CJCE, 3 février 1993, n° C-148/91
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Vereniging Veronica Omroep Organisatie
Défendeur :
Commissariaat voor de Media
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Kakouris, Rodríguez Iglesias, Zuleeg, Murray
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Mancini, Joliet, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Grévisse, Edward
Avocats :
Mes Duk, Weesing
LA COUR,
1 Par ordonnance du 27 mai 1991, parvenue à la Cour le 3 juin suivant, la section juridictionnelle du Nederlandse Raad van State des Pays-Bas a, en application de l'article 177 du traité CEE, posé cinq questions préjudicielles relatives à l'interprétation des dispositions du traité concernant la libre prestation des services et les mouvements de capitaux en vue d'apprécier la compatibilité avec le droit communautaire d'une réglementation nationale imposant des restrictions aux activités d'organismes de radiodiffusion.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant l'association de droit néerlandais Veronica Omroep Organisatie (ci-après "Veronica"), organisme non commercial de radiodiffusion établi aux Pays-Bas, à l'institution chargée de la surveillance de l'exploitation de la radiodiffusion, le Commissariaat voor de Media, à propos de restrictions figurant à l'article 57, paragraphe 1, de la loi néerlandaise du 21 avril 1987 réglant la fourniture de programmes de radiodiffusion et de télévision, les redevances de radiotélévision et les mesures d'aides aux organes de presse (Staatsblad n° 249 du 4 juin 1987, ci-après "Mediawet"). Veronica estime ces restrictions contraires aux articles 59 et 67 du traité ainsi qu'à la première directive du Conseil, du 11 mai 1960, pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité (JO 1960, 43, p. 921), et à la directive 88-361-CEE du Conseil, du 24 juin 1988, pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité (JO L 178, p. 5).
3 Ainsi qu'il résulte de l'article 31 de la Mediawet, le temps d'antenne des émissions de radio et de télévision sur le réseau national néerlandais est attribué par le Commissariaat voor de Media à des organismes de radiodiffusion. Selon l'article 14 de cette loi, ces organismes sont des associations d'auditeurs ou de téléspectateurs constituées dans le but de représenter un courant social, culturel, religieux ou spirituel déterminé, indiqué dans leur statut, et dotées de la personnalité juridique. Ils doivent avoir pour objet exclusif, ou du moins principal, de réaliser des programmes de radiodiffusion et de chercher à satisfaire par ceux-ci les besoins sociaux, culturels, religieux ou spirituels du public néerlandais. Quant à l'article 57, paragraphe 1, mis en cause dans la présente affaire, il dispose: "En dehors de la réalisation de leurs programmes, les organismes qui ont obtenu un temps d'antenne ne peuvent pas exercer d'autres activités que celles prévues par cette loi ou autorisées par le Commissariaat voor de Media." Selon le paragraphe 4 de l'article 57, les revenus de ces activités doivent être affectés à la réalisation des programmes de l'organisme. Enfin, selon l'article 101, les organismes de radiodiffusion sont financés pour la plus grande partie par des subsides qui sont répartis par le Commissariaat voor de Media. Ces subsides sont eux-mêmes alimentés par des redevances à charge des auditeurs et des téléspectateurs, ainsi que par les recettes de la publicité commerciale.
4 Dans le cas d'espèce, le Commissariaat voor de Media reproche en substance à Veronica d'avoir violé l'article 57, paragraphe 1, de la Mediawet en contribuant à l'installation au grand-duché de Luxembourg d'un émetteur commercial de radiodiffusion destiné à atteindre les Pays-Bas et en lui apportant un soutien effectif. A l'appui de ce grief, le Commissariaat voor de Media retient trois faits. Tout d'abord, le président et le secrétaire du conseil d'administration de Veronica ont respectivement établi un plan (ci-après "businessplan") et donné des conseils juridiques, en vue de la création d'une société anonyme de droit luxembourgeois, RTL-Véronique, destinée à exploiter une station de télévision commerciale au Luxembourg et à réaliser des émissions pouvant être transmises par câble aux Pays-Bas. Les frais relatifs à ces prestations ont été pris en charge par Veronica. Ensuite, Veronica a accepté de se porter caution d'un crédit en compte courant accordé à RTL-Véronique par une institution bancaire. Enfin, Veronica a convenu avec une autre société de lui fournir les moyens financiers en vue de créer une nouvelle société qui prendrait une participation minoritaire dans le capital de RTL-Véronique.
