CJCE, 6 novembre 1984, n° 177-83
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Th. Kohl KG
Défendeur :
Ringelhan & Rennett (SA), Ringelhan Einrichtungs GmbH
LA COUR,
1. Par ordonnance du 11 août 1983, parvenue à la Cour le 16 août suivant, le Landgericht Munchen I a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 30 du traité, en vue de lui permettre de se prononcer sur la compatibilité, avec cet article, d'une disposition de sa législation nationale en matière de concurrence déloyale.
2. L'article 3 de la loi allemande sur la concurrence déloyale (" Gesetz Gegen Den Unlauteren Wettbewerb ") prévoit une interdiction des " indications susceptibles d'induire (le public) en erreur quant a... l'origine... de certaines marchandises... ou à (leur) source d'approvisionnement... ". Celui qui fournit de telles indications dans ses rapports commerciaux et à des fins de concurrence s'expose à une action en cessation de l'utilisation de ces indications.
3. Cette disposition a été invoquée par une entreprise spécialisée dans la fabrication et l'installation d'équipements de pharmacie, la firme Kohl établie à Regensburg, en République fédérale d'Allemagne, contre l'utilisation, par une entreprise établie en France qui commercialise sur le marché allemand les mêmes équipements qu'elle-même, d'un signe distinctif précédemment employé par un groupe d'entreprises dirigé par la société allemande Ringelhan & Rennett.
4. Il ressort du dossier que la société française Ringelhan & Rennett SA, établie à Annecy, France, a été créée en 1971 comme filiale de la société allemande Ringelhan & Rennett. Le groupe ainsi forme s'est servi du sigle " R + R ", en caractères blancs sur fond contrastant pour designer les entreprises faisant partie du groupe. Après la faillite et la dissolution de la société allemande Ringelhan & Rennett, survenues en 1982, la société française, entre-temps cédée à un tiers, a continué d'utiliser le signe distinctif, après y avoir été autorisée par le syndic de la faillite de la société allemande. Aux fins de la commercialisation des équipements en question sur le marché allemand, la société française s'est servie de son nouveau représentant en République fédérale d'Allemagne, la société allemande Ringelhan Einrichtungs Gmbh, établie à Oberhausen.
5. La firme Kohl reproche aux sociétés Ringelhan & Rennett SA (la société française) et Ringelhan Einrichtungs Gmbh (la nouvelle société allemande) de se référer, dans leurs rapports commerciaux et dans leur publicité sur le marché allemand, au sigle " R + R " sans indiquer qu'il n'y a plus de lien juridique ou économique avec l'ancienne société allemande Ringelhan & Rennett qui était, à l'époque, de grande renommée dans la branche d'activité considérée. Pour cette raison, les deux actuelles sociétés Ringelhan auraient induit le public allemand en erreur.
6. Le grief formule par Kohl a été retenu par des juridictions allemandes statuant en référé, dans la mesure où, à défaut d'indication qu'il n'existe aucun rapport avec l'ancienne société allemande, la publicité utilisée par les deux actuelles sociétés Ringelhan pourrait donner l'impression que les marchandises provenaient de l'ancienne société et non d'une entreprise étrangère. Des jugements en réfère précédant le litige au principal ont ordonné aux deux sociétés de cesser, à titre provisoire, l'utilisation du signe distinctif.
7. Le Landgericht Munchen I, saisi de l'affaire, a considéré l'hypothèse selon laquelle l'usage en République fédérale d'Allemagne du signe distinctif par l'entreprise française, bien qu'employé de façon licite en France, serait prohibé d'après le droit allemand de la concurrence, étant donné que le secteur économique concerné en Allemagne pourrait considérer ce signe comme une référence à l'entreprise allemande qui n'existe plus ou, en tout cas, au groupe d'entreprises qui a également disparu, et qu'un tel usage serait en conséquence susceptible d'induire le public en erreur au sens de l'article 3 de la loi sur la concurrence déloyale.
8. Raisonnant à partir de cette hypothèse, la juridiction nationale pose la question de savoir si le droit communautaire, et en particulier l'article 30 du traité CEE, s'oppose à ce qu'il soit interdit à l'entreprise française de faire usage du signe distinctif en question sur le territoire allemand et, dans l'affirmative, si l'intensité de la confusion possible joue un rôle à cet égard.
9. Par cette question, la juridiction nationale veut savoir si une législation d'un Etat membre relative à la concurrence déloyale doit être tenue pour une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative au sens de l'article 30 du traité dans la mesure où elle permet d'interdire à une entreprise établie dans un autre Etat membre d'utiliser un signe distinctif, licitement employé dans cet autre Etat membre, au seul motif que ce signe était précédemment utilisé par un groupe d'entreprises dont elle faisait partie, conjointement avec une entreprise établie dans le premier Etat membre et entre-temps dissoute, et que ce signe serait de ce fait susceptible d'être considéré, par le public, comme une référence à l'entreprise ou au groupe disparus.
10. A cet égard, il y a lieu d'observer d'abord que, en l'occurrence, l'entreprise qui réclame l'interdiction d'utiliser en République fédérale d'Allemagne le signe distinctif en question ne s'est pas fondée sur la circonstance qu'elle serait elle-même titulaire du droit à un signe distinctif comparable ou d'un autre droit de propriété industrielle telle une marque commerciale, et que l'utilisation du signe litigieux par l'entreprise française pourrait porter atteinte à ces droits ou être susceptible de créer, dans l'esprit du public allemand, une confusion entre ses propres produits et ceux provenant de l'entreprise française. Elle s'est bornée a soutenir que l'utilisation du signe litigieux serait " Irrefuhrend " (susceptible d'induire en erreur) du seul fait qu'elle pourrait être considérée, par le public allemand, comme une référence à une autre entreprise allemande entre-temps dissoute.
