CJCE, 13 mars 1979, n° 86-78
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
SA des grandes distilleries Peureux
Défendeur :
Directeur des Services fiscaux de la Haute-Saône et du territoire de Belfort
LA COUR
1. Attendu que, par jugement du 6 janvier 1978, parvenu à la Cour le 28 mars suivant, le Tribunal de grande instance de Lure a posé, en vertu de l'article 177 du traité, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 37 du traité ;
2. Que cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant la requérante au principal à l'Administration fiscale française et relatif à la compatibilité avec le droit communautaire de la redevance dénommée 'soulte ', prélevée par l'Administration sur les alcools éthyliques qui sont, à la demande du producteur, laissés à la disposition de ce dernier et ainsi dispensés de l'obligation de livraison à l'Etat ;
3. Que, saisie par la requérante d'une demande en restitution de 'soultes' qu'elle estimait avoir illégalement exigées, la juridiction nationale a posé la question préjudicielle suivante :
' L'existence d'un monopole au profit de l'Etat français dans la fabrication de certaines eaux-de-vie telles que celle de poire williams, entraînant la perception au profit de l'Etat, lorsque la disposition de telles eaux-de-vie est laissée aux producteurs, d'une soulte de rétrocession, est-elle compatible, depuis le 1er janvier 1975, ou une date ultérieure, avec les dispositions de l'article 37 du traité de Rome prohibant toute discrimination entre les ressortissants des Etats membres de la CEE dans les opérations d'importation et d'exportation ?';
4. Attendu qu'il apparaît tant des considérations de la décision de la juridiction nationale que du libellé de la question posée que l'interprétation du droit communautaire, et en particulier de l'article 37 du traité, est sollicitée en vue de permettre à cette juridiction de trancher la question de la compatibilité avec disposition de certaines particularités du monopole français des alcools éthyliques ;
5. Que la juridiction nationale distingue à cet égard entre deux périodes successives, la première concernant le régime de l'alcool tel qu'il était en vigueur après sa modification par le décret n° 74-91 du 6 février 1974 (JORF du 8 février 1974, p. 1476) jusqu'à sa modification par le décret n° 77-842 du 25 juillet 1977 (JORF du 27 juillet 1977, p. 3928), la seconde concernant ce même régime, tel qu'il est en vigueur après qu'il a été modifié par le second de ces décrets ;
6. Que, bien qu'il semble que seules soient en litige devant la juridiction nationale les 'soultes' payées antérieurement à la mise en vigueur du décret du 25 juillet 1977, il appartient à la juridiction nationale, en vertu de la séparation de compétences sur laquelle est basée l'article 177 du traité, d'apprécier dans quelle mesure l'interprétation du droit communautaire lui est nécessaire pour rendre son jugement, de sorte qu'il sera répondu à la question posée, compte tenu des situations évoquées au cours des deux périodes ci-dessus indiquées ;
A) En ce qui concerne la période située entre la mise en vigueur du décret n° 74-91 du 6 février 1974 et celle du décret n 77-842 du 25 juillet 1977 :
7. Attendu que, pour la période considérée, le monopole d'Etat des alcools éthyliques était réglé, pour l'essentiel, par les dispositions du livre 1, première partie, titre III, (contributions indirectes et monopoles fiscaux), chapitre I, section I, lettre b (régime économique) du Code général des impôts et par l'annexe II audit code ;
8. Que, selon les articles 358 et suivants du Code général des impôts, le monopole comporte l'obligation, pour les producteurs d'alcools éthyliques établis en France, en tout cas en France métropolitaine, de réserver à l'Etat leur production d'alcool éthylique à l'exception de certains alcools expressément énumérés par ledit article 358 ;
9. Que le volume de cette production est déterminé par des contingents annuellement fixés qui sont repartis par le ministre compétent entre les usines productrices, compte tenu des possibilités techniques de celles-ci ;
10. Qu'à cette obligation de livraison correspond celle du monopole d'acheter lesdits alcools à des prix périodiquement fixés par des arrêtés du ministre des Finances ;