5 La juridiction nationale a considéré qu'il s'agissait là d'activités interdites par l'article 57, paragraphe 1, de la Mediawet. Elle s'est cependant demandé si ces interdictions étaient compatibles avec le droit communautaire.
6 Elle a, dès lors, estimé nécessaire de poser cinq questions préjudicielles. Ces questions sont ainsi libellées:
"1) Les dispositions relatives à la libre circulation des capitaux, en particulier l'article 67 du traité CEE, tel qu'il a été mis en œuvre par la directive du Conseil des Communautés européennes du 11 mai 1960, y compris les modifications apportées à celle-ci, ainsi que par la directive 88-361-CEE du Conseil, du 24 juin 1988, doivent-elles être interprétées en ce sens qu'une réglementation nationale, telle que l'article 57, paragraphe 1, de la Mediawet, qui a pour effet de soumettre à des dispositions restrictives la prise de participation, par un organisme de radiotélévision agréé sur la base de cette réglementation nationale, dans le capital d'un organisme de radiotélévision établi ou à établir dans un autre État membre, ainsi que la fourniture, par cet organisme agréé, de cautions en faveur d'un organisme de radiotélévision établi dans un autre État membre, constitue une restriction prohibée à la libre circulation des capitaux?
2) Les dispositions relatives à la libre prestation de services, en particulier l'article 59 du traité CEE, doivent-elles être interprétées en ce sens que, dans la mesure où ces opérations ne doivent pas être qualifiées de mouvements de capitaux, tels que décrits à la question 1, une réglementation nationale telle que l'article 57, paragraphe 1, de la Mediawet, qui a pour effet de soumettre à des dispositions restrictives la prise de participation, par un organisme de radiotélévision agréé en vertu de cette réglementation nationale, dans le capital d'un organisme de radiotélévision établi ou à établir dans un autre État membre, ainsi que la fourniture, par cet organisme de radiotélévision, de cautions en faveur d'un organisme de radiotélévision établi dans un autre État membre, constitue une restriction prohibée à la libre prestation des services?
3) Les dispositions relatives à la libre prestation des services, en particulier l'article 59 du traité CEE, doivent-elles être interprétées en ce sens qu'une réglementation nationale telle que l'article 57, paragraphe 1, de la Mediawet, qui a pour effet de soumettre à des dispositions restrictives les opérations et les démarches qu'un organisme de radiotélévision, établi ou à établir sur la base de cette réglementation nationale, entreprend en vue de créer un organisme de radiotélévision à établir dans un autre État membre et de lui procurer ensuite des avantages, entre autres par la réalisation d'un 'businessplan'et la prestation de services juridiques, constitue une restriction prohibée à la libre prestation des services?
4) Dans le cadre de l'application des dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux et à la libre prestation des services, faut-il, pour qu'une réglementation nationale comportant une restriction des mouvements de capitaux ou des prestations de services soit admissible, qu'il soit satisfait, non seulement à l'exigence de non-discrimination, mais encore à la condition que la réglementation soit justifiée par des motifs d'intérêt public, et qu'elle ne soit pas disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi?
5) En cas de réponse affirmative à la question 4, des objectifs tendant au maintien d'un paysage audiovisuel pluraliste et non commercial peuvent-ils constituer une telle justification?"
7 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations des parties présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
8 Par ses trois premières questions, le Nederlandse Raad van State cherche à savoir en substance si les dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux et à la libre prestation des services doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce que la législation d'un État membre interdise à un organisme de radiodiffusion établi dans cet État de participer au capital d'une société de radiodiffusion établie ou à établir dans un autre État membre et de fournir à celle-ci une garantie bancaire ou d'élaborer un "businessplan" et de donner des conseils juridiques à une société de télévision à créer dans un autre État membre.
9 Il y a lieu, d'abord, de rappeler que, comme la Cour l'a relevé dans ses arrêts du 25 juillet 1991, Commission/Pays-Bas (C-353-89, Rec. p. I-4069, points 3, 29 et 30) et Collectieve Antennevoorziening Gouda (C-288-89, Rec. p. I-4007, points 22 et 23), la Mediawet vise à mettre en place un système de radiodiffusion et de télévision à caractère pluraliste et non commercial et s'insère ainsi dans une politique culturelle qui a pour but de sauvegarder, dans le secteur audiovisuel, la liberté d'expression des différentes composantes, notamment sociales, culturelles, religieuses ou philosophiques existant aux Pays-Bas.