11. Dans ces conditions, la question posée met en cause la compatibilité avec le traité d'une disposition d'une loi nationale qui permettrait d'interdire l'utilisation d'un signe distinctif, par une entreprise établie dans un autre Etat membre, alors que cette utilisation est légale dans cet Etat membre et qu'elle l'était également dans l'Etat membre d'importation des marchandises commercialisées par cette entreprise jusqu'a la dissolution du groupe réunissant cette entreprise à une société établie dans l'Etat membre d'importation.
12 La firme Kohl, partie demanderesse au principal, et le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne ont rappelé, à cet égard, que selon la jurisprudence de la Cour les entraves aux échanges intracommunautaires résultant de disparités des législations nationales doivent être acceptées dans la mesure où, en l'absence d'une règlementation commune, une telle législation, applicable indistinctement aux produits nationaux et aux produits importés, est nécessaire pour satisfaire à des exigences impératives tenant, notamment, à la protection des consommateurs et à la loyauté des transactions commerciales.
13. Selon les sociétés Ringelhan, parties défenderesses au principal, le Gouvernement de la République française et la Commission, cette jurisprudence ne s'applique pas à un cas comme celui de l'espèce, où l'obstacle aux échanges crée par l'application de la législation nationale est la conséquence de la faillite d'une société allemande et la disparition du groupe qu'elle formait avec une entreprise française. De telles circonstances ne sauraient avoir pour conséquence de permettre à un concurrent sur le marché allemand d'invoquer la protection des consommateurs alors qu'il ne pouvait pas invoquer une telle protection avant la disparition du groupe.
14. Il convient d'examiner d'abord le problème de savoir si une législation nationale du type de celle qui est en cause dans la présente affaire peut être considérée, du point de vue de son influence sur les échanges entre Etats membres, comme indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés. C'est en effet sous cette condition que s'applique la jurisprudence de la Cour citée par la firme Kohl et le Gouvernement allemand, comme la Cour l'a notamment explique dans son arrêt du 17 juin 1981 (Commission/Irlande, 113-80, Recueil 1981, p. 1625).
15. Les faits établis par la juridiction nationale et résultant de l'ordonnance de renvoi permettent de constater que cette condition n'est pas remplie dans un cas comme celui de l'espèce. En effet, alors même qu'une disposition d'une législation nationale sur la concurrence déloyale s'applique indistinctement à la commercialisation de marchandises nationales et importées, une telle disposition ne saurait remplir la condition citée ci-dessus des qu'elle est interprétée de façon à permettre l'interdiction d'utiliser un signe distinctif au seul motif que le public pourrait être induit en erreur en ce qui concerne la provenance nationale ou étrangère des marchandises, sans que d'autres éléments particuliers établissant une déloyauté de concurrence ne soient constatés. Dans une telle hypothèse, elle ne vise en fait que la commercialisation des seuls produits importés.
16. Dans la mesure où elle implique la possibilité d'imposer une telle interdiction, la disposition d'une telle loi nationale ne peut pas être considérée comme une législation régissant d'une manière uniforme la commercialisation des produits nationaux et des produits importés.
17. Dans cette même mesure, elle permet d'effectuer un cloisonnement à l'intérieur du Marché commun qui constitue une restriction aux échanges intracommunautaires défendue par l'article 30 du traité.
18. Le Gouvernement allemand a encore fait valoir que la disposition de la loi nationale en cause, a supposer qu'elle soit contraire à l'article 30, pourrait être justifiée au regard de l'article 36 du traité, étant donné que la protection des consommateurs s'inscrirait dans une conception large de la notion d'ordre public vise à cet article.
19. Cet argument ne peut être retenu. Quelle que soit l'interprétation qui doit être donnée à la notion d'ordre public, celle-ci ne saurait être étendue de façon à inclure des considérations tenant à la protection des consommateurs. Il résulte de l'arrêt précité du 17 juin 1981 que de telles considérations peuvent, dans certaines conditions, être prises en compte pour vérifier si des mesures nationales indistinctement applicables aux produits nationaux et aux produits importés relèvent des interdictions prévues à l'article 30 ; elles ne sont cependant pas de nature à justifier, au sens de l'article 36, une restriction à l'importation.
20. Par conséquent, il doit être répondu à la question posée que l'article 30 du traité CEE doit être interprété dans ce sens que les interdictions y prévues s'appliquent à une législation d'un Etat membre relative à la concurrence déloyale dans la mesure où elle permet d'interdire à une entreprise établie dans un autre Etat membre d'utiliser un signe distinctif, licitement employé dans cet autre Etat membre, au seul motif que ce signe était précédemment utilisé par un groupe d'entreprises dont elle faisait partie, conjointement avec une entreprise établie dans le premier Etat membre et entre-temps dissoute, et que ce signe serait de ce fait susceptible d'être considéré, par le public, comme une référence à l'entreprise ou au groupe disparus.
Sur les depens
21. Les frais exposés par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, le Gouvernement de la République française et la Commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulève devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les depens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par le Landgericht Munchen I, par ordonnance du 9 juin 1983, dit pour droit :
Les interdictions prévues à l'article 30 du traité CEE s'appliquent à une législation d'un Etat membre relative à la concurrence déloyale dans la mesure où elle permet d'interdire à une entreprise établie dans un autre Etat membre d'utiliser un signe distinctif, licitement employé dans cet autre Etat membre, au seul motif que ce signe était précédemment utilisé par un groupe d'entreprises dont elle faisait partie, conjointement avec une entreprise établie dans le premier Etat membre et entre-temps dissoute, et que ce signe serait de ce fait susceptible d'être considéré, par le public, comme une référence à l'entreprise ou au groupe disparus.