11. Que les alcools achetés par l'Etat sont revendus par lui pour tous usages à des prix fixes, eux aussi, d'autorité ;
12. Que toutefois, en vertu de l'article 269 de l'annexe II du Code général des impôts (disposition introduite par le décret du 6 février 1974), le service des alcools peut laisser aux producteurs, sur leur demande, la libre disposition de certains alcools, en principe réservés à l'Etat, moyennant paiement d'une redevance dénommée 'soulte';
13. Qu'ainsi, à l'époque considérée, il y avait lieu de distinguer trois catégories d'alcools éthyliques de production nationale, à savoir les alcools libres - c'est-à-dire non soumis au monopole -, les alcools réservés au monopole et achetés par lui, et les alcools liberés, c'est-à-dire réservés en principe au monopole, mais laissés à la disposition des producteurs et soumis en ce cas au paiement de la 'soulte';
14. Attendu qu'en vertu de l'article 385 du Code général des impôts, l'importation des alcools en provenance de l'étranger est réservée à l'Etat ;
15. Que toutefois, en ce qui concerne les alcools éthyliques utilisables ou consommables en l'état et les eaux-de-vie et boissons spiritueuses en provenance des autres Etats membres, il a été mis fin au monopole d'importation notamment par le décret n° 74-91 du 6 février 1974 adopté dans le cadre de l'aménagement du monopole en exécution de l'article 37 du traité, de sorte que, depuis l'entrée en vigueur de ce décret, ces alcools eaux-de-vie et boissons spiritueuses peuvent être importés des autres Etats membres et commercialisés en France ;
16. Que les alcools importés utilisables ou consommables en l'état étaient, en vertu de l'article 273 de l'annexe II, frappés d'une 'surtaxe de compensation' dont le mode de calcul se rapprochait du mode de calcul de la 'soulte', perçue sur les alcools nationaux libérés ;
17. Que cependant, en vertu de l'article 275 de la même annexe, 'les produits destinés à la consommation de bouche contenant de l'alcool éthylique' en provenance des autres Etats membres étaient exonérés de la 'surtaxe de compensation' mais assujettis à une 'taxe compensatoire' lorsque le prix de vente minimum de l'alcool neutre pour la consommation de bouche dans le pays d'origine était inférieur au prix de vente pratiqué en France pour le même usage ;
18. Que toutefois, selon le même article 275, les alcools éthyliques importés des autres Etats membres étaient exonérés de cette 'taxe compensatoire' lorsqu'il s'agissait d'alcools identiques à ceux qui, lorsqu'ils sont de production nationale, échappent au monopole (alcools libres) ;
19. Qu'il ressort de ces différents textes, et qu'il n'est d'ailleurs pas contesté, que la 'taxe compensatoire' sur les alcools destinés à la consommation de bouche importés des autres Etats membres a pour objet, et en tout cas pour effet, d'empêcher que ces alcools, lorsqu'ils sont de la même nature que les alcools nationaux relevant du monopole, ne puissent être commercialisés en France à un prix inférieur au prix de vente minimum fixé par le monopole pour les alcools et sur le marché ;
B) En ce qui concerne la période postérieure à la mise en vigueur du décret n° 77-842 du 25 juillet 1977 :
20. Attendu qu'à la suite notamment des arrêts rendus par la Cour de justice le 17 février 1976 (affaire 45-75, Rewe, Recueil p. 181, et affaire 91-75, Miritz, Recueil p. 217) et relatifs à certaines particularités du monopole allemand des alcools, la Commission a estimé que la 'taxe compensatoire' ci-dessus décrite était incompatible avec l'obligation faite par l'article 37 du traité d'aménager les monopoles nationaux présentant un caractère commercial de façon à assurer, au terme de la période de transition, dans les conditions d'approvisionnement et de débouchés, l'exclusion de toute discrimination entre les ressortissants des Etats membres ;
21. Que selon le dispositif de l'arrêt dans l'affaire 91-75 (Miritz, déjà cité), l'article 37 fait obstacle, après la fin de la période de transition, à la perception par un Etat membre d'une taxe frappant le seul produit importé d'un autre Etat membre, en vue de compenser la différence entre le prix de vente du produit dans le pays de provenance et le prix plus élevé payé par le monopole national aux producteurs intérieurs du produit correspondant ;
