenues dans le respect du droit communautaire (voir, notamment, arrêt du 14 février 1995, Schumacker, C-279-93, Rec. p. I-225, point 21).
22 Les assurances constituant des services au sens de l'article 60 du traité, il convient de rappeler ensuite que, conformément à la jurisprudence de la Cour, l'article 59 du traité s'oppose à l'application de toute réglementation nationale qui, sans justification objective, entrave la possibilité pour un prestataire de services d'exercer effectivement cette liberté (voir, notamment, arrêt du 5 octobre 1994, Commission/France, C-381-93, Rec. p. I-5145, point 16).
23 Dans l'optique d'un marché unique, et pour permettre de réaliser les objectifs de celui-ci, l'article 59 du traité s'oppose également à l'application de toute réglementation nationale ayant pour effet de rendre la prestation de services entre États membres plus difficile que la prestation de services purement interne à un État membre (arrêt Commission/France, précité, point 17).
24 Il convient d'observer que la législation en cause dans le litige au principal établit un régime fiscal différent pour les assurances vie en capital selon qu'elles sont souscrites auprès de compagnies établies ou non en Suède. Une telle différence de traitement s'explique, selon le Gouvernement suédois, par l'impossibilité d'appliquer le même régime dans les deux cas et par la nécessité de combler le vide fiscal qui résulterait de la non-taxation de l'épargne sous forme d'assurances vie en capital investie dans des compagnies non établies en Suède.
25 Il y a donc lieu de vérifier si une telle législation crée des entraves à la libre prestation de services et si, le cas échéant, de telles entraves sont justifiées par les raisons invoquées par le Gouvernement suédois.
26 En premier lieu, à la différence des preneurs d'assurances vie en capital souscrites auprès de compagnies établies en Suède, les preneurs de telles assurances souscrites auprès de compagnies qui n'y sont pas établies doivent se faire enregistrer et déclarer le paiement de la prime auprès d'un organe central, Skattemyndigheten, lequel est aussi compétent pour accorder l'exemption ou la réduction de l'impôt. Les preneurs doivent en outre acquitter eux-mêmes l'impôt et mobiliser à cette fin des moyens financiers, ce qui, ainsi que Melle Safir l'a fait valoir, entraîne pour eux des conséquences négatives en termes de liquidités. Certes, de telles obligations ne sauraient en elles-mêmes être regardées comme contraires au droit communautaire. Cependant, force est de constater que ces obligations, ajoutées à la nécessité de suivre une procédure centralisée, peuvent dissuader les intéressés de souscrire des assurances vie en capital auprès de compagnies non établies en Suède, dans la mesure où aucune démarche particulière ne leur incomberait s'ils souscrivaient de telles assurances auprès de compagnies établies en Suède, l'impôt étant perçu dans ce cas dans le chef de la compagnie.
27 En deuxième lieu, il ressort des explications données à l'audience par le Gouvernement suédois que, si le rachat, après une longue période, d'une assurance vie en capital souscrite auprès d'une compagnie non établie en Suède n'est pas plus onéreux pour le preneur d'assurance que le rachat d'une assurance souscrite auprès d'une compagnie établie dans cet État, il peut en aller différemment lorsque le rachat est effectué après une courte période. Le caractère plus onéreux du rachat, après une courte période, d'une assurance vie souscrite auprès d'une compagnie non établie en Suède est un autre élément de nature à dissuader le preneur de souscrire une telle assurance, dans la mesure où celui-ci ignore, au moment où il la souscrit, si et, le cas échéant, quand il procédera au rachat.
28 En troisième lieu, lorsque le preneur d'une assurance souscrite auprès d'une compagnie non établie en Suède sollicite l'exemption ou la réduction de l'impôt sur les primes, Skattemyndigheten exige des informations précises concernant l'impôt sur le revenu auquel est soumise cette compagnie, à moins que cette autorité n'en soit déjà informée. Or, ainsi que Melle Safir l'a fait valoir, une telle exigence est particulièrement lourde pour le preneur d'assurance. Elle peut également dissuader les compagnies d'assurances qui n'opèrent pas encore sur le marché suédois d'y offrir leurs services, dans la mesure où elle implique que ces compagnies fournissent à leurs clients potentiels des informations précises relatives au régime fiscal qui est applicable à ces compagnies dans un autre État membre.
29 En quatrième lieu, la législation en cause dans le litige au principal prévoit que la détermination de la taxe applicable sur les primes d'assurance dépend de l'appréciation par l'administration du régime fiscal applicable à l'assureur non établi en Suède. Or, ainsi qu'il ressort du dossier, Skattemyndigheten et Riksskatteverket ont adopté en 1995 des décisions différentes en ce qui concerne les demandes de dispense introduites par certaines compagnies d'assurance vie britanniques, alors que le régime fiscal britannique n'avait pas été modifié. Il apparaît dès lors que de telles divergences d'appréciation du régime fiscal applicable aux assureurs non établis en Suède sont de nature à engendrer une incertitude pouvant dissuader les preneurs de souscrire, auprès d'assureurs non établis en Suède, des contrats de longue durée tels que des contrats d'assurances vie en capital.
30 Dans ces conditions, une législation telle que celle en cause dans le litige au principal comporte un ensemble d'éléments susceptibles de dissuader le preneur de souscrire des assurances vie en capital auprès de compagnies non établies en Suède ainsi que de dissuader les compagnies d'assurances d'offrir leurs services sur le marché suédois.
31 Il y a lieu d'ajouter que, si la législation en cause dans le litige au principal permet la prise en considération de l'impôt applicable dans un autre État membre pour satisfaire, selon le Gouvernement suédois, au principe d'égalité de traitement imposé par le droit communautaire, un effet de seuil résulte néanmoins, ainsi que Melle Safir l'a fait valoir, du fait qu'un tel impôt n'est pas pris en considération lorsqu'il n'atteint pas au moins un quart de l'impôt en vigueur en Suède. En effet, l'impôt applicable dans un autre État membre doit représenter au moins un quart de l'impôt sur les primes d'assurance pour pouvoir être diminué de moitié, et au moins la moitié de cet impôt pour pouvoir être supprimé. Il résulte d'un tel effet de seuil que l'imposition de l'épargne investie sous forme d'assurance vie en capital dans des compagnies non établies en Suède est susceptible d'être, dans la plupart des cas, plus élevée que celle qui frappe une telle épargne investie dans des compagnies établies dans cet État.
32 En outre, il convient de relever qu'une législation telle que la législation suédoise rend difficile, sinon impossible, pour le juge national, appelé à vérifier que le régime fiscal n'est pas discriminatoire, la comparaison entre, d'une part, l'impôt sur le rendement, qui grève les assurances souscrites auprès de compagnies établies en Suède, et, d'autre part, l'impôt sur les primes d'assurance versées à des compagnies non établies dans cet État.
33 Or, d'autres systèmes sont envisageables, plus transparents et qui sont également capables de combler le vide fiscal invoqué par le Gouvernement suédois, en étant moins restrictifs de la libre prestation de services, notamment un système d'impôt sur le rendement du capital de l'assurance vie calculé de manière forfaitaire, applicable de la même manière à toutes les assurances qu'elles soient souscrites auprès de compagnies établies dans l'État membre concerné ou dans un autre État membre.
34 Dans ces conditions, les raisons invoquées par le Gouvernement suédois, à savoir l'impossibilité d'appliquer aux assurances vie en capital souscrites auprès de compagnies non établies en Suède le même régime fiscal qu'à de telles assurances souscrites auprès de compagnies qui y sont établies ainsi que la nécessité de combler le vide fiscal qui résulterait de la non-taxation de l'épargne sous forme d'assurances vie en capital investie dans des compagnies non établies en Suède, ne sont pas de nature à justifier une législation nationale relative à la fiscalité de l'assurance vie en capital comportant un ensemble d'éléments aussi restrictifs de la libre prestation de services que celle en cause dans le litige au principal.
35 Compte tenu de ce qui précède, il n'est pas nécessaire d'apprécier si une telle législation est également incompatible avec les articles 6, 73 B et 73 D du traité.
36 Il y a lieu de répondre à la juridiction nationale en ce sens que l'article 59 du traité s'oppose à l'application d'une législation nationale relative à la fiscalité de l'assurance vie en capital, telle que celle en cause dans le litige au principal.
Sur les dépens
37 Les frais exposés par les Gouvernements suédois, danois et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par Länsrätten i Dalarnas län, anciennement Länsrätten i Kopparbergs län, par décision du 22 mars 1996, dit pour droit:
L'article 59 du traité CE s'oppose à l'application d'une législation nationale relative à la fiscalité de l'assurance vie en capital, telle que celle en cause dans le litige au principal.