10 Il résulte, en outre, de ces deux arrêts (voir respectivement les points 41 et 42 et les points 23 et 24) que de tels objectifs de politique culturelle constituent des objectifs d'intérêt général qu'un État membre peut légitimement poursuivre en élaborant le statut de ses propres organismes de radiodiffusion de manière appropriée.
11 Or, c'est à la réalisation de ces objectifs que participe l'article 57, paragraphe 1, de la Mediawet. Cet article vise en effet à interdire aux organismes nationaux de radiodiffusion l'exercice d'activités étrangères aux missions qui leur sont assignées par la loi ou dont le Commissariaat voor de Media estimerait qu'elles mettent en péril les objectifs de celle-ci. Il empêche ainsi notamment que les moyens financiers dont disposent les organismes nationaux de radiodiffusion en vue de leur permettre d'assurer le pluralisme dans le secteur audiovisuel ne soient détournés de cette destination et utilisés à des fins purement commerciales.
12 Il convient enfin de noter que la Cour a déjà relevé, à propos de l'article 59 du traité, qu'on ne saurait dénier à un État membre le droit de prendre des mesures destinées à empêcher que les libertés garanties par le traité soient utilisées par un prestataire dont l'activité serait entièrement ou principalement tournée vers son territoire en vue de se soustraire aux règles qui lui seraient applicables au cas où il serait établi sur le territoire de cet État (arrêt du 3 décembre 1974, Van Binsbergen, 33-74, Rec. p. 1299, point 13).
13 Or, en interdisant aux organismes nationaux de radiodiffusion d'aider à la création de sociétés commerciales de radio et de télévision à l'étranger, dans le but d'y prester des services à destination des Pays-Bas, la législation néerlandaise en cause dans l'affaire au principal aboutit précisément à empêcher que, à la faveur de l'exercice des libertés garanties par le traité, ces organismes puissent se soustraire abusivement aux obligations découlant de la législation nationale, relatives au contenu pluraliste et non commercial des programmes.
14 Dans ces conditions, on ne saurait considérer comme incompatible avec les dispositions des articles 59 et 67 du traité l'exigence que les organismes nationaux de radiodiffusion n'exercent pas d'autres activités que celles prévues par la loi ou autorisées par le Commissariaat voor de Media.
15 Il y a, dès lors, lieu de répondre à la juridiction nationale que les dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux et à la libre prestation des services doivent être interprétées en ce sens qu'elles ne s'opposent pas à ce que la législation d'un État membre interdise à un organisme de radiodiffusion établi dans cet État de participer au capital d'une société de radiodiffusion établie ou à établir dans un autre État membre et de fournir à celle-ci une garantie bancaire ou d'élaborer un "businessplan" et de donner des conseils juridiques à une société de télévision à créer dans un autre État membre, lorsque ces activités sont orientées vers la création d'une station de télévision commerciale destinée à atteindre en particulier le territoire du premier État membre et que ces interdictions sont nécessaires pour garantir le caractère pluraliste et non commercial du système audiovisuel mis en place par cette législation.
16 Au vu de la réponse ainsi donnée aux trois premières questions, les quatrième et cinquième questions relatives à la justification de certaines restrictions à la libre circulation des capitaux et à la libre prestation des services deviennent sans objet.
Sur les dépens
17 Les frais exposés par le Gouvernement néerlandais et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au litige au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle posées par la section juridictionnelle du Nederlandse Raad van State, par ordonnance du 27 mai 1991, dit pour droit:
Les dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux et à la libre prestation des services doivent être interprétées en ce sens qu'elles ne s'opposent pas à ce que la législation d'un État membre interdise à un organisme de radiodiffusion établi dans cet État de participer au capital d'une société de radiodiffusion établie ou à établir dans un autre État membre et de fournir à celle-ci une garantie bancaire ou d'élaborer un "businessplan" et de donner des conseils juridiques à une société de télévision à créer dans un autre État membre, lorsque ces activités sont orientées vers la création d'une station de télévision commerciale destinée à atteindre en particulier le territoire du premier État membre et que ces interdictions sont nécessaires pour garantir le caractère pluraliste et non commercial du système audiovisuel mis en place par cette législation.