22. Qu'à la suite d'échanges de vue entre la Commission et le Gouvernement français, celui-ci a édicté le décret n° 77-842 du 25 juillet 1977 qui a pris effet le 29 juillet 1977 ;
23. Que, selon l'article 3 de ce décret, l'article 275 de l'annexe II du Code général des impôts, relatif à l'instauration de la 'taxe compensatoire' sur certains alcools en provenance des autres Etats membres, est abrogé ;
24. Que, selon l'article 2 du décret, les produits utilisables ou consommables en l'état contenant de l'alcool éthylique et importés des autres Etats membres sont également exonérés de la 'surtaxe de compensation' prévue par l'article 273 de l'annexe II ;
25. Que, par contre, en vertu de l'article 1 du décret, les alcools éthyliques importés des autres Etats membres, identiques aux alcools éthyliques qui doivent être obligatoirement livrés au monopole lorsqu'ils sont de production nationale, sont frappés au moment de leur importation de la même 'soulte' que celle qui frappe les alcools éthyliques nationaux libérés de l'obligation de livraison au monopole ;
26. Attendu que c'est à la lumière de ces particularités de la législation nationale en cause qu'il y a lieu de répondre à la juridiction nationale ;
27. Que, devant cette juridiction, la requérante au principal se plaint :
A) En ce qui concerne la période entre la mise en vigueur du décret n° 74-91 du 6 février 1974 et celle du décret n° 77-842 du 25 juillet 1977 :
D'avoir été, en ce qui concerne les alcools qu'elle produit, soumise à l'obligation de payer une 'soulte' sur les alcools libérés à sa demande de l'obligation de les réserver au monopole, alors que les produits similaires importés des autres Etats membres ne seraient pas frappés d'une charge semblable, ou en tout cas n'auraient été soumis qu'à une charge - en l'occurrence la 'taxe compensatoire' - incompatible avec le traité, et dès lors indue, situation que la requérante considère contraire à l'interdiction de discrimination dont question à l'article 37 du traité ;
B) En ce qui concerne la période postérieure à la mise en vigueur du décret du 25 juillet 1977 :
D'être soumise à l'obligation de payer une 'soulte' sur les alcools 'libérés' qu'elle produit, alors que les alcools similaires, produits dans un autre Etat membre, échappent à cette charge avec la conséquence que les produits de la requérante subiraient une discrimination sur les marchés des autres Etats membres où elle exporte lesdits produits ;
28. Attendu que, compte tenu des considérations qui précèdent, la question posée revient, en substance, à savoir :
a) si l'article 37, paragraphe 1, en tant qu'il oblige les Etats membres à aménager leurs monopoles commerciaux de façon à ce que soit assurée, au terme de la période de transition, l'exclusion de toute discrimination entre les ressortissants des Etats membres, s'oppose à ce que les produits nationaux relevant de monopole soient frappés d'impositions auxquelles ne sont pas assujettis, ou ne sont assujettis que dans une mesure moindre, les produits similaires importés des autres Etats membres ;
b) si le même article 37, paragraphe 1, interdit de frapper les produits nationaux relevant du monopole de charges ou impositions supérieures à celles frappant le produit similaire dans un autre Etat membre, lorsque le produit national est destiné à être exporté vers cet autre Etat membre ;
Sur la première branche de la question posée :
29. Attendu que la relation devant exister entre les impositions intérieures frappant des produits nationaux et celles qui frappent des produits importés des autres Etats membres est réglée par l'article 95 du traité selon lequel aucun Etat membre ne frappe directement ou indirectement les produits des autres Etat membres d'impositions intérieures, de quelque nature qu'elles soient, supérieures à celles qui frappent directement ou indirectement les produits nationaux similaires ;
30. Attendu que l'article 37, paragraphe 1, en interdisant à l'expiration de la période de transition toute discrimination dans les conditions d'approvisionnement et de débouchés entre les ressortissants des Etats membres, vise non seulement les restrictions quantitatives et les mesures d'effet équivalent, mais également, ainsi qu'il a été constaté par la Cour de justice dans son arrêt du 17 février 1976 (affaire 45-75, Rewe, déjà citée) les impositions 'qui créeraient, au détriment des produits importés, des discriminations par rapport aux produits nationaux, affectés par le monopole';
31. Qu'ainsi, au terme de la période de transition, l'article 37, paragraphe 1, ne permet plus de dérogations à l'interdiction de l'article 95 qui s'applique entièrement à l'imposition des produits importés par rapport aux produits nationaux, que ceux-ci relèvent ou non d'un monopole commercial ;
32. Attendu que, si l'article 95 interdit à chaque Etat membre d'imposer plus lourdement les produits importés des autres Etats membres que les produits nationaux, il n'interdit pas d'imposer plus lourdement les produits nationaux que les produits importés ;
33. Que des disparités de cette nature ne relèvent pas du champ d'application de l'article 95, mais résultent des particularités des législations nationales non harmonisées dans des domaines relevant de la compétence des Etats membres ;
34. Attendu que, même si l'on devait admettre que l'article 37 interdit non seulement de défavoriser les produits importés par rapport aux produits nationaux soumis au monopole, mais également de défavoriser ces derniers par rapport aux produits importés, il n'en résulterait pas l'interdiction, pour les Etats membres, d'imposer plus lourdement des produits nationaux, relevant ou non du monopole, que les produits importés similaires ;
35. Que les règles édictées à l'article 37 ne concernent en effet que les activités intrinsèquement liées à l'exercice de la fonction spécifique du monopole en cause, mais sont sans pertinence au regard des dispositions nationales étrangères à l'exercice de cette fonction spécifique ;
36. Que la circonstance que des produits sont ou ne sont pas frappés d'une imposition intérieure, suivant qu'ils échappent ou non au monopole ou suivant qu'ils peuvent ou non être libérés de l'obligation de livraison, ne constitue pas un élément qui conditionne l'accomplissement de la fonction spécifique du monopole ;
37. Que le rapport entre pareille imposition et celle frappant des produits importés similaires échappant eux aussi au monopole est, dès lors, réglé par l'article 95 et non par l'article 37, paragraphe 1, du traité, quelle que puisse être la portée plus ou moins étendue de celui-ci ;
38. Qu'il y a donc lieu de répondre à la première branche de la question posée que ni l'article 95 ni l'article 37 du traité ne s'opposent à ce qu'un Etat membre frappe un produit national - en particulier certaines eaux-de-vie - que ce produit soit ou non soumis à un monopole commercial, d'impositions intérieures de quelque nature qu'elles soient, supérieures à celles qui frappent les produits similaires importés des autres Etats membres ;
Sur la seconde branche de la question posée :
39. Attendu que si, ainsi qu'il ressort de la réponse donnée à la première branche de la question posée, il est loisible à un Etat membre de frapper un produit national d'impositions intérieures supérieures à celles dont il frappe le produit importé similaire, qu'il s'agisse ou non d'un produit national relevant dans cet Etat membre d'un monopole commercial, il lui est a fortiori loisible de frapper un produit national d'impositions intérieures supérieures à celles qui frappent le produit similaire dans un autre Etat membre ;
40. Que des disparités de cette nature résultent des pouvoirs fiscaux des Etats membres et ne relèvent ni de l'article 95 ni de l'article 37 du traité CEE ;
Sur les dépens :
41. Attendu que les frais exposés par le Gouvernement français et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement ;
42. Que la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ;
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal de grande instance de Lure, par jugement du 6 janvier 1978, dit pour droit :
Ni l'article 37, ni l'article 95 du traité CEE ne s'opposent à ce qu'un Etat membre frappe un produit national - en particulier certaines eaux-de-vie, que ce produit soit ou non soumis à un monopole commercial, d'impositions intérieures supérieures à celles qui frappent les produits similaires importés des autres Etats